CJCE, 15 octobre 1986, n° 168-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 3 juin 1985, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE, en maintenant en vigueur des dispositions qui :
- subordonnent à la condition de réciprocité l'assimilation des ressortissants des autres Etats membres aux ressortissants italiens pour l'accès à différentes activités professionnelles dans le domaine du tourisme ;
- subordonnent à la possession de la nationalité italienne l'inscription sur les listes et registres des publicistes et des journalistes stagiaires, et subordonnent à la condition de réciprocité l'inscription sur la liste spéciale des journalistes étrangers des journalistes professionnels ressortissants d'autres Etats membres ;
- réservent aux seuls ressortissants italiens la participation aux concours pour l'attribution des officines de pharmacie.
2. En ce qui concerne les dispositions de la législation italienne en cause, il est renvoyé au rapport d'audience. Il y a lieu simplement de rappeler ici que les dispositions en matière de tourisme datent de 1983, celles relatives à la profession de journaliste de 1963 et celles concernant le service pharmaceutique de 1968.
3. Suite à une demande d'explication présentée en mars 1983 par la Commission, le Gouvernement italien a, par lettre du 15 septembre 1983, fait parvenir à celle-ci copie d'une circulaire du 21 juillet 1983, adressée au Conseil national de l'Ordre des journalistes par le ministère de la Justice. Cette circulaire rappelle à l'ordre professionnel le devoir de respecter les articles 52 et suivants du traité et l'invite à appliquer aux ressortissants des Etats membres de la Communauté les mêmes conditions que celles prévues pour les ressortissants italiens. Le Gouvernement italien a également transmis à la Commission copie d'une note en date du 26 octobre 1983, par laquelle le Conseil national de l'Ordre des journalistes a transmis aux différents Conseils régionaux et interrégionaux de l'ordre la circulaire susmentionnée, ainsi que copie d'une décision du Conseil national de l'Ordre, du 16 décembre 1983, annulant, en application de cette circulaire, la décision du Conseil interrégional du Latium et de la Molise, du 22 novembre 1982, qui avait refusé l'inscription sur la liste des publicistes d'un ressortissant néerlandais au motif qu'il ne possédait pas la nationalité italienne.
4. Par télex du 18 juillet 1983, le Gouvernement italien a en outre transmis à la Commission des circulaires de la présidence du Conseil des ministres italien, des 2 et 10 décembre 1982, adressées respectivement au Commissaire du Gouvernement dans la région de Lombardie et à tous les Commissaires du gouvernement dans les régions. Ces circulaires précisent que, conformément aux dispositions combinées des articles 52 et suivants du traité, les ressortissants des Etats membres de la communauté peuvent accéder aux concours pour l'attribution des officines de pharmacie, la condition de nationalité ne pouvant plus leur être opposée.
5. Estimant que les dispositions litigieuses sont contraires aux articles 48, 52 et 59 du traité et que les circulaires administratives ne constituent pas un moyen suffisant pour remédier à cette incompatibilité, la Commission a mis le Gouvernement italien, par lettre du 26 janvier 1984, en demeure de présenter, dans le délai d'un mois, ses observations. Cette lettre étant restée sans réponse, la Commission a adressé, le 20 novembre 1984, un avis motivé à la République italienne. Le Gouvernement italien n'ayant pas réagi à cet avis motivé, la Commission a introduit le présent recours.
6. A l'appui de sa requête, la Commission fait notamment valoir deux arguments. En premier lieu, elle rappelle que la Cour a itérativement affirmé l'incompatibilité avec le droit communautaire de toute clause de réciprocité ; à cet égard, elle invoque, notamment, l'arrêt du 25 octobre 1979 (République italienne, n° 159-78, Rec. p. 3247). En second lieu, elle se réfère à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle des circulaires administratives ne sont pas de nature à faire disparaître l'incompatibilité de dispositions législatives nationales avec le droit communautaire ; il serait sans pertinence, à cet égard, que les règles communautaires dont il s'agit sont directement applicables et que, partant, la situation juridique serait claire.
7. Dans sa défense, le Gouvernement italien reconnaît l'incompatibilité formelle des dispositions litigieuses avec le droit communautaire. Il fait toutefois valoir que ces textes ne constituent aucun obstacle réel à la libre circulation des personnes et des services, étant donné que les articles 48, 52 et 59 du traité sont directement applicables dans l'ordre juridique italien. Cette applicabilité directe aurait pour conséquence que les textes législatifs qui exigent la nationalité italienne ou la réciprocité doivent être considérés comme modifiés en faveur des ressortissants des Etats membres.
8. Le Gouvernement italien conclut que, dans ces circonstances, des circulaires ou instructions administratives servent, non pas à modifier les lois, mais à délimiter leur champ d'application en mettant en évidence l'effet et la primauté du droit communautaire. Diffusées de manière adéquate auprès des organes nationaux compétents, ces mesures administratives suffiraient, même en l'absence d'une abrogation formelle de la législation nationale en question, pour garantir aux ressortissants communautaires les droits qu'ils tirent du traité.
