CJCE, 2 juin 1976, n° 56-74
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kurt Kampffmeyer Mühlenvereinigung KG, Offene Handelsgesellschaft In Firma Wilhelm Werhahn Hansamuhle, Ludwigshafener Walzmuhle Erling Kg, Heinrich Auer Muhlenwerke KGAA, Pfalzische Muhlenwerke Gmbh
Défendeur :
Commission des Communautés européennes, Commission des Communautés européennes, Conseil des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Modest, Heemann, Gundisch, Rauschning, Landry, Roll, Festge, Horst Heemann, Hambourg
LA COUR,
1. Attendu que, par recours introduits en juillet 1974, les requérantes ont souhaité faire constater l'obligation de la Communauté de réparer le préjudice par elles subi au cours de la campagne céréalière 1974-1975 du fait de la règlementation des prix et des aides en matière de blé dur contenue dans les règlements du Conseil n° 1126-74, 1128-74, 1427-74 et 1524-74 des 29 avril, 4 et 17 juin 1974 (JO n° L 128, p. 14 et 17, L 151, p. 1, et L 164, p. 6) ;
2. Attendu que, par mémoires déposés le 1er octobre 1974, le Conseil et la Commission, parties défenderesses, ont soulevé, conformément à l'article 91 du règlement de procédure, une exception d'irrecevabilité desdits recours ;
Qu'elles invoquent notamment que les recours, introduits dès avant le commencement de la campagne céréalière 1974-1975, constitueraient une action en constatation ou une demande d'arrêt déclaratoire (Feststellungsklage), visant à faire établir la responsabilité de la Communauté pour des dommages éventuels ;
Que le droit communautaire n'admettrait d'action en responsabilité que pour la réparation d'un préjudice né et actuel, de sorte que des actions en dommage seraient prématurées, si elles ne visaient qu'à faire constater l'illégalité d'une réglementation communautaire ;
3. Attendu que, dans leurs observations sur l'exception d'irrecevabilité, les requérantes ont développé leurs conclusions initiales et demandé, outre la constatation requise, condamnation de la Communauté à leur payer des montants spécifiés qui constitueraient le préjudice par chacune d'elles subi dès le commencement, entre-temps intervenu, de la campagne 1974-1975 ;
4. Attendu que le Conseil et la Commission ont objecté que cette modification des conclusions constituerait une modification du recours, interdite par l'article 42 du règlement de procédure ;
Qu'en outre, les conclusions, pour autant qu'elles visent à faire payer des montants spécifiés à titre de dommages-intérêts, seraient insuffisamment motivées ;
Sur la recevabilité
5. Attendu que la Cour ayant décidé, par ordonnance du 20 novembre 1974, de joindre l'exception d'irrecevabilité au fond, il convient de considérer en premier lieu la recevabilité des recours ;
6. Attendu que l'article 215 du traité n'empêche pas de saisir la Cour pour faire constater la responsabilité de la Communauté pour dommages imminents et prévisibles avec une certitude suffisante, même si le préjudice ne peut pas encore être chiffré avec précision ;
Qu'en effet, il peut s'avérer nécessaire, pour prévenir des dommages plus considérables, de saisir le juge dès que la cause du préjudice est certaine ;
Que cette constatation est confirmée par les règles en vigueur dans les systèmes juridiques des Etats membres, dont la plupart sinon tous admettent une action en responsabilité fondée sur un dommage futur mais suffisamment certain ;
7. Attendu, quant à l'allégation des défenderesses selon laquelle l'effet préjudiciable aux requérantes de la réglementation adoptée pour l'année céréalière 1974-1975 n'aurait pas été certain déjà du seul fait que le niveau des prix retenu pour le Marché commun était largement dépassé par le niveau mondial des prix, que les requérantes pouvaient, d'une part, se fonder sur l'arrêt du 13 novembre 1973, rendu entre les mêmes parties dans les affaires 63 à 69-72 (Recueil 1973, p. 1229), dont il ressort que la réglementation communautaire pour l'année céréalière 1971-1972, en substance identique à celle pour l'année 1974-1975, était de nature à leur porter préjudice sans cependant engager la responsabilité de la Communauté et, d'autre part, se baser sur leur prévision, qui s'est en effet réalisée au commencement de l'année 1975, que les cours mondiaux pour le blé dur tomberaient, avant la fin de la campagne, au-dessous du niveau des prix communautaires ;
