Livv
Décisions

CJCE, 11 janvier 2000, n° C-285/98

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Kreil

Défendeur :

Bundesrepublik Deutschland

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Moitinho de Almeida, Sevón

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Kapteyn, Gulmann, Puissochet, Hirsch, Ragnemalm, Wathelet

Avocats :

Mes Rothardt, Del Gaizo

CJCE n° C-285/98

11 janvier 2000

LA COUR,

1 Par ordonnance du 13 juillet 1998, parvenue à la Cour le 24 juillet suivant, le Verwaltungsgericht Hannover a, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), posé une question préjudicielle sur l'interprétation de la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40, ci-après la "directive"), notamment de son article 2.

2 Cette question a été posée dans le cadre d'un litige opposant Mme Kreil à la Bundesrepublik Deutschland, au sujet du refus d'engager l'intéressée dans la Bundeswehr pour être employée dans le service de maintenance (électromécanique d'armes).

Le cadre juridique

3 L'article 2, paragraphes 1 à 3, de la directive dispose:

"1. Le principe de l'égalité de traitement au sens des dispositions ci-après implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial.

2. La présente directive ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application les activités professionnelles et, le cas échéant, les formations y conduisant, pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition déterminante.

3. La présente directive ne fait pas obstacle aux dispositions relatives à la protection de la femme, notamment en ce qui concerne la grossesse et la maternité."

4 Aux termes de l'article 9, paragraphe 2, de la directive, "Les États membres procèdent périodiquement à un examen des activités professionnelles visées à l'article 2 paragraphe 2 afin d'apprécier, compte tenu de l'évolution sociale, s'il est justifié de maintenir les exclusions en question. Ils communiquent à la Commission le résultat de cet examen".

5 En vertu de l'article 12a du Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland (loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne):

"(1) Les hommes peuvent, à compter de l'âge de dix-huit ans révolus, être obligés de servir dans les forces armées, dans la police fédérale des frontières ou dans un groupe de protection civile.

...

(4) Si, pendant l'état de défense, les besoins en services civils des établissements sanitaires civils et des hôpitaux militaires fixes ne peuvent être couverts sur une base volontaire, les femmes âgées de dix-huit ans révolus à cinquante-cinq ans révolus peuvent être affectées à ces services par la loi ou en vertu d'une loi. Elles ne doivent en aucun cas accomplir un service armé".

6 Les possibilités d'accès des femmes aux emplois militaires de la Bundeswehr sont notamment régies par l'article 1er, paragraphe 2, du Soldatengesetz (loi portant statut des militaires, ci-après le "SG") et par l'article 3a de la Soldatenlaufbahnverordnung (règlement sur la carrière militaire, ci-après la "SLV"), selon lesquels les femmes ne peuvent être recrutées que sur la base d'un engagement volontaire et uniquement dans les services de santé et dans les formations de musique militaire.

Le litige au principal

7 Mme Kreil, qui a une formation d'électronicienne, a, en 1996, posé sa candidature à un engagement volontaire dans la Bundeswehr, en exprimant le désir d'être employée dans le service de maintenance (électromécanique d'armes). Sa demande a été rejetée par le centre de recrutement puis par l'administration centrale du personnel de la Bundeswehr, au motif que la loi exclut les femmes des emplois militaires qui comportent l'utilisation d'armes.

8 L'intéressée a alors formé un recours devant le Verwaltungsgericht Hannover (tribunal administratif de Hanovre), en soutenant notamment que le rejet de sa candidature pour des motifs fondés uniquement sur le sexe était contraire au droit communautaire.

