CA Lyon, 6e ch. civ., 15 septembre 1988, n° 6346-86
LYON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Jallut France (Sté)
Défendeur :
Papeteries Elce (SA), Laboratoires Assainol (SARL), Meyssol (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mondet
Conseillers :
M. Schumacher, Mme Ivetic
Avoués :
Mes Magnillat, Barriquand, Junillon, Wicky, Brondel, Tudela
Avocats :
Mes Comolet, Maisonnas, Venet, Ferlay
I - Exposé des faits et de la procédure - prétentions des parties
Au mois de mars 1985, la société Elce qui exploite une papeterie à Caluire (Rhône) et qui envisageait la réfection du sol de son atelier, est entrée en relation avec la société Jallut-France qui lui a livré le 23 juillet 1985 8 bidons de 10 litres de Netrix, en vue de décaper le sol, 390 kilos de peinture super Jactonit et 80 kilos de diluant.
La société Jallut-France avait elle-même acquis le décapant Netrix, qu'elle ne fabrique pas, des Etablissements Assainol.
Les ouvriers de la papeterie ont procédé au décapage le 5 août 1985 puis à l'application de la peinture les 12 et 21 août 1985 lors de la réouverture de l'entreprise après la période des congés annuels. Il apparaissait alors que la corrosion des machines due à l'emploi du Netrix, qui s'était manifesté au début du mois d'août, avait pris des proportions très importantes.
Par ordonnances du Président du Tribunal de commerce de Lyon du 3 octobre 1985, un expert a été désigné à la requête de la société Elce.
Le 14 octobre 1986, la société Elce a assigné devant le Tribunal de commerce de Lyon, la société Jallut en paiement de la somme de 3 364 696,87 F, outre intérêts au taux légal.
La société Jallut-France a appelé en garantie la société Assainol, qui lui avait vendu le Netrix et cette société a appelé à son tour en garantie la société Meyssol, fabricant du produit sous le nom de "Mesocal".
Par jugement du 6 novembre 1987, le Tribunal de commerce de Lyon, s'appuyant sur le rapport d'expertise,a condamné la société Jallut-France à payer à la société Elce la somme de 2 190 365 F HT à titre de dommages-intérêts, outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation,
- Mis hors de cause les Etablissements Assainol et Meyssol,
- Condamné la société Jallut à verser au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, 3 000 F à la société Elce et 3 000 F à la société Assainol,
- Condamné la société Assainol à reverser à la société Meyssol la somme de 1 500 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
La société Jallut, qui a relevé appel de cette décision, conclut à sa réformation et au rejet de la demande de la société Elce. Subsidiairement, elle conclut au partage de la responsabilité du dommage et demande à être garantie par la société Assainol, à l'évaluation du préjudice matériel à la somme de 219 645 F et à l'organisation d'une expertise financière pour évaluer la dévalorisation du patrimoine.
La société Elce, qui a également relevé appel du jugement et a été autorisée à assigner à jour fixe/conclut de son côté à la confirmation de la décision entreprise mais à la condamnation de la société à lui payer la somme de 4 629 231,60 F outre intérêts de droit et la somme de 30 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et à la condamnation des sociétés Assainol et Meyssol à garantir la société Jallut-France.
