CA Amiens, 1re et 2e ch. civ. réunies, 1 février 1982, n° 1965-79
AMIENS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
La Réunion des Musées Nationaux (Sté)
Défendeur :
Ministre de la Culture et de la Communication, Saint-Arroman (Epoux), Rheims (Consorts), Laurin, Lebel
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Premier président :
M. Serouart
Président :
M. Acloque
Conseillers :
MM. Blin, Esquevin, Mlle Mougeot
Avoués :
SCP Guillaume & Tetelin-Marguet, Me Floucaud de Fourcroy, Vassel, SCP Chalicarne
Avocats :
Mes Simonard, Savreux, Bredin, Le Tarnec, Geoffroy-Gaultier, Brault
Les époux Saint-Arroman ont fait vendre aux enchères publiques par le ministère de Mes Rheims et Laurin, Commissaires-priseurs assisté de l'expert Lebel, un tableau ancien qui a été inscrit au catalogue de la vente sous la désignation "Carrache (Ecole des) Bacchanale" et adjugé le 21 février 1968 pour le prix de 2 200 F. La Réunion des Musées Nationaux a séance tenante exercé le droit de préemption au nom de l'Etat et confirmé sa décision le 29 février 1968.
Un article de presse publié le 8 mars 1968 dans le journal Le Monde et un autre dans le numéro de mai 1968 de la revue Connaissance des Arts présentaient ce tableau comme une œuvre de Poussin, heureusement découverte par "la jeune équipe de la Conservation du Louvre" et plus précisément M. Rosenberg. Celui-ci confirmait cette attribution dans un article publié dans la 2e livraison de la revue du Louvre et des Musées de France de 1969. Le tableau était peu après exposé au Louvre sous le nom de Nicolas Poussin et le titre "Olympos et Maryas"
Le 29 septembre 1971 les époux Saint-Arroman ont assigné La Réunion des Musées Nationaux en nullité de la vente pour erreur sur la substance de la chose, et subsidiairement les commissaires-priseurs et l'expert en paiement de dommages-intérêts comme solidairement responsables des indications portées au catalogue.
Par jugement du 13 décembre 1972 le Tribunal de grande instance de Paris a prononcé la nullité de la vente au motif qu'il n'y avait pas eu accord des contractants sur la chose vendue, les vendeurs croyant céder un tableau de l'Ecole des Carrache tandis que La Réunion des Musées Nationaux estimait acquérir une œuvre de Poussin, que celle-ci avait bénéficié ainsi, grâce à la grande supériorité de sa compétence artistique, de l'erreur sur la substance commise par ses co-contractants et que cette erreur, parfaitement connue d'elle, avait vicié le consentement des vendeurs. L'arrêt infirmatif du 2 février 1976 de la Cour d'appel de Paris,qui avait estimé qu'il n'était pas prouvé que le tableau litigieux fût de la main de Nicolas Poussin et qu'ainsi l'erreur alléguée n'était pas établie, a été cassé par arrêt de la Cour de cassation du 22 février 1978 pour manque de base légale, faute d'avoir recherché si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n'avait pas été vicié par leur conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin. L'affaire a été renvoyée devant la cour de céans qui en a été saisie par déclaration au Greffe du 18 septembre 1979.
Le ministre de la Culture et de la Communication, représentant l'Etat français, conclut à l'infirmation du jugement entrepris et au débouté des époux Saint-Arroman qui l'avaient appelé en intervention devant la Cour d'appel de Paris. Il soutient qu'en présence d'avis d'experts diamétralement opposés sur l'éventualité que la toile litigieuse puisse être de Poussin, les vendeurs ne prouvent pas l'erreur qu'ils invoquent, alors que leur est opposable le doute qu'exprime l'attribution à l'Ecole des Carrache faite par leurs mandataires, commissaires-priseurs et expert ; qu'ils ne peuvent se prévaloir d'opinions acquises bien après la vente alors que l'erreur doit s'apprécier au moment de la vente ; que l'erreur invoquée porterait sur la valeur de la toile et non sur une qualité substantielle, l'attribution de l'œuvre à Poussin étant restée hors du champ contractuel ; qu'elle n'aurait pas eu de caractère déterminant et serait en tous cas inexcusable.