9 Estimant que la solution du litige nécessitait l'interprétation de la directive, le Verwaltungsgericht Hannover a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

"L'article 1er, paragraphe 2, troisième phrase, du Soldatengesetz (loi portant statut des militaires), dans la version du 15 décembre 1995 (BGBl. I, p. 1737) telle que modifiée en dernier lieu par la loi du 14 décembre 1997 (BGBl. I, p. 2846), et l'article 3a de la Soldatenlaufbahnverordnung (règlement sur la carrière militaire), dans la version publiée le 28 janvier 1998 (BGBl. I, p. 326), en vertu desquels les femmes qui se sont engagées volontairement sous les drapeaux ne peuvent être employées que dans les services de santé et dans les formations de musique militaire et sont en tout cas exclues des emplois qui comportent l'utilisation d'armes, violent-ils la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, en particulier l'article 2, paragraphe 2, de ladite directive ?"

Sur la question préjudicielle

10 Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive s'oppose à l'application de dispositions nationales, telles que celles du droit allemand, qui excluent les femmes des emplois militaires comportant l'utilisation d'armes et qui autorisent seulement leur accès aux services de santé et aux formations de musique militaire.

11 Mme Kreil soutient qu'une telle exclusion constitue une discrimination directe contraire à la directive. Elle considère qu'il n'est pas admissible, au regard du droit communautaire, qu'une loi ou un règlement interdise à une femme l'accès à la profession qu'elle souhaite exercer.

12 Le Gouvernement allemand estime, au contraire, que le droit communautaire ne s'oppose pas aux dispositions du SG et de la SLV en cause, qui sont conformes à la règle constitutionnelle interdisant aux femmes d'accomplir un service armé. Selon lui, d'une part, le droit communautaire ne régit pas, en principe, les questions de défense, qui font partie du domaine de la politique étrangère et de sécurité commune et qui restent dans la sphère de souveraineté des États membres. D'autre part, à supposer même que la directive puisse s'appliquer aux forces armées, les dispositions nationales en cause, qui limitent l'accès des femmes à certains emplois dans la Bundeswehr, peuvent être justifiées en vertu de son article 2, paragraphes 2 et 3.

13 Les Gouvernements italien et du Royaume-Uni, qui ont présenté des observations orales, soutiennent principalement que les décisions concernant l'organisation et la capacité combattante des forces armées ne relèvent pas du champ d'application du traité. À titre subsidiaire, ils font valoir que l'article 2, paragraphe 2, de la directive permet de justifier, dans certaines circonstances, l'exclusion des femmes du service dans des unités combattantes.

14 La Commission considère que la directive, qui est applicable aux rapports d'emploi dans le service public, s'applique aux rapports d'emploi dans les forces armées. Elle estime que l'article 2, paragraphe 3, de la directive ne peut justifier une protection plus forte des femmes contre des risques qui concernent les hommes et les femmes de la même manière. Quant à la question de savoir si l'emploi sollicité par Mme Kreil fait partie des activités dont la nature ou les conditions d'exercice exigent comme condition déterminante, au sens de l'article 2, paragraphe 2, de la directive, qu'elles soient exercées par des hommes et non par des femmes, il appartient, selon la Commission, à la juridiction de renvoi d'y répondre dans le respect du principe de proportionnalité et en tenant compte tant de la marge d'appréciation laissée à chaque État membre en fonction de ses particularités propres que du caractère progressif de la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes.

15 Tout d'abord, ainsi que l'a relevé la Cour au point 15 de l'arrêt du 26 octobre 1999, Sirdar (C-273-97, non encore publié au Recueil), il appartient aux États membres, qui ont à arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, de prendre les décisions relatives à l'organisation de leurs forces armées. Il n'en résulte pas, cependant, que de telles décisions doivent échapper totalement à l'application du droit communautaire.