La société Assainol conclut principalement à la confirmation du jugement et subsidiairement demande à être garantie par la société Meyssol. Celle-ci conclut également à la confirmation du jugement et demande une somme de 3 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
II - Discussion - motifs de la décision
1°) Sur la demande de la société Elce contre la société Jallut-France :
Attendu que l'expert Moiroux conclut que le processus d'agression chimique dont a été victime le parc de machines outils de la société Elce est un processus d'attaque par l'acide chlorhydrique en présence d'eau qui a un caractère régénératif, donc particulièrement pernicieux ; que la cause déterminante est la présence de vapeur de chlore provenant des de l'air, atmosphérique ; que la notice définissant le produit Netrix fabriqué par la société Assainol ne comporte aucune indication sur les précautions d'environnement ;
Attendu que l'expert estime que la responsabilité des dégradations incombe au "maître d'œuvre" de l'opération (La société Jallut) qui doit connaître les propriétés du produit et les conditions opératoires à respecter ;
Attendu que la société Jallut-France prétend que s'il est exact qu'elle a, après consultation et essais, proposé le produit Netrix, elle ne saurait être tenue des conséquences dommageables de son emploi ;
Attendu qu'elle fait valoir, en premier lieu, qu'elle n'est intervenue à aucun moment comme "maître d'œuvre de l'opération" et que c'est la société Elce qui a elle-même organisé les travaux ;
Attendu que la société Jallut fait valoir, ensuite, que le produit en cause ne présentait aucun vice caché, puisqu'il était tout à fait propre à l'usage auquel il était destiné, sauf à prendre des précautions d'utilisation ;
Attendu que la société Jallut soutient, enfin, que sa responsabilité ne saurait être davantage recherchée sur le fondement d'un manquement à son devoir de conseil ; qu'en l'espèce, elle n'a fait que vendre un produit qu'elle ne fabriquait pas et qu'elle ignorait ses propriétés oxydantes sur lesquelles elle n'avait pas été informée ; qu'en réalité, le dommage trouverait son origine dans la faute de la société Elce elle-même qui n'aurait pas assuré une ventilation suffisante, pendant la période de fermeture spécialement de l'atelier malgré les indications qui lui avaient été données à ce sujet ;
Mais attendu, que, contrairement à ce que la société Jallut soutient, le produit Netrix, par les conséquences imprévisibles que son usage entraînait, présentait bien un vice caché au sens de l'article 1641 du Code civil ; que dès lors, la société .Jallut, surtout en sa qualité de vendeur professionnel, en doit garantie ;
Attendu, dès lors,que la demande de la société Elce est bien fondée, sans qu'il y ait lieu de rechercher si la société Jallut a failli à son obligation de conseil ;
2°) Sur les recours en garantie
Attendu que l'expert conclut que les sociétés Assainol et Meyssol, fournisseur du produit doivent être mises hors de cause ; qu'elles ne peuvent être tenues d'envisager tous les cas d'utilisation du produit, dont la définition de forte acidité est d'ailleurs mise en évidence de façon claire ;
Attendu que la société Assainol ajoute qu'elle ne fait que revendre après reconditionnement sous la dénomination "Netrix" un produit fabriqué par la société Meyssol sous le nom de "Mesocal SA" ; qu'elle fournit une notice technique identique à celle délivrée par la société Meyssol ; que la société Jallut, en tant que professionnel et prescripteur, était seule à même de connaître les conditions particulières d'utilisation du produit par sa cliente et devait en fournir les renseignements nécessaires et les précautions à observer alors surtout que la notice attire l'attention sur la forte acidité du produit et que l'étiquette comporte une mention corrosif" ;
Attendu que la société Meyssol, qui ne conteste pas l'identité des produits Nebrix et Mesocal SA conclut dans un sens identique ;
Mais attendu, ainsi que le soutient la société Jallut que s'agissant d'un vice caché, la société Assainol doit en être tenue à son égard, étant, en tant que vendeur professionnel, réputé connaître les vices de la chose ; qu'en outre, la notice ne comporte aucune indication sur la forte concentration en acide chlorhydrique et sur le pouvoir oxydant des vapeurs du produit ;