8. Que, dans ces conditions, elles étaient justifiées, dès la publication de la réglementation communautaire en cause et avant sa mise en œuvre, à saisir la Cour de la question de savoir si et dans quelle mesure cette réglementation était de nature à les désavantager par rapport à leurs concurrents français et, dans l'affirmative, si cette réglementation était de ce fait contraire au principe de l'égalité de traitement ;
Que le préjudice qui pouvait résulter de la situation matérielle et règlementaire étant imminent, elles pouvaient se réserver de préciser le montant de ce préjudice que la Communauté devrait éventuellement repérer, et se borner pour le moment, à demander une constatation de la responsabilité de la Communauté ;
Qu'il en résulte que les conclusions ultérieures des requérantes tendant à la condamnation de la Communauté à leur payer les montants spécifiés et successivement modifiés ne sauraient être considérées comme constituant une modification du recours ou comme des moyens nouveaux ;
Que la question de savoir si les montants demandés sont suffisamment motivés concerne l'évaluation du dommage et relève donc non de la recevabilité, mais du fond de l'affaire ;
9. Que l'exception d'irrecevabilité doit donc être rejetée ;
Quant au fond
10. Attendu que le règlement n° 120-67 du Conseil du 13 juin 1967 portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales prévoit la fixation d'un prix minimum garanti pour le blé dur, afin d'encourager la culture de cette céréale dans le Marché commun, dont la production est, à l'encontre de celle du blé tendre, nettement déficitaire ;
Que, selon l'article 10 de ce règlement,'lorsque, pour le blé dur, le prix d'intervention... est inférieur au prix minimum garanti, une aide est accordée à la production de cette céréale ', cette aide étant égale à la différence entre les deux prix ;
11. Que, par l'effet de cette aide, la production de blé dur s'est fortement accrue dans certaines régions ou sa culture est possible, notamment en Beauce, dans le midi de la France et en Italie méridionale, de sorte que les besoins des minoteries françaises et italiennes sont, dans une large mesure, satisfaits ;
Que, par contre, les semouleries allemandes et du Benelux ont pratiquement dû continuer à s'approvisionner en blé dur par la voie traditionnelle, c'est-à-dire par l'importation de pays tiers ;
Qu'il est constant que pendant les campagnes antérieures à celle de l'année 1974-1975 cette situation à désavantage les semouleries allemandes telles que les requérantes, leurs concurrents français étant notamment en mesure de s'approvisionner en blé dur sur place et à des prix qui s'approchaient du prix d'intervention arrêté pour l'année céréalière, tandis qu'elles-mêmes devaient acheter le produit à des prix déterminés par le prix de seuil et ne pouvaient se procurer le blé dur communautaire qu'en petites quantités ;
12. Attendu que les requérantes estiment que le Conseil et la Commission sont responsables du préjudice que la situation décrite leur a porté, étant donné la manière dont ces institutions ont appliqué et exécuté les dispositions du règlement n° 120-67 ;
Que, conscientes que les dispositions adoptées en exécution de ce règlement pouvaient pour le moins aggraver les désavantages de cette situation, ces institutions auraient dû ou bien réduire les aides prévues et ainsi éliminer l'influence qu'elles auraient exercée sur le niveau des prix pour le blé dur récolte en France, ou bien compenser l'effet de cette influence en abaissant le prix de seuil de sorte que celui-ci approche du prix d'intervention ;
Que, dans le cas où ni l'une ni l'autre de ces mesures n'aurait été considérée comme possible, ces institutions auraient du rechercher d'autres moyens pour réduire le désavantage des semouleries allemandes et du Benelux ;
Que, par leur abstention totale, les institutions auraient violé non seulement l'article 39, alinéa 1, selon lequel la politique agricole commune a, entre autres, pour but de stabiliser les marchés, mais encore le principe fondamental de l'égalité de traitement des partenaires du Marché commun exprime à l'article 40, paragraphe 3, du traité ;
13. Attendu que, s'agissant d'une activité normative qui implique des choix de politique économique, la responsabilité de la Communauté pour le préjudice que des particuliers auraient subi par l'effet de cette activité ne saurait être engagée, compte tenu de l'article 215, alinéa 2, du traité, qu'en présence d'une violation suffisamment caractérisée d'une règle supérieure de droit protégeant les particuliers ;
