CJCE, 5e ch., 18 janvier 2001, n° C-83/99
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Royaume d'Espagne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. La Pergola
Juges :
M. Wathelet, Edward, Jann, Sevón
Avocat général :
M. Alber.
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 8 mars 1999, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE (devenu article 226 CE), un recours visant à faire constater que, en appliquant un taux réduit de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la "TVA") à la prestation de services consistant à mettre une infrastructure routière à la disposition des usagers, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 12 de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1), telle que modifiée par la directive 96-95-CE du Conseil, du 20 décembre 1996 (JO L 338, p. 89, ci-après la "sixième directive").
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
2 L'article 2, point 1, de la sixième directive soumet à la TVA les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel.
3 L'article 12, paragraphe 3, sous a), de la sixième directive dispose:
"Le taux normal de la taxe sur la valeur ajoutée est fixé par chaque État membre à un pourcentage de la base d'imposition qui est le même pour les livraisons de biens et pour les prestations de service. À partir du 1er janvier 1997 et jusqu'au 31 décembre 1998, ce pourcentage ne peut être inférieur à 15 %.
[...]
Les États membres peuvent également appliquer soit un soit deux taux réduits. Ces taux sont fixés à un pourcentage de la base d'imposition qui ne peut être inférieur à 5 % et ils s'appliquent uniquement aux livraisons de biens et aux prestations de service visées à l'annexe H."
4 L'annexe H de la sixième directive, intitulée "Liste des livraisons de biens et des prestations de services pouvant faire l'objet de taux réduits de TVA", mentionne, sous la cinquième catégorie, "le transport des personnes et des bagages qui les accompagnent".
La réglementation nationale
5 Le décret royal 14-1997, du 29 août 1997, et la loi 9-1998, du 21 avril 1998, modifiant la loi 37-1992, du 28 décembre 1992, relative à la taxe sur la valeur ajoutée, ont prévu l'application d'un taux réduit de TVA de 7 % aux péages d'autoroute, lesquels étaient antérieurement soumis au taux normal de 16 %.
La procédure précontentieuse
6 Par lettre du 22 décembre 1997, la Commission a fait connaître au gouvernement espagnol qu'elle considérait que, en appliquant un taux réduit de TVA sur la prestation de services consistant à mettre à disposition des usagers une infrastructure routière, le Royaume d'Espagne violait l'article 12 de la sixième directive. Conformément à l'article 169 du traité, elle a mis le gouvernement espagnol en demeure de présenter ses observations à ce sujet dans un délai de deux mois.
7 Dans sa réponse du 24 avril 1998, le gouvernement espagnol a fait valoir que la mise à disposition des autoroutes moyennant acquittement d'un péage fait l'objet d'un traitement fiscal très différent selon les États membres, certains d'entre eux ne soumettant pas cette activité à la TVA, et que, afin de compenser la distorsion qui en découle, les autorités espagnoles ont décidé d'appliquer à cette activité un taux réduit de TVA de 7 %. Le gouvernement espagnol a souligné également que l'application de ce taux réduit était conforme aux dispositions de l'annexe H, cinquième catégorie, de la sixième directive.
8 Estimant que les explications fournies par les autorités espagnoles n'étaient pas satisfaisantes, la Commission a, par lettre du 10 août 1998, adressé au Royaume d'Espagne un avis motivé réitérant le grief exposé dans sa lettre de mise en demeure et invitant cet État membre à se conformer audit avis motivé dans un délai de deux mois.
9 Dans leur réponse du 21 octobre 1998, les autorités espagnoles ont contesté l'existence du manquement allégué pour les mêmes motifs que ceux précédemment exposés par le Royaume d'Espagne.
10 Constatant que le Royaume d'Espagne ne s'était pas conformé à son avis motivé, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.
Sur le fond
11 Il convient de relever au préalable que la Cour a jugé, d'une part, que la mise à disposition d'une infrastructure routière moyennant versement d'un péage constitue une prestation de services effectuée à titre onéreux au sens de l'article 2, point 1, de la sixième directive et, d'autre part, que l'article 4, paragraphe 5, de la sixième directive, selon lequel les activités accomplies en tant qu'autorités publiques par des organismes de droit public ne sont pas soumises à la TVA, ne s'applique pas aux activités exercées par des opérateurs de droit privé (voir arrêts du 12 septembre 2000, Commission/France, C-276-97, points 36 et 46; Commission/Irlande, C-358-97, points 34 et 44; Commission/Royaume-Uni, C-359-97, points 46 et 56; Commission/Pays-Bas, C-408-97, points 30 et 40, et Commission/Grèce, C-260-98, points 31 et 40, non encore publiés au Recueil).
12 Il est constant que, en Espagne, l'activité consistant à mettre à la disposition des usagers une infrastructure routière moyennant acquittement d'un péage est exercée non pas par un organisme de droit public, mais par des opérateurs de droit privé.
13 Il découle de ce qui précède, et il n'est d'ailleurs pas contesté par le Royaume d'Espagne, que l'activité concernée porte sur des prestations de services soumises à la TVA et est exercée en Espagne par des opérateurs économiques qui sont assujettis à la TVA pour cette activité.
14 L'objet du présent recours concerne donc uniquement la question de savoir si, en appliquant un taux réduit de TVA à ces prestations de services, et non le taux normal, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 12, paragraphe 3, sous a), de la sixième directive.
15 À l'appui de son recours, la Commission fait valoir que, compte tenu de son caractère d'exception, la faculté d'appliquer des taux réduits qui est reconnue par la sixième directive ne peut s'appliquer que de façon stricte aux catégories de biens et services énumérées à l'annexe H. Dans le cas d'espèce, l'assimilation de la mise à disposition d'une autoroute à une prestation de services portant sur le transport des personnes et des bagages qui les accompagnent serait contraire à la sixième directive.
