CJCE, 3 avril 1968, n° 28-67
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Firma Molkerei-Zentrale Westfalen-Lippe GmbH
Défendeur :
Hauptzollamt Paderborn
LA COUR,
Attendu que, par ordonnance du 18 juillet, parvenue à la Cour le 31 juillet suivant, le Bundesfinanzhof a posé, en vertu de l'article 177 du traité instituant la CEE, plusieurs questions préjudicielles concernant l'interprétation des articles 95 et 97 dudit traité ;
Sur les effets de l'article 95, alinéa 1 (première et cinquième questions)
1) Attendu que, par la première branche de la première question, il est demandé si " la Cour maintient la décision qu'elle a rendue le 16 juin 1966 dans l'affaire 57-65 et aux termes de laquelle l'article 95, alinéa 1, produit des effets immédiats et engendre pour les justiciables des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder " ;
Que, par la seconde branche de la même question, la juridiction de renvoi désire savoir si l'article 95 " peut conférer aux particuliers le droit d'exiger devant les juridictions nationales d'être placés, en dépit des termes non encore modifiés de la loi, dans la même situation que si l'Etat membre avait rempli l'obligation que cet article lui impose sur le plan législatif ... ", " en d'autres termes " si " l'article 95, alinéa 3, a eu pour effet d'ouvrir une brèche dans la souveraineté législative également dans le domaine des impositions intérieures " ;
A - Attendu qu'à l'encontre de l'interprétation donnée par l'arrêt de la Cour, le Bundesfinanzhof relève d'abord qu'elle ne trouverait aucun appui dans la disposition en cause ;
Attendu que le bien-fondé de cet argument doit être examiné à la lumière tant du texte de l'article 95 que de la nature et de l'esprit du traité instituant la CEE ;
Que l'objectif du traité CEE, qui est d'instituer un Marché commun dont le fonctionnement concerne directement les justiciables de la Communauté, implique que ce traité constitue plus qu'un accord qui ne créerait que des obligations mutuelles entre les Etats contractants ;
Que la Communauté constitue un nouvel ordre juridique, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les sujets sont, non seulement les Etats membres, mais également leurs ressortissants ;
Que, partant, le droit communautaire, indépendant de la législation des Etats membres, de même qu'il crée des charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique ;
Que ceux-ci naissent, non seulement lorsqu'une attribution explicite en est faite par le traité, mais aussi en raison d'obligations que le traité impose d'une manière bien définie tant aux particuliers qu'aux Etats membres et aux institutions communautaires ;
Qu'à cet égard, il faut et il suffit que la disposition invoquée du traité se prête, par sa nature même, à produire des effets directs dans les relations juridiques entre les Etats membres et leurs justiciables ;
Que l'article 95, alinéa 1, énonce une interdiction de discrimination qui constitue une obligation claire et inconditionnelle ;
Que cette obligation n'est assortie d'aucune condition ni subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte soit des institutions de la Communauté, soit des Etats membres ;
Que cette interdiction est donc complète, juridiquement parfaite et, en conséquence, susceptible de produire des effets directs dans les relations juridiques entre les Etats membres et leurs justiciables ;
Que le fait, par l'article 95, alinéa 1, de désigner les Etats membres comme sujets de l'obligation de non-discrimination n'implique pas que les particuliers ne puissent en être immédiatement les bénéficiaires ;
B - Attendu que le Bundesfinanzhof fait valoir que cette interprétation aboutirait à reconnaître aux particuliers des droits plus étendus que ceux dont dispose la Communauté elle-même ;
Qu'elle obligerait le juge national à placer les intéressés dans la même situation que si l'Etat membre avait déjà rempli les obligations que lui impose l'article 95, alors que la Communauté ne pourrait demander que l'exécution de ces obligations ;
Attendu qu'on ne saurait tirer argument, contre l'interprétation de l'article 95 telle qu'elle résulte de l'arrêt dans l'affaire 57-65, d'un rapprochement entre les droits accordés par cette disposition aux particuliers, d'une part, et les attributions conférées aux institutions communautaires, d'autre part ;
Que, chaque fois qu'une règle communautaire confère des droits aux particuliers, ces droits, sans préjudice des voies de droit ouvertes par le traité, peuvent être sauvegardés au moyen d'actions portées devant les juridictions nationales compétentes ;