9. Le Gouvernement italien ajoute que, les dispositions directement applicables du traité se substituant aux normes juridiques nationales incompatibles, il serait inutile et fastidieux d'abroger ou de modifier formellement toutes ces dispositions nationales ; avec l'évolution du temps, tout citoyen communautaire aurait acquis des certitudes quant aux droits qu'il peut faire valoir dans les Etats membres autres que celui dont il est ressortissant. Par conséquent, le fait de ne pas abroger expressément cette législation nationale ne pourrait plus avoir l'effet de maintenir une situation d'insécurité juridique.
10. Il ressort de ce débat qu'il est constant que les dispositions nationales mises en cause par la Commission sont incompatibles avec les articles 48, 52 et 59 du traité.
11. A cet égard, il y a lieu d'observer que les dispositions directement applicables du traité lient toutes les autorités des Etats membres qui sont tenues, partant, de les observer, sans qu'il soit nécessaire d'adopter des dispositions nationales d'exécution. Toutefois, comme la Cour l'a constaté dans son arrêt du 20 mars 1986 (Commission/Pays-Bas, n° 72-85, Rec. 1986, p. 1219), la faculté des justiciables d'invoquer des dispositions directement applicables du traité devant les juridictions nationales ne constitue qu'une garantie minimale et ne suffit pas à assurer à elle seule l'application pleine et complète du traité. Il résulte en effet de la jurisprudence de la Cour, et en particulier de l'arrêt du 25 octobre 1979, précité, que le maintien inchangé, dans la législation d'un Etat membre, d'un texte incompatible avec une disposition du traité, même directement applicable dans l'ordre juridique des Etats membres, donne lieu à une situation de fait ambiguë en maintenant les sujets de droit concernés dans un état d'incertitude quant aux possibilités qui leur sont réservées de faire appel au droit communautaire et qu'un tel maintien constitue dès lors, dans le chef dudit état, un manquement aux obligations qui lui incombent en vertu du traité.
12. Quant à l'argument du Gouvernement italien selon lequel, compte tenu de l'applicabilité directe des dispositions précitées du traité, les droits des ressortissants des autres Etats membres seraient suffisamment garantis par les circulaires ou instructions administratives, il y a lieu d'observer d'abord que cet argument ne saurait être invoqué à l'égard des griefs de la Commission relatifs à l'accès aux différentes activités professionnelles dans le domaine du tourisme. Le Gouvernement italien n'a, en effet, pas établi qu'il avait émis une quelconque circulaire ou instruction administrative en ce qui concerne l'accès des ressortissants des autres Etats membres à ces activités.
13. Cet argument est, du reste, mal fondé. L'incompatibilité de la législation nationale avec les dispositions du traité, même directement applicables, ne peut être définitivement éliminée qu'au moyen de dispositions internes à caractère contraignant ayant la même valeur juridique que celles qui doivent être modifiées. Comme la Cour l'a déclaré dans une jurisprudence constante relative à la mise en œuvre des directives par les Etats membres, de simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l'administration et dépourvues d'une publicité adéquate, ne sauraient être considérées comme constituant une exécution valable des obligations du traité.
14. Par conséquent, la République italienne ne peut pas se soustraire à son obligation d'adapter sa législation nationale aux exigences du traité en invoquant l'applicabilité directe des dispositions de celui-ci, ou le fait d'avoir mis en œuvre une certaine pratique administrative, ou encore la connaissance accrue qu'auraient les citoyens communautaires de leurs droits. En l'espèce, d'ailleurs, ceux-ci restent dans un état d'incertitude non seulement par le maintien d'anciennes dispositions nationales contraires au traité, mais également par la mise en vigueur de nouvelles dispositions de même nature, dans le domaine du tourisme, en 1983.
15. Il résulte de ce qui précède que les arguments du Gouvernement italien ne sauraient être accueillis.
16. Il convient donc de reconnaître que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE, en maintenant en vigueur des dispositions qui :
- subordonnent à la condition de réciprocité l'assimilation des ressortissants des autres Etats membres aux ressortissants italiens pour l'accès à différentes activités professionnelles dans le domaine du tourisme ;
- subordonnent à la possession de la nationalité italienne l'inscription sur les listes et registres des publicistes et des journalistes stagiaires, et subordonnent à la condition de réciprocité l'inscription sur la liste spéciale des journalistes étrangers des journalistes professionnels ressortissants d'autres Etats membres ;
- réservent aux seuls ressortissants italiens la participation aux concours pour l'attribution d'officines de pharmacie.
Sur les dépens
17. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République italienne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) La République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE, en maintenant en vigueur des dispositions qui :
- subordonnent à la condition de réciprocité l'assimilation des ressortissants des autres Etats membres aux ressortissants italiens pour l'accès à différentes activités professionnelles dans le domaine du tourisme ;
- subordonnent à la possession de la nationalité italienne l'inscription sur les listes et registres des publicistes et des journalistes stagiaires, et subordonnent à la condition de réciprocité l'inscription sur la liste spéciale des journalistes étrangers des journalistes professionnels ressortissants d'autres Etats membres ;
- réservent aux seuls ressortissants italiens la participation aux concours pour l'attribution d'officines de pharmacie.
2) La République italienne est condamnée aux dépens.