16 Le gouvernement espagnol considère au contraire que la mise à disposition d'une infrastructure routière par des opérateurs privés peut être assimilée à l'activité de transport de voyageurs et de leurs bagages et peut ainsi bénéficier d'un taux réduit de TVA. Selon ce gouvernement, cette interprétation de la sixième directive est justifiée par la nécessité de compenser des distorsions de concurrence subies par les sociétés qui exploitent des autoroutes en Espagne, résultant du fait que d'autres États membres ne soumettent pas les péages d'autoroute à la TVA.
17 Il convient à cet égard de relever que, en l'absence, dans la sixième directive, de définition de l'activité de "transport des personnes et des bagages qui les accompagnent", visée à l'annexe H, cinquième catégorie, il convient d'interpréter cette disposition à la lumière du contexte dans lequel elle se situe au sein de la sixième directive et non en fonction de considérations, telles que celles invoquées par le gouvernement espagnol, relatives à des divergences d'application de cette directive dans les États membres.
18 Il ressort de l'article 12, paragraphe 3, sous a), de la sixième directive que l'application d'un ou de deux taux réduits est une possibilité reconnue aux États membres par dérogation au principe selon lequel le taux normal est applicable. En outre, selon cette disposition, les taux réduits de TVA peuvent uniquement être appliqués aux livraisons de biens et aux prestations de service visées à l'annexe H.
19 Or, il résulte d'une jurisprudence constante que les dispositions qui ont le caractère de dérogation à un principe doivent être interprétées de manière stricte (voir, notamment, arrêts du 12 décembre 1995, Oude Luttikhuis e.a., C-399-93, Rec. p. I-4515, point 23, du 12 février 1998, Commission/Espagne, C-92-96, Rec. p. I-505, point 31, et du 7 septembre 1999, Gregg, C-216-97, Rec. p. I-4947, point 12).
20 Il découle de ce qui précède que la notion d'activité de "transport des personnes et des bagages qui les accompagnent" doit être interprétée conformément au sens habituel des termes en cause.
21 Or, la mise à la disposition des usagers d'une infrastructure routière moyennant acquittement d'un péage ne consiste pas dans la fourniture d'un moyen de transport, mais consiste à permettre aux usagers qui disposent d'un véhicule d'effectuer un trajet dans de meilleures conditions. Cette activité ne saurait par conséquent être assimilée à une activité de transport des personnes et des bagages qui les accompagnent au sens de l'annexe H, cinquième catégorie, de la sixième directive.
22 Pour justifier son manquement aux obligations de la sixième directive, le gouvernement espagnol fait valoir que la durée des procédures ouvertes par la Commission à l'encontre des États membres ne soumettant pas à la TVA l'activité de mise à disposition d'infrastructures routières aurait engendré dans le chef du Royaume d'Espagne une confiance légitime dans le fait que la sixième directive n'imposait pas nécessairement l'application du taux normal de TVA à cette activité.
23 À cet égard, il convient de rappeler que la procédure en manquement d'État permet de déterminer la portée exacte des obligations des États membres en cas de divergences d'interprétation (arrêt du 14 décembre 1971, Commission/France, 7-71, Rec. p. 1003, point 49) et repose sur la constatation objective du non-respect par un État membre des obligations que lui imposent le traité ou un acte de droit dérivé (voir, notamment, arrêt du 1er octobre 1998, Commission/Espagne, C-71-97, Rec. p. I-5991, point 14).
24 Il convient de relever par ailleurs que le principe du respect de la confiance légitime, corollaire du principe de sécurité juridique, est en règle générale invoqué par les particuliers (opérateurs économiques) se trouvant dans un état de confiance légitime créé par les pouvoirs publics et ne saurait être invoqué par un gouvernement pour échapper aux conséquences d'une décision de la Cour constatant l'invalidité d'un acte communautaire (arrêt du 19 septembre 2000, Ampafrance et Sanofi, C-177-99 et C-181-99, non encore publié au Recueil, point 67).
25 Au vu de ce qui précède, il convient de souligner que le principe du respect de la confiance légitime ne saurait, dans un cas tel que celui de l'espèce, être invoqué par un État membre pour faire obstacle à la constatation objective du non-respect par lui des obligations que lui imposent le traité ou un acte de droit dérivé, car l'admission de cette justification irait à l'encontre de l'objectif poursuivi par la procédure visée à l'article 169 du traité (voir, en ce sens, arrêts du 11 juin 1985, Commission/Irlande, 288-83, Rec. p. 1761, point 22, et du 24 septembre 1998, Commission/France, C-35-97, Rec. p. I-5325, point 45).
26 L'invocation du principe du respect de la confiance légitime par le Royaume d'Espagne n'est donc, en tout état de cause, pas de nature à faire obstacle au constat du manquement commis par cet État membre dans le cas d'espèce.
27 Il y a lieu, dans ces conditions, de constater que, en appliquant un taux réduit de TVA à la prestation de services consistant à mettre une infrastructure routière à la disposition des usagers moyennant acquittement d'un péage, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 12, paragraphe 3, sous a), de la sixième directive.
Sur les dépens
28 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du Royaume d'Espagne et celui-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre)
Déclare et arrête:
1) En appliquant un taux réduit de taxe sur la valeur ajoutée à la prestation de services consistant à mettre une infrastructure routière à la disposition des usagers moyennant acquittement d'un péage, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 12, paragraphe 3, sous a), de la sixième directive 77-388-CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, telle que modifiée par la directive 96-95-CE du Conseil, du 20 décembre 1996.
2) Le Royaume d'Espagne est condamné aux dépens.