16 En effet, ainsi que la Cour l'a déjà constaté, le traité ne prévoit des dérogations applicables en cas de situations susceptibles de mettre en cause la sécurité publique que dans ses articles 36, 48, 56, 223 (devenus, après modification, articles 30 CE, 39 CE, 46 CE et 296 CE) et 224 (devenu article 297 CE), qui concernent des hypothèses exceptionnelles bien délimitées. Il ne saurait en être déduit qu'il existerait une réserve générale, inhérente au traité, excluant du champ d'application du droit communautaire toute mesure prise au titre de la sécurité publique. Reconnaître l'existence d'une telle réserve, en dehors des conditions spécifiques des dispositions du traité, risquerait de porter atteinte au caractère contraignant et à l'application uniforme du droit communautaire (voir, en ce sens, arrêts du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651, point 26, et Sirdar, précité, point 16).

17 Or, la notion de sécurité publique, au sens des articles du traité visés au point précédent, couvre tout à la fois la sécurité intérieure d'un État membre, comme dans l'affaire en cause au principal dans l'arrêt Johnston, précité, et sa sécurité extérieure, comme dans l'affaire en cause au principal dans l'arrêt Sirdar, précité (voir, en ce sens, arrêts du 4 octobre 1991, Richardt et "Les Accessoires Scientifiques", C-367-89, Rec. p. I-4621, point 22; du 17 octobre 1995, Leifer e.a., C-83-94, Rec. p. I-3231, point 26, et Sirdar, précité, point 17).

18 En outre, certaines des dérogations prévues par le traité ne concernent que les règles relatives à la libre circulation des marchandises, des personnes et des services, et non les dispositions sociales du traité, dont relève le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes invoqué par Mme Kreil. Conformément à une jurisprudence constante, ce principe a une portée générale et la directive s'applique aux rapports d'emploi dans le secteur public (voir arrêts du 21 mai 1985, Commission/Allemagne, 248-83, Rec. p. 1459, point 16; du 2 octobre 1997, Gerster, C-1-95, Rec. p. I-5253, point 18, et Sirdar, précité, point 18).

19 Il s'ensuit que la directive est applicable dans une situation telle que celle en cause au principal.

20 Il convient ensuite de rappeler que, en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de la directive, les États membres ont la faculté d'exclure du champ d'application de ladite directive les activités professionnelles pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition déterminante, étant toutefois rappelé que, en tant que dérogation à un droit individuel consacré par la directive, cette disposition est d'interprétation stricte (voir arrêts précités Johnston, point 36, et Sirdar, point 23).

21 La Cour a ainsi reconnu, par exemple, que le sexe peut constituer une condition déterminante pour des emplois tels que ceux de surveillants et surveillants chefs des prisons (arrêt du 30 juin 1988, Commission/France, 318-86, Rec. p. 3559, points 11 à 18), pour certaines activités telles que des activités de police exercées dans une situation de troubles intérieurs graves (arrêt Johnston, précité, points 36 et 37) ou encore pour le service dans certaines unités combattantes spéciales (arrêt Sirdar, précité, points 29 à 31).

22 Un État membre peut réserver à des hommes ou à des femmes, selon les cas, de telles activités ainsi que la formation professionnelle y conduisant. Dans un tel cas, les États membres sont obligés, comme il résulte de l'article 9, paragraphe 2, de la directive, d'examiner périodiquement les activités en cause en vue d'apprécier si, compte tenu de l'évolution sociale, la dérogation au régime général de la directive peut encore être maintenue (voir arrêts précités Johnston, point 37, et Sirdar, point 25).

23 En outre, en déterminant la portée de toute dérogation à un droit fondamental, tel que l'égalité de traitement entre hommes et femmes, il faut, comme l'a rappelé la Cour au point 38 de l'arrêt Johnston, précité, et au point 26 de l'arrêt Sirdar, précité, respecter le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit communautaire. Ce principe exige que les dérogations ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché et il exige de concilier, dans toute la mesure du possible, le principe de l'égalité de traitement avec les exigences de la sécurité publique qui sont déterminantes pour les conditions d'exercice des activités en question.

24 Les autorités nationales disposent toutefois, selon les circonstances, d'une certaine marge d'appréciation lorsqu'elles adoptent des mesures qu'elles estiment nécessaires pour garantir la sécurité publique d'un État membre (voir arrêts précités Leifer e.a., point 35, et Sirdar, point 27).