La Réunion des Musées Nationaux, appelante, conclut dans le même sens, Elle observe qu'il n'y avait et n'y a toujours aucune certitude sur l'auteur de l'œuvre ; que l'erreur ne pourrait être constituée que par l'opinion propre des vendeurs opposée à une réalité objective ; et que les vendeurs sont liés par l'acte des commissaires-priseurs, leurs mandataires.
Les époux Saint-Arroman sollicitent la confirmation du jugement et la restitution du tableau litigieux ou subsidiairement, sur leur appel provoqué, la condamnation des commissaires-priseurs et de l'expert au paiement de dommages-intérêts à évaluer par expertise avec allocation d'une provision de 1 000 000 F. Ils exposent que l'erreur sur la qualité substantielle résulte du fait que se ralliant à l'avis de l'expert ils ont vendu leur tableau comme une œuvre de l'Ecole des Carrache tandis que La Réunion des Musées Nationaux avait la conviction d'acquérir par préemption une œuvre de Nicolas Poussin et que reste au moins établie la possibilité qui constitue une réalité objective que le tableau soit de Poussin ; que subsidiairement les commissaires-priseurs et l'expert seraient solidairement responsables des fautes ou négligences commises dans l'accomplissement de leur mission respective, qui les ont empêchés de contracter en toute connaissance de Maurice et Philippe Rheims et René Laurin concluent à la confirmation du jugement en ce qu'il les a mis hors de cause et au débouté des époux Saint-Arroman. Ils soutiennent que ceux-ci leur ont confié le tableau pour le vendre aux enchères après prisée, sans donner aucune indication sur une éventuelle attribution, que la matérialité de la prétendue erreur d'attribution n'est pas démontrée et que l'erreur, même établie, ne serait pas fautive en raison du mauvais état du tableau et du silence des vendeurs sur son origine.
Robert Lebel conclut dans le même sens. Il maintient qu'il ne pouvait et ne peut encore considérer le tableau litigieux comme une œuvre de Poussin et qu'aucune faute professionnelle ne saurait être retenue contre lui.
Le Ministère public propose l'infirmation du jugement et le rejet des demandes principale et subsidiaire, à défaut de preuve de l'erreur et du préjudice invoqués.
Sur quoi LA COUR,
Attendu que les époux Saint-Arroman affirment qu'ils avaient recueilli le tableau litigieux vers 1960 dans le partage en nature de la succession de la mère du mari, à laquelle il avait été légué en 1921 par une grand-tante, et que la tradition familiale transmise verbalement le considérait comme une œuvre de Poussin ;
Qu'ils n'en précisaient pas davantage l'origine et la dénomination dans leurs écritures antérieures à la saisine de la cour de céans ;
Qu'ils produisent à présent une note manuscrite non signée, qu'ils disent avoir retrouvée en 1979 dans des documents de famille, et ainsi libellée "1887 - 28 février, à la vente E. Meulien (...) Ecole française Poussin. Apollon avec un satyre jouant de la flûte (1 050 F)" ;
Mais qu'ils n'apportent aucune justification d'une telle vente alors que, selon les commissaires-priseurs, la référence "E. Meulien" n'évoque aucun événement connu et qu'aucune vente de Poussin ne figure en 1887 au catalogue du spécialiste Mireur ;
Que de toute façon cet élément d'information tardif n'a pu influer sur leur opinion lorsqu'ils ont confié leur tableau à Mes Rheims et Laurin le 16 octobre 1967 ; qu'il faut donc considérer qu'à ce moment là leur croyance à la possession d'un Poussin était au mieux purement subjective et fondée exclusivement sur une simple tradition familiale ;
Qu'il n'est pas sérieusement contesté d'autre part que le tableau qui avait été agrandi, réentoilé et repeint sur 60 % de sa surface, se trouvait dans un état de délabrement avancé ;