Que l'instauration d'un système d'aides permettant de favoriser la production du blé dur dans la Communauté poursuivait la réalisation de plusieurs des objectifs visés à l'article 39, notamment la garantie de la sécurité des approvisionnements dans le Marché commun et la stabilité du marché, du fait qu'elle favorisait la culture du blé dur déficitaire par rapport à celle, excédentaire, du blé tendre ;
Que la notion de stabilisation des marches ne saurait couvrir le maintien, en tout état de cause, des situations acquises dans des conditions de marché antérieures ;
Qu'en accordant temporairement la priorité à certains objectifs de l'article 39, par rapport au maintien de situations acquises, les institutions n'ont pas violé les dispositions du traité invoquées mais ont, par contre, exercé leurs pouvoirs dans le cadre d'une politique agricole commune, d'une manière en soi heureuse, politique qui d'ailleurs a contribué à une augmentation locale considérable de la production de blé dur ;
14. Attendu qu'il y a lieu cependant de rechercher si, dans l'aménagement de cette politique d'aide, le règlement du Conseil n'aurait pas, comme l'excipent les requérantes, abusivement désavantage les semouleries allemandes à l'égard de leurs concurrents français ;
15. Attendu que, pendant les campagnes antérieures à celle de 1974-1975, le blé dur récolté en France a été commercialisé à des prix constamment voisins du prix d'intervention sans jamais s'approcher de celui du blé dur importé ;
Que cette circonstance permet d'observer que la règlementation litigieuse a été ainsi plus profitable aux acheteurs de blé dur, c'est-à-dire principalement aux semouleries françaises, qu'aux producteurs eux-mêmes ;
Que cette situation, constatée et admise par les institutions défenderesses au cours de la procédure des affaires jointes 63 à 69-72 ainsi qu'au cours de la présente procédure, aurait dû inciter celles-ci à reconsidérer sinon le système des aides, du moins leur niveau ;
Que le fait par le Conseil de n'avoir pas remédié à cette situation aurait pu mettre en cause la compatibilité de celle-ci avec les articles 39 et 40 du traité, si les conditions du marché étaient restées inchangées ;
16. Attendu cependant que, depuis l'automne 1973, les prix mondiaux du blé dur avaient subi une hausse qui les portait au-dessus du niveau des prix indicatifs et de seuil communautaires, hausse qui, avec un certain retard, s'est communiquée aux prix du blé dur communautaire ;
Que, sous le coup de cette évolution des prix, le Conseil a, sur proposition de la Commission, augmenté les prix d'intervention, indicatif, de seuil et minimum garanti pour l'année 1974-1975 d'environ 40 UC par rapport à ceux de l'année précédente ;
Que, si n'est pas claire la raison pour laquelle le prix minimum garanti, dont la fixation correspond à des objectifs très différents, a été augmenté autant que les prix d'intervention, indicatif et de seuil, il est concevable que dans les conditions incertaines du marché mondial, le Conseil ait pu estimer plus prudent de maintenir provisoirement tout le système en vigueur ;
Qu'en tout cas, eu égard aux circonstances indiquées, on ne saurait qualifier la remise d'une modification du système à une date ultérieure et la décision de retenir pour l'année 1974-1975 les structures antérieures du système comme une violation suffisamment caractérisée des articles 39 et 40 du traité ;
Que cette conclusion se trouve confirmée par le fait que, à partir de l'année céréalière 1976-1977, le système des aides a été modifié dans un sens susceptible de remédier aux discriminations relevées ci-dessus ;
17. Attendu en outre que, dans les conditions exceptionnelles qui ont régi l'évolution des prix du blé dur récolté en France pendant l'année 1974-1975, il n'était pas certain que l'existence du système des aides et leur maintien au niveau antérieur puissent exercer sur cette évolution un effet comparable à celui constaté pour la période antérieure ;
18. Attendu que les requérantes, ainsi qu'elles l'avaient déjà fait dans les affaires 63 à 69-72, reprochent encore aux institutions communautaires de ne pas avoir rapproché le prix d'intervention fixé pour le blé dur et le prix de seuil fixé pour ce produit ;
Que dans un marché déficitaire tel que celui de l'espèce, un écart important entre ces deux prix ne se justifierait pas, mais rendrait la concurrence plus difficile aux semouleries obligées de s'approvisionner principalement sur le marché mondial par rapport à celles implantées dans les régions où le blé dur communautaire est cultivé ;