25 Il importe donc, comme l'a souligné la Cour au point 28 de l'arrêt Sirdar, précité, de vérifier si, dans les circonstances de l'espèce, les mesures prises par les autorités nationales, dans l'exercice de la marge d'appréciation qui leur est reconnue, poursuivent, en réalité, le but de garantir la sécurité publique et si elles sont appropriées et nécessaires pour atteindre cet objectif.

26 Ainsi qu'il a été relevé aux points 5, 6 et 7 du présent arrêt, le refus d'engager la requérante au principal dans le service de la Bundeswehr dans lequel elle souhaitait être employée a pour fondement les dispositions du droit allemand qui prévoient l'exclusion totale des femmes des emplois militaires comportant l'utilisation d'armes et qui autorisent seulement leur accès aux services de santé et aux formations de musique militaire.

27 Compte tenu de sa portée, une telle exclusion, qui s'applique à la quasi-totalité des emplois militaires de la Bundeswehr, ne peut être regardée comme une mesure dérogatoire justifiée par la nature spécifique des emplois en cause ou par les conditions particulières de leur exercice. Or, les dérogations prévues à l'article 2, paragraphe 2, de la directive ne peuvent viser que des activités spécifiques (voir, en ce sens, arrêt Commission/France, précité, point 25).

28 Au demeurant, eu égard à la nature même des forces armées, le fait que les personnels servant dans ces forces puissent être appelés à utiliser des armes ne saurait justifier à lui seul l'exclusion des femmes de l'accès aux emplois militaires. Ainsi que l'a précisé le Gouvernement allemand, il existe d'ailleurs dans les services de la Bundeswehr qui sont accessibles aux femmes une initiation au maniement des armes, destinée à permettre au personnel de ces services de se défendre et de porter secours à autrui.

29 Dans ces conditions, même en tenant compte de la marge d'appréciation dont elles disposent quant à la possibilité de maintenir l'exclusion en cause, les autorités nationales n'ont pu, sans méconnaître le principe de proportionnalité, considérer d'une manière générale que la composition de toutes les unités armées de la Bundeswehr devait demeurer exclusivement masculine.

30 Enfin, s'agissant de l'application éventuelle de l'article 2, paragraphe 3, de la directive, également invoqué par le Gouvernement allemand, cette disposition, ainsi que la Cour l'a relevé au point 44 de l'arrêt Johnston, précité, vise à assurer, d'une part, la protection de la condition biologique de la femme et, d'autre part, les rapports particuliers entre la femme et son enfant. Elle ne permet donc pas d'exclure les femmes d'un emploi au motif qu'elles devraient être davantage protégées que les hommes contre des risques qui sont distincts des besoins de protection spécifiques de la femme tels que les besoins expressément mentionnés.

31 Il s'ensuit que l'exclusion totale des femmes de tout emploi militaire comportant l'utilisation d'armes ne rentre pas dans le cadre des différences de traitement admises par l'article 2, paragraphe 3, de la directive dans un souci de protection de la femme.

32 Il y a donc lieu de répondre à la question préjudicielle que la directive s'oppose à l'application de dispositions nationales, telles que celles du droit allemand, qui excluent d'une manière générale les femmes des emplois militaires comportant l'utilisation d'armes et qui autorisent seulement leur accès aux services de santé et aux formations de musique militaire.

Sur les dépens

33 Les frais exposés par les Gouvernements allemand, italien et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Verwaltungsgericht Hannover, par ordonnance du 13 juillet 1998, dit pour droit:

La directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, s'oppose à l'application de dispositions nationales, telles que celles du droit allemand, qui excluent d'une manière générale les femmes des emplois militaires comportant l'utilisation d'armes et qui autorisent seulement leur accès aux services de santé et aux formations de musique militaire.