Que de telles actions diffèrent de l'exercice des pouvoirs attribués aux autorités communautaires dans le cadre du traité, notamment par les articles 95 et 97, conjointement avec les articles 155 et 169 ;
Qu'en effet, l'action d'un particulier tend à la sauvegarde de droits individuels dans un cas d'espèce, tandis que l'intervention des autorités communautaires vise l'observation générale et uniforme de la règle communautaire ;
Qu'il apparaît ainsi que les garanties accordées aux particuliers, en vertu du système du traité, pour la sauvegarde de leurs droits individuels et les attributions reconnues aux institutions communautaires en ce qui concerne le respect par les Etats de leurs obligations ont un objet, des fins et des effets différents et ne peuvent être mises en parallèle ;
C - Attendu que le Bundesfinanzhof objecte à l'interprétation résultant de l'arrêt dans l'affaire 57-65 qu'elle aurait suscité un grand nombre de recours devant les juridictions fiscales nationales ;
Attendu qu'une telle argumentation n'est pas de nature, par elle-même, à mettre en cause le bien-fondé de cette interprétation ;
Que, d'ailleurs, une grande partie desdits recours semble être basée sur la conception erronée, ainsi qu'il apparaîtra lors de l'examen de la deuxième question, selon laquelle l'effet reconnu à l'article 95 s'étendrait automatiquement à l'article 97 ;
D - Attendu que le Bundesfinanzhof fait encore valoir que, selon les règles du droit allemand, les juridictions fiscales ne seraient pas habilitées, en la matiere, à prendre des décisions dont les effets dépasseraient le cas d'espèce ;
Que ce ne serait pas " la tâche légitime des juridictions fiscales allemandes de suppléer par voie de milliers de décisions isolées aux actes de législation fiscale dont l'adoption aurait été omise " ;
Que le calcul du total des impositions intérieures qui frappent un produit national relevant largement du domaine des faits, les tribunaux d'instance pourraient ainsi rendre, dans des espèces analogues, des arrêts contradictoires sans que le Bundesfinanzhof, juridiction de dernière instance, fût en mesure d'harmoniser cette jurisprudence ;
Que, dans le système de la taxe cumulative à cascade, il serait difficile de procéder à " la comparaison concrète des charges ", de sorte que les obligations incombant aux Etats membres en vertu des articles 95 et 97 ne sauraient être remplies que par l'intervention du législateur ;
Qu'enfin, l'application de l'article 95 par les tribunaux nationaux serait susceptible de conduire à des arrêts contradictoires rendus, d'une part par ces tribunaux, d'autre part par la Cour statuant en vertu des articles 169 et suivants du traité ;
Attendu que l'ensemble de cette argumentation, tirée des règles du droit interne, ne saurait prévaloir à l'encontre des règles de droit posées par le traité ;
Qu'il résulte des principes fondamentaux du traité, ainsi que des objectifs qu'il se propose d'atteindre, que ces dispositions, pour autant qu'elles s'y prêtent par leur nature, pénètrent dans l'ordre juridique interne sans le secours d'aucune mesure nationale ;
Que la complexité de certaines situations dans un Etat ne saurait altérer la nature juridique d'une disposition communautaire directement applicable, et cela, d'autant moins que la règle communautaire doit s'imposer avec la même force dans tous les Etats membres ;
Que, notamment, l'interdiction édictée par l'article 95 perdrait l'effet qu'elle tient du traité si la force de cette disposition dépendait de mesures d'exécution nationales non prévues au traité et à défaut desquelles l'interdiction elle-même demeurerait sans effet ;
Que l'utilisation de l'article 177 par les juridictions nationales, en permettant à la Cour d'assurer l'interprétation uniforme du traité, est susceptible de faciliter une application identique de celui-ci ;
Que l'interprétation résultant de l'arrêt dans l'affaire 57-65 ne s'applique qu'à des taux d'imposition que le législateur national lui-même ne considère pas comme " taux moyens " et pour lesquels il a donc admis l'inexistence des difficultés signalées par la juridiction de renvoi ;
Qu'en outre, l'article 95 ne limite pas le pouvoir des juridictions nationales compétentes d'appliquer, parmi les divers procédés de l'ordre juridique interne, ceux qui sont appropriés pour sauvegarder les droits individuels conférés par le droit communautaire ;