Attendu que Mes Rheims et Laurin ont adressé le 8 novembre 1967 aux époux Saint-Arroman une note dans laquelle ils écrivaient "nous avons montré votre tableau à notre expert. Celui-ci pense qu'il pourrait faire en vente environ 1 500 F. Avec votre accord nous l'incorporerons dans une vente qui doit avoir lieu le 1er décembre" ; qu'il importe d'observer qu'il n'est fait aucune allusion dans cette note à une quelconque attribution à un peintre ou une école déterminée et que le nom de l'expert consulté par les commissaires-priseurs n'y est même pas indiqué ;
Que bien qu'ils disent avoir été très déçus par une estimation aussi faible, qu'ils étaient intellectuellement capables d'apprécier comme telle par comparaison avec la valeur à attendre raisonnablement d'un Poussin authentique, les époux Saint-Arroman ne dénient pas n'avoir demandé la moindre explication complémentaire pendant le délai de réflexion de 3 mois qu'ils se sont accordé avant de signer la réquisition de vente le 14 février 1968 ;
Qu'ils ne se sont pas davantage inquiétés en recevant le catalogue d'y voir leur toile inscrite sous la désignation d'Ecole des Carrache. Bacchanale qui leur était ainsi proposée pour la première fois sans qu'ils en aient eu pourtant de justification précise ;
Attendu qu'on ne peut que déduire d'une pareille attitude que les époux Saint-Arroman, qui appartiennent à un milieu social évolué mais n'ont pas pour autant de compétence artistique particulière, avaient un doute sérieux sur la possibilité d'une attribution de leur tableau à Poussin, faute de preuve de son origine et du Lait de son mauvais état de conservation, et s'en sont remis entièrement aux commissaires-priseurs pour la vente de ce tableau, avec la préoccupation déterminante d'en obtenir le meilleur prix sous la présentation qui paraîtrait la plus favorable à leurs intérêts ;
Attendu que l'attribution à l'Ecole des Carrache dont les commissaires-priseurs sur l'avis de leur expert ont pris l'initiative pour l'inscription de la toile au catalogue, si elle exprime un doute sur l'identité de l'auteur de l'œuvre parmi tous ceux qui peuvent être considérés comme ayant appartenu à cette école - c'est-à-dire qui ont été les élèves du maître, ont subi notoirement son influence ou ont bénéficié de sa technique - n'en exclut pas moins la possibilité que la dite toile soit une œuvre de Poussin ;
Qu'en effet il ne semble pas que ce maître n'ait jamais été considéré comme de l'Ecole des Carrache, même pour ses œuvres de jeunesse romaine aussi proches qu en soient la manière et l'inspiration ;
Que l'expert Lebel affirme en tous cas et maintient formellement cette exclusion ;
Qu'ainsi les époux Saint-Arroman ont bien eu, au moment de la vente, la conviction sinon personnelle du moins par l'intermédiaire de leurs mandataires, les commissaires-priseurs, que le tableau litigieux ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin ;
Qu'il convient de rechercher si cette conviction était au même moment erronée ;
Attendu en premier lieu que la Cour d'appel de Paris avait retenu que l'expert Lebel " indique avoir, avant la vente, montré l'œuvre au Conservateur Rosenberg qui l'a qualifiée de poussinesque " que les époux Saint-Arroman ne manquaient pas de relever à l'appui de leur pourvoi en cassation que cet avis, selon l'arrêt, "était connu de l'expert avant la vente" et ne leur avait pas été révélé ;
Qu'en réalité l'expert Lebel affirme, comme il l'avait d'ailleurs indiqué dans une note à son dossier devant la Cour de Paris qui a commis sur ce point une erreur d'interprétation évidente, que M. Rosenberg lui a fait cette déclaration après et non avant l'adjudication et l'exercice du droit de préemption, lui-même ayant rapporté à son interlocuteur l'indication que venait de lui fournir Mme Saint-Arroman, également après la vente, sur une ancienne attribution du tableau à l'Ecole de Poussin ;
Qu'en deuxième lieu l'affectation du tableau préempté au Louvre comme "tableau de Nicolas Poussin, Olympos (ou Apollon) et Marsyas, 1630 environ" par l'arrêté du ministre des Affaires culturelles du 20 mars 1968, l'article de M. Rosenberg dans la revue du Louvre et des Musées de France de 1969 et l'exposition du tableau au Louvre sous le nom de Nicolas Poussin et le titre "Olympos et Marsyas" n'impliquent et ne contiennent en fait aucun élément d'appréciation de l'origine de l'œuvre, antérieur à la vente ou concomitant et susceptible comme tel d'influer sur le consentement des vendeurs s'il avait été connu d'eux ou de leurs mandataires dès ce moment ;
