CJCE, 26 novembre 1999, n° C-192/98
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Azienda nazionale autonoma delle strade
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Moitinho de Almeida, Edward, Sevón, Schintgen
Avocat général :
M. Cosmas
Juges :
MM. Kapteyn, Gulmann, Puissochet, Hirsch, Jann, Ragnemalm, Wathelet, Skouris
LA COUR,
1. Par décision du 7 avril 1998, parvenue à la Cour le 19 mai suivant, la Corte dei Conti a posé, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), trois questions préjudicielles sur l'interprétation de la directive 92-50-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1).
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure de contrôle portant sur la légalité, la régularité et la rentabilité de la gestion de l'Azienda nazionale autonoma delle strade (Entreprise nationale autonome pour le réseau routier, devenue Ente nazionale per le strade, ci-après l'"ANAS"), en ce qui concerne deux tranches d'un emprunt contracté par cette dernière.
L'affaire au principal et les questions préjudicielles
3. Dans le cadre de ses activités de construction, d'entretien et d'exploitation des routes et autoroutes nationales, l'ANAS a obtenu des prêts, parmi lesquels figurent quatre tranches de 2 000 milliards de lires italiennes, chacune faisant partie d'un emprunt s'élevant au total à 8 000 milliards de lires italiennes.
4. Les deux premières tranches ont été réunies sur le marché italien. Les contrats conclus à cet effet ont été approuvés et rendus exécutoires par décrets interministériels du ministère des Travaux publics et du ministère du Trésor du 26 février 1991 et du 30 janvier 1992.
5. Pour réunir la troisième tranche, l'ANAS, jugeant trop onéreuse l'offre du groupe de banques italiennes, s'est adressée au marché international des capitaux. Un contrat de prêt obligataire prévoyant l'émission d'"Eurobond" en USD à taux variable a été conclu avec la banque Nomura International plc, ayant son siège à Londres, et approuvé, ainsi que les contrats de swap y afférents, par différents décrets des ministères susmentionnés. Ces décrets ont été adoptés entre décembre 1993 et novembre 1994, c'est-à-dire après la date d'expiration, fixée au 1er juillet 1993, du délai de transposition de la directive 92-50 et avant que celle-ci ne soit transposée dans l'ordre juridique interne italien, ce qui a été fait par le décret-loi n° 157, du 17 mars 1995.
6. L'organe de contrôle compétent, après avoir relevé que lesdits contrats avaient été approuvés après l'expiration du délai de transposition de la directive 92-50, a constaté que celle-ci n'avait pas été appliquée, alors que, selon lui, elle était directement applicable et aurait dû, de ce fait, être respectée. L'ANAS a contesté cette thèse en soutenant que la directive 92-50 ne satisfait pas aux critères permettant de la considérer comme directement applicable et que, étant à l'époque une entreprise autonome, elle ne pouvait être considérée comme un "pouvoir adjudicateur" au sens de l'article 1er, sous b), de la directive 92-50.
7. Cette analyse a été intégralement confirmée à propos de la conclusion de la quatrième et dernière tranche de l'emprunt, qui a été rassemblée grâce à un contrat de prêt avec un groupe de banques italiennes, bien que le décret ministériel d'approbation ait été adopté après l'entrée en vigueur du décret-loi n° 157.
8. Par la suite, la Corte dei Conti, et plus particulièrement sa section en charge du contrôle des actes du gouvernement et des administrations de l'État, a été saisie pour se prononcer sur la légalité, la régularité et la rentabilité de la gestion de l'ANAS en ce qui concerne les troisième et quatrième tranches de l'emprunt susmentionné. Considérant que l'exercice d'un tel contrôle nécessite l'interprétation de certains éléments du droit communautaire, la Corte dei Conti a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les trois questions préjudicielles suivantes:
"1) Les particularités de la directive 92-50-CEE du Conseil concernant les procédures de passation des marchés publics de services - qui, comme on le sait, prévoit une période transitoire pour sa pleine application (vingt et unième considérant), l'utilisation de deux séries de dispositions selon qu'il s'agit de services visés à l'annexe I A ou à l'annexe I B (articles 8 et 9), ainsi qu'une procédure de réexamen (dans les trois ans) des résultats obtenus, en vue de rendre la directive pleinement applicable à un éventail plus large de marchés de services (vingt-septième considérant et article 43) - sont-elles de nature à ne pas permettre ou à rendre moins facile son application dans l'ordre interne (à compter du 1er juillet 1993) en l'absence d'une transposition formelle de la part de l'État membre?
2) En cas de réponse négative à la première question, les règles de ladite directive (services au sens de l'article 8) sont-elles ou non applicables à l'Azienda nazionale autonoma delle strade-ANAS, à la lumière de la satisfaction ou non des critères prévus en droit communautaire pour la considérer comme un pouvoir adjudicateur au sens de l'article 1er, sous b), de la directive?