Que notamment, lorsqu'une imposition intérieure n'est incompatible avec l'article 95, alinéa 1, qu'au-delà d'un certain montant, il appartient à la juridiction nationale de décider, selon les règles de son droit national, si cette illégalité affecte l'imposition en son entier ou seulement dans la mesure où elle dépasse ledit montant ;
Attendu que, pour toutes ces raisons, il n'y a pas lieu à nouvelle interprétation de l'article 95, alinéa 1, du traité ;
2) Attendu que la cinquième question du Bundesfinanzhof tend à faire dire à la Cour ce qu'il faut entendre par "impositions intérieures qui frappent indirectement les produits nationaux similaires " au sens de l'article 95, alinéa 1, du traité ;
Attendu que, dans la mesure où cette question serait posée en vue de l'application éventuelle de l'article 97, elle serait sans objet, en raison de la réponse qui sera donnée à la deuxième question ;
Que toutefois, dans la mesure où elle est relative à l'application directe du seul article 95, il y a lieu d'observer que les termes " directement ou indirectement " doivent, compte tenu de l'économie générale de ladite disposition, être interprétés dans un sens large ;
Que l'article 95, alinéa 1, vise l'ensemble des impositions qui grèvent effectivement et spécifiquement le produit national, à tous les stades de sa fabrication et de sa commercialisation antérieurs ou concomitants au stade de l'importation du produit en provenance d'autres Etats membres, étant entendu cependant que l'incidence de ces impositions est d'autant plus réduite que s'éloignent les stades de fabrication et de commercialisation antérieurs et que cette incidence tend rapidement à devenir négligeable ;
Que les Etats membres doivent dès lors, en calculant la charge qui frappe indirectement les produits nationaux, respecter les conditions et limites résultant de ces considérations ;
Que le respect de ces conditions et limites, conformément à ce qui est dit ci-dessus sur les effets de l'article 95, alinéa 1, est soumis au contrôle des juridictions nationales compétentes ;
Sur les effets de l'article 97 (deuxième et quatrième questions)
Attendu que, par sa deuxième question, le Bundesfinanzhof demande à la Cour de dire si l'article 97 " attribue à tout citoyen le droit de faire vérifier, par le juge national, moyennant recours en annulation de l'avis de taxation et dans un cas d'espèce, si le taux moyen, fixé par la loi, est compatible avec les principes énoncés à l'article 95 " ;
Qu'en outre, par sa quatrième question, le Bundesfinanzhof demande à la Cour de dire si "les justiciables continuent à trouver dans l'article 97 le droit de faire contrôler un taux moyen par les juridictions nationales, même dans le cas où la Commission a rempli son obligation d'assurer le respect du traité et où l'Etat membre a modifié le taux moyen conformément à la demande de celle-ci " ;
Attendu que l'article 97 a pour objet de donner aux Etats, qui perçoivent la taxe sur le chiffre d'affaires d'après le système de la taxe cumulative à cascade, la faculté de recourir à la fixation de taux moyens sans toutefois pouvoir porter atteinte aux principes des articles 95 et 96 ;
Que, si les objets des articles 95 et 97 apparaissent ainsi connexes et inspirés de la même finalité, l'article 97, qui prévoit une règle spéciale au système complexe de la taxe cumulative à cascade, doit cependant être distingué de l'article 95 en raison tant des caractéristiques propres à ce système que des modalités particulières prévues pour la mise en œuvre dudit article 97 ;
Attendu, d'une part, que cette disposition, en donnant aux Etats membres la faculté, dont ils peuvent user ou ne pas user, de recourir au procédé des taux moyens, implique, pour les Etats qui ont régulièrement recouru à cette faculté, l'interposition, entre la règle communautaire et son application, d'actes juridiques comportant un pouvoir d'appréciation qui soustrait leur choix et ses conséquences, en l'état actuel du droit communautaire, à toute possibilité d'effet immédiat des dispositions concernées de l'article 97 ;
Que, d'autre part, tant la détermination des groupes de produits, que la fixation des taux moyens repose, en l'absence de toute disposition communautaire relative à leur mode de calcul, sur une marge d'appréciation de l'Etat membre, exercée sous le contrôle de la Commission, exclusive de l'effet immédiat de l'article 97 ;