Que les raisons pour lesquelles l'écart entre ces deux prix ait pu être considéré nécessaire, à savoir la prévention d'interférences indésirables entre l'écoulement du blé dur d'un coté et celui du blé tendre de l'autre, n'auraient plus existé pour l'année 1974-1975 durant laquelle la différence des prix fixés pour les deux produits, qui dans les années précédentes était d'environ 20 %, a été fortement augmentée ;
19. Attendu que, pour l'année 1974-1975, l'écart entre le prix d'intervention et le prix de seuil s'est, par rapport à celui de l'année 1973-1974, réduit en pourcentage et, en tout cas jusqu'au 7 octobre 1974, même en chiffres absolus ;
Que cet ecart était nécessaire pour maintenir, dans les états mêmes où le blé dur est produit, la préférence communautaire, une réduction du prix de seuil par rapport au prix d'intervention mettant en danger l'écoulement du produit communautaire de l'Italie méridionale vers l'Italie du nord et du midi de la France vers la cote atlantique ;
Qu'une fixation de prix de seuil différents pour les Etats membres non producteurs de blé dur et pour les autres Etats membres, telle qu'elle est suggérée par les requérantes, aurait constitué une mesure extrêmement délicate demandant une pondération d'éléments peu certains qui aurait supposé des informations plus sûres et plus étendues que la statistique ne les fournit ;
20. Attendu d'ailleurs que, dans les perspectives de l'année 1974-1975, telles qu'elles se présentaient au Conseil au moment de l'adoption du règlement correspondant, la réduction du prix de seuil par rapport au prix d'intervention ne pouvait que revêtir un intérêt académique, le niveau mondial des prix dépassant largement celui prévu par la règlementation communautaire ;
Que, dans ces circonstances, on ne saurait reprocher aux institutions de n'avoir réduit l'écart entre les deux prix que dans la mesure finalement adoptée ;
Que, s'il est vrai qu'à partir du commencement de 1975 le niveau mondial des prix s'est abaissé et est tombé en dessous des prix fixés par la règlementation communautaire, le niveau du prix de seuil ne peut pas avoir sérieusement nui aux semouleries allemandes qui, pour autant qu'elles devaient encore s'approvisionner, pouvaient à l'époque profiter d'une retombée des prix d'achat du blé dur récolté en France, qui s'approchaient de nouveau du prix d'intervention ;
21. Attendu que, pour des raisons analogues à celles ci-dessus relevées, on ne saurait non plus reprocher aux institutions communautaires de ne pas avoir pris en considération les remèdes éventuels suggérés par les requérantes, tels qu'une restitution du prélèvement à l'importation de blé dur provenant des pays tiers aux semouleries allemandes ;
Qu'il est compréhensible que ces institutions aient estimé que, pour une année aussi exceptionnelle que celle de 1974-1975, une expérimentation de telles mesures, assez délicates à l'exécution, aurait été peu prudente ;
Que, dès lors, on ne saurait non plus constater à cet égard une violation suffisamment caractérisée des règles et principes du traité invoqués ;
22. Attendu que les requérantes ont encore invoqué l'existence d'un principe selon lequel il y aurait lieu à indemnisation du chef d'une intervention illégale de l'autorité publique, assimilable à une expropriation ;
23. Attendu que, sans qu'il y ait lieu de trancher la question de savoir si l'article 215 vise une telle responsabilité, il suffit de constater que, les interventions incriminées n'étant pas entachées d'illégalité, le moyen invoqué doit être rejeté ;
Sur les dépens
24. Attendu que les requérantes ayant succombé dans tous leurs moyens, il y aurait lieu de les condamner aux dépens de l'instance, conformément à l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure ;
Que, néanmoins, il résulte de ce qui précède qu'elles ont pu raisonnablement s'estimer lésées par la prolongation sans modification de la règlementation adoptée en exécution du règlement n° 120-67 ;
Qu'il y a donc lieu de compenser les dépens et de décider que les frais des mesures d'instruction seront supportés pour moitie par les parties requérantes et pour moitié par les parties défenderesses ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) les recours sont rejetés ;
2) chacune des parties supportera ses propres dépens ;
3) les frais de l'audition des témoins seront supportés pour moitié par les parties requérantes et pour moitié par les parties défenderesses.