3) En cas de réponse affirmative à la question précédente, l'application de la directive 92-50-CEE - qui ne semble pas douteuse en ce qui concerne le contrat de prêt conclu avec le groupe de banques italiennes pour l'acquisition de la quatrième et dernière tranche de l'emprunt de 8 000 milliards de lires autorisé par la loi n° 405-90 - doit-elle être admise également en ce qui concerne le contrat entre l'ANAS et la Nomura International plc pour réunir 2 000 milliards de lires (troisième tranche) au moyen d'un prêt obligataire par l'émission d'Eurobond en USD à taux variable, compte tenu de ce que le treizième considérant et l'article 1er, sous a), vii), de la directive prévoient que les marchés relatifs à l'émission, à l'achat, à la vente ou au transfert de titres ou d'autres instruments financiers... sont exclus des services bancaires (visés dans la catégorie 6 de l'annexe I A)?"
Sur la compétence de la Cour
9. La Corte dei Conti considère que, lorsqu'elle statue, dans sa composition collégiale, en matière de contrôle exercé aussi bien a priori sur la légalité des actes qu'a posteriori sur la gestion du budget et du patrimoine des administrations de l'État, elle remplit tous les critères établis par la Cour pour être qualifiée de "juridiction d'un des États membres" au sens de l'article 177 du traité.
10. Elle fait valoir, en effet, qu'elle est instituée de manière permanente par la Constitution italienne qui garantit l'indépendance tant de l'institution que des magistrats qui en relèvent, que toute la procédure de contrôle se déroule de manière contradictoire avec les administrations intéressées et que sa fonction de contrôle sur la gestion des administrations publiques revêt un caractère obligatoire, dans la mesure où elle s'inscrit dans des programmes qu'elle définit elle-même, lesquels, une fois adoptés, la lient aussi bien que les administrations concernées, qui ne peuvent s'y soustraire.
11. En outre, la Corte dei Conti relève que la procédure de contrôle se termine par une décision collégiale définitive qui, aux termes de l'article 3, paragraphe 4, de la loi n° 20-1994, du 14 janvier 1994 (GURI n° 10, du 14 janvier 1994), d'une part, constate et déclare soit la légalité et la régularité de la gestion, soit au contraire son illégalité et son irrégularité, et, d'autre part, évalue la conformité des résultats de l'action de l'administration avec les objectifs fixés par la loi. Il y aurait donc une première phase qui serait exclusivement juridique et une seconde phase où seraient vérifiés la régularité financière de la gestion ainsi que ses résultats en termes de performance, d'efficacité et d'économie, en utilisant des paramètres financiers, économiques, statistiques et autres.
12. Dans une communication du 24 mai 1999, transmise à la Cour par le gouvernement italien, la Corte dei Conti se prévaut du fait que la procédure de contrôle se déroule de manière contradictoire, sous la forme d'un litige portant sur des questions de légalité et qui oppose, d'une part, le service de contrôle qui, dans le cadre de l'instruction, porte des accusations contre l'administration et, d'autre part, cette dernière qui les conteste. Ce litige est ensuite tranché par la section du contrôle, en formation collégiale et après une audience publique au cours de laquelle les représentants de l'administration concernée sont entendus.
13. En ce qui concerne les effets juridiques des décisions ("délibérations") ainsi rendues, la Corte dei Conti indique qu'il y a une incidence indirecte sur la gestion de l'administration intéressée puisque celle-ci est tenue, en vertu de l'article 3, paragraphe 6, de la loi n° 20-1994 de lui communiquer les mesures qu'elle a adoptées à la suite de la délibération la concernant. En outre, s'agissant des administrations publiques non territoriales, l'article 3, paragraphe 8, de la loi n° 20-1994 prévoit que la Corte dei Conti peut demander, dans sa délibération, le réexamen d'actes jugés non conformes à la loi.
14. L'ANAS considère qu'il ne fait pas de doute que la Corte dei Conti, envisagée de manière abstraite et générale, est une juridiction au sens de l'article 177 du traité.
15. Le gouvernement italien, en réponse à une question que la Cour lui a adressée, soutient que les questions posées par la Corte dei Conti sont irrecevables.
16. Il ajoute que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne (notamment l'arrêt n° 335-95, Rivista della Corte dei Conti, 1995, 3, II, p. 163) distingue entre le contrôle exercé a priori sur la légalité des actes et celui exercé a posteriori sur la gestion financière des entreprises. Tandis que le premier type de contrôle comporte, selon cette jurisprudence, maints aspects analogues à la fonction juridictionnelle, le contrôle de gestion a posteriori, prévu à l'article 3, paragraphe 4, de la loi n° 20-1994, "n'est pas susceptible de revêtir les caractéristiques d'un contrôle pouvant être assimilé à la fonction juridictionnelle, c'est-à-dire dédié à la protection du droit objectif, à l'exclusion de toute appréciation qui ne serait pas d'ordre strictement juridique"; il se présente au contraire "comme un contrôle à caractère empirique, inspiré, davantage que par des paramètres normatifs précis, par des modèles idéaux tirés de l'expérience commune, lesquels trouvent leur rationalisation dans les connaissances technico-scientifiques propres aux différentes disciplines aux fins de l'évaluation des résultats de l'action administrative".