Attendu que, dans ces conditions, l'article 97 ne saurait conférer aux particuliers les droits individuels visés par la présente question du Bundesfinanzhof ;
Que cette conclusion est corroborée par le second alinéa de l'article 97 qui oblige la Commission à adresser à l'Etat qui appliquerait des taux moyens non conformes aux principes de l'article 95 " les directives ou décisions appropriées " ;
Attendu, en conséquence, que de l'économie même de l'article 97, il apparaît que, dans le cas où un Etat membre pratiquant le système de taxe cumulative à cascade a choisi de recourir au procédé de fixation de taux moyens, cet article n'engendre pas dans le chef des justiciables des droits individuels que les juridictions nationales seraient tenues de sauvegarder ;
Sur la notion de taux moyens (troisième question)
Attendu que, par sa troisième question, le Bundesfinanzhof demande à la Cour de dire " ce qu'il faut entendre par taux moyens au sens de l'article 97 du traité CEE " et si, " en fonction de la réponse à cette question, le taux litigieux de la taxe compensatoire de 4 pourcent applicable au lait entier en poudre constitue un tel taux moyen " ;
Attendu qu'en vertu de l'article 97, alinéa 1, il appartient aux Etats membres de fixer des taux moyens, la Commission seule ayant le pouvoir d'intervenir, conformément aux dispositions de l'article 97, alinéa 2, et, éventuellement, de l'article 169, contre la méconnaissance des principes énoncés à l'article 95, sans préjudice des droits reconnus aux autres Etats membres par l'article 170 ;
Que si, dans ces conditions, il n'appartient pas aux juridictions nationales d'apprécier la conformité de la fixation de taux moyens avec les principes de l'article 95, il n'en résulte pas pour autant que ces juridictions ne puissent, en aucun cas, être dans la nécessité de reconnaître si elles se trouvent ou non devant un taux moyen relevant de l'article 97, ou d'une imposition relevant de l'article 95 ;
Attendu que l'application de l'article 97 est subordonnée à la double condition, d'une part que l'Etat membre perçoive la taxe sur le chiffre d'affaires d'après le système de la taxe cumulative à cascade, et d'autre part qu'il ait effectivement exercé la faculté ouverte par ledit texte et procédé à la fixation de taux moyens ;
Que dès lors, dans les Etats qui ont fait usage de la faculté offerte par l'article 97, est réputé " taux moyen " tout taux institué comme tel par les Etats dont s'agit, sans préjudice de l'application du deuxième alinéa de cet article ;
Attendu que la seconde partie de la troisième question relève non de l'interprétation, mais de l'éventuelle application du traité à un cas d'espèce, et échappe ainsi à la compétence de la Cour dans le cadre de la procédure de l'article 177 ;
Sur les dépens
Attendu que les frais exposés par le Gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis leurs observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
Que la procédure revêt, à l'égard des parties en cause, le caractère d'un incident soulevé au cours d'un litige pendant devant le Bundesfinanzhof et que la décision sur les dépens appartient, dès lors, à cette juridiction ;
Par ces motifs,
LA COUR
Statuant sur les questions à elle soumises par le Bundesfinanzhof, conformément à l'ordonnance de cette Cour du 18 juillet 1967,
Dit pour droit :
1) L'article 95, alinéa 1, produit des effets immédiats et engendre pour les justiciables des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder ;
2) Par " impositions intérieures qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires ", l'article 95, alinéa 1, vise l'ensemble des impositions qui grèvent effectivement et spécifiquement le produit national, à tous les stades de sa fabrication et de sa commercialisation antérieurs ou concomitants au stade de l'importation du produit en provenance d'autres Etats membres ;
3) L'article 97, alinéa 1, applicable lorsque les Etats membres qui perçoivent la taxe sur le chiffre d'affaires d'après le système de la taxe cumulative à cascade, ont effectivement exercé la faculté y reconnue, n'engendre pas pour les justiciables des droits individuels que les juridictions internes devraient sauvegarder ;
4) Dans les Etats qui ont fait usage de la faculté offerte par l'article 97, est réputé " taux moyen " tout taux institué comme tel par l'Etat dont s'agit, sans préjudice de l'application du deuxième alinéa de cet article ;
Et décidé :
Il appartient à la juridiction de renvoi de statuer sur les dépens de la présente instance.