Attendu que pour les mêmes motifs, la société Meyssol doit garantie à la société Assainol ;
Attendu que le jugement déféré doit donc être réformé sur ce point ;
3°) Sur le préjudice de la société Elce
Attendu que l'expert évalue le préjudice de la manière suivante :
- remise en état à faire 86 360 F
- Dévalorisation du patrimoine 3 112 925 F
- Perte commerciale 0 F
- Dépenses annexes 103 005 F
Total 3 302 290 F
Attendu que le jugement déféré a réduit la poste " dévalorisation du patrimoine à la somme de 2 000 F " ;
Attendu que la société Elce prétend que la corrosion s'étant poursuivie les réparations se sont élevées à la somme de 798 281 80 F, augmentée d'une facture de 1 803,86 F que son préjudice total serait donc de 4 629 231,60 F TTC ;
Attendu que la société Jallut soutient de son côté que le préjudice constitué par les frais de remise en état et frais annexes ne dépasserait pas la somme de 219 645 F ; rien n'établissant que les sommes supplémentaires, d'ailleurs non sérieusement justifiées, soient en relation avec une aggravation du préjudice constaté par l'expert ; qu'en ce qui concerne la dévalorisation du patrimoine, l'évaluation faite par l'expert ne reposerait pas sur des bases sérieuses, les éléments comptables n'ayant pas été communiqués ;
Attendu que la cour n'est pas suffisamment éclairée par le rapport d'expertise et par les pièces produites pour évaluer le préjudice subi par la société Elce ;
Attendu qu'il y a lieu d'ordonner en premier lieu, d'office, un complément d'expertise, aux frais avancés de la société Elce, confié à M. Moiroux en vue de rechercher si la corrosion du matériel de la société Elce s'est poursuivie au delà de la date à laquelle le rapport a été rédigé, en préciser l'importance et réévaluer, le cas échéant, les postes de "remise en état" et "frais annexes" fixés respectivement à 86 360 F et 103 005 F ;
Attendu, qu'il convient d'ordonner en second lieu, aux frais avancés de la société Elce une expertise comptable et financière en vue d'évaluer le préjudice résultant de la "dévalorisation du patrimoine" ;
Attendu que les dépens doivent être réservés ; ainsi que les demandes fondées sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort Confirme le jugement déféré en ce qu'il a déclaré fondée la demande de la société Elce à l'égard de la société Jallut-France Réformant pour le surplus, Dit bien fondé le recours en garantie dirigé par la société Jallut-France contre la société Assainol et le recours en garantie de cette dernière contre la société Meyssol Avant dire droit sur la réparation du préjudice 1°) Commet à nouveau M. Moiroux, 28 Avenue Guy de Collongue, BP 163, 69131 Ecully cedex avec mission de dire si la corrosion du matériel de la société Elce s'est poursuivie au-delà du 10 juin 1986, date du rapport, en préciser l'importance et réévaluer, le cas échéant, les postes de préjudice de "remise en état" et "frais annexes" fixés respectivement quatre vingt-six mille trois cent soixante francs (86 360 F) et cent trois mille cinq francs (103 005 F). Dit que l'expert prendra connaissance des documents de la cause et s'expliquera sur les dires et observations des parties ; Dit que la société Elce devra consigner au greffe de la cour la somme de trois mille francs (3 000 F) dans le mois du présent arrêt et que l'expert devra déposer son rapport avant le 1er novembre 1988 ; 2°) Commet M. Buthurieux, 24 Avenue Joannès Masset, Bât 5, 69009 Lyon, avec mission de se faire communiquer l'ensemble des documents comptables de 1984 à 1987, de vérifier les valeurs d'achat et d'amortissement des matériaux litigieux et de rechercher les éléments de dévalorisation spécifiques à chacune des machines en indiquant les choix possibles et ceux retenus ; de s'expliquer sur les dires et observations des parties qu'il aura recueillis à l'occasion d'une réunion de synthèse qu'il provoquera avant le dépôt de son rapport pour renseigner les parties sur l'état de ses investigations et, le cas échéant, compléter celles-ci ; Dit que la société Elce devra consigner au greffe de la cour la somme de dix mille francs (10 000 F) dans le mois du présent arrêt Dit que l'expert devra déposer son rapport avant le 31 décembre 1988 ; Réserve les dépens et les demandes fondées sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.