17. Selon le gouvernement autrichien, il résulte des explications fournies par la Corte dei Conti dans son ordonnance de renvoi qu'elle est habilitée à saisir la Cour. Toutefois, compte tenu de ce qu'il ne dispose pas des dispositions nationales pertinentes relatives à l'organisation de cette institution ni, d'une manière générale, de celles afférentes à son cadre juridique, il ne lui est pas possible d'apprécier de façon définitive la réalité de cette habilitation.
18. La Commission soutient que la Corte dei Conti, dans l'exercice de sa fonction de contrôle a posteriori, ne peut être qualifiée de juridiction au sens de l'article 177 du traité. Elle fait notamment valoir que, dans l'affaire au principal, la Corte dei Conti n'est pas saisie d'un litige sur lequel elle doit statuer en prenant une décision à caractère juridictionnel. En effet, dès lors que les fonctions de contrôle a posteriori qu'exerce ladite institution portent sur des actes qui, à l'instar des décrets ministériels approuvant les contrats de prêt en cause au principal, ont déjà été exécutés, cette dernière accomplit une opération de vérification des résultats obtenus par l'administration par rapport aux programmes établis à l'origine. Ce faisant, la Corte dei Conti remplit des fonctions d'autorité administrative et non pas juridictionnelles.
19. La Commission relève par ailleurs que la Corte dei Conti apprécie l'action de l'administration en ne se fondant pas exclusivement sur l'application de règles de droit, mais en prenant également en considération d'autres paramètres. Elle ajoute que la situation serait différente si les contrats de prêt conclus entre l'ANAS et Nomura International plc avaient été attaqués par une autre société. Ce n'est que dans ce cas de figure que l'on se trouverait alors en présence d'un litige opposant un particulier et l'administration. Au demeurant, l'organe compétent pour le trancher ne serait pas la Corte dei Conti mais le tribunal administratif régional.
20. Pour apprécier si un organisme possède le caractère d'une juridiction au sens de l'article 177 du traité, question qui relève uniquement du droit communautaire, la Cour tient compte d'un ensemble d'éléments, tels l'origine légale de l'organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l'application par l'organe des règles de droit, ainsi que son indépendance (voir, notamment, arrêts du 30 juin 1966, Vaassen-Göbbels, 61-65, Rec. p. 377; du 17 septembre 1997, Dorsch Consult, C-54-96, Rec. p. I-4961, point 23, et du 2 mars 1999, Eddline El-Yassini, C-416-96, Rec. p. I-1209, point 17).
21. En outre, il ressort d'une jurisprudence constante que les juridictions nationales ne sont habilitées à saisir la Cour que si un litige est pendant devant elles et si elles sont appelées à statuer dans le cadre d'une procédure destinée à aboutir à une décision de caractère juridictionnel (voir ordonnance du 5 mars 1986, Greis Unterweger, 318-85, Rec. p. 955, point 4; arrêts du 19 octobre 1995, Job Centre, C-111-94, Rec. p. I-3361, point 9, et du 12 novembre 1998, Victoria Film, C-134-97, Rec. p. I-7023, point 14).
22. Il convient donc de déterminer l'habilitation d'un organisme à saisir la Cour selon des critères tant structurels que fonctionnels. À cet égard, un organisme national peut être qualifié de "juridiction" au sens de l'article 177 du traité lorsqu'il exerce des fonctions juridictionnelles, tandis que, dans l'exercice d'autres fonctions, notamment de nature administrative, cette qualification ne peut lui être reconnue.
23. Il s'ensuit que, pour établir si un organisme national, auquel la loi confie des fonctions de nature différente, doit être qualifié de "juridiction" au sens de l'article 177 du traité, il est nécessaire de vérifier quelle est la nature spécifique des fonctions qu'il exerce dans le contexte normatif particulier dans lequel il est appelé à saisir la Cour. Dans le cadre de cet examen, est sans influence le fait que d'autres sections de l'organisme concerné, voire la section même qui a saisi la Cour mais agissant dans l'exercice de fonctions autres que celles qui sont à l'origine de cette saisine, doivent être qualifiées de "juridictions" au sens de l'article 177 du traité.
24. Or, il ressort des observations soumises à la Cour que la fonction de contrôle a posteriori exercée par la Corte dei Conti dans l'affaire au principal est essentiellement une fonction d'évaluation et de vérification des résultats de l'activité administrative. Il s'ensuit que, dans le contexte ayant donné lieu à la présente demande préjudicielle, cette institution n'exerce pas de fonction juridictionnelle.
25. Dans ces conditions, la Cour n'est pas compétente pour statuer sur les questions posées par la Corte dei Conti.
Sur les dépens
26. Les frais exposés par les gouvernements italien et autrichien, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la Corte dei Conti, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
Ordonne:
La Cour n'est pas compétente pour répondre aux questions posées par la Corte dei Conti dans sa décision de renvoi du 7 avril 1998.