Que M. Rosenberg notamment fonde son argumentation essentiellement sur sa propre impression et l'avis, à sa connaissance unanime (à l'époque) des érudits qui ont "vu le tableau depuis qu'il est au Louvre" ou à qui il en a"fait parvenir la photographie" ;
Qu'en troisième lieu le catalogue établi par le "commissaire-expert" George en 1844, pour la vente des collections du Cardinal Fesch, présente parmi les toiles mises en vente sous le nom de Poussin un "Apollon et Marsyas" dont selon M. Rosenberg "la description comme les mesures concordent parfaitement" avec le tableau litigieux, au point de conclure qu'il "ne fait aucun doute que (ce dernier) est bien celui de la collection Fesch" ;
Mais qu'ainsi que le souligne l'expert Lebel, cette collection est notoirement connue pour avoir contenu un grand nombre de faux, que l'Apollon et Marsyas a été adjugé à George lui même pour 105 écus romains tandis qu'une toile de la même vacation dont l'authenticité n'a jamais été contestée atteignait un prix de 5 970 écus romains, et que le catalogue ne fournit aucune justification de l'attribution à Poussin ;
Qu'une telle référence est trop incertaine pour qu'elle ait pu fonder sérieusement, au moment de la vente, l'éventualité d'une attribution du tableau litigieux à Poussin ;
Attendu qu'ainsi les époux Saint-Arroman n'apportent pas la preuve qu'ils aient consenti à la vente de leur tableau sous l'empire d'une conviction erronée quant à l'auteur de celui-ci ;
Attendu d'autre part qu'il n'importe, contrairement à ce qu'ont admis les premiers juges, que La Réunion des Musées Nationaux ait maintenu - ou par la suite corrigé - son opinion sur l'attribution du tableau à Poussin, l'erreur devant être appréciée au jour de la vente ;
Que de même le déséquilibre qu'ont cru discerner les premiers juges entre les vendeurs et la Réunion des Musées Nationaux est inopérant pour la preuve de l'erreur, la préemption n'intervenant en cette matière qu'après l'adjudication au profit d'un tiers, alors que par ailleurs les vendeurs sont assistés de Conseils, commissaires-priseurs et expert, tout aussi éclairés que ceux de l'administration ;
Qu'enfin c'est à tort qu'après avoir exactement énoncé qu'il convient de se référer à la seule opinion des vendeurs pour apprécier si leur consentement a été vicié par l'erreur, ils ont retenu qu'il n'y avait pas eu accord des contractants sur la chose vendue en considération de la croyance de la Réunion des Musées Nationaux d'acquérir une œuvre de Poussin et non de l'Ecole des Carrache ;
Attendu que la demande d'annulation pour cause d'erreur n'est donc pas fondée et que le jugement déféré doit être infirmé de ce chef ;
Attendu que si aux termes de l'article 23 du décret du 21 novembre 1956 les indications portées au catalogue engagent la responsabilité solidaire de l'expert et du commissaire-priseur, encore faut-il que l'inexactitude de ces indications soit fautive pour mettre en jeu cette responsabilité ;
Attendu qu'à cet égard il n'est pas certain que les époux Saint-Arroman aient fait connaître, sinon à l'expert qu'ils n'ont pas rencontré avant la vente, du moins au préposé de l'étude Rheims et Laurin qui les a reçus, la tradition familiale dont ils se prévalaient ;
Mais que de toute façon elle n'aurait pas suffi à justifier une quelconque attribution, qu'il appartenait précisément à l'expert d'établir ;
Attendu que l'avis de l'expert Lebel se trouve corroboré par M. Bazin, ancien conservateur en chef du Musée du Louvre, qui dans un article de la Gazette des Beaux-Arts (livraison de novembre - décembre 1974) n'hésite pas à traiter la toile préemptée de "pauvre chose, si ruinée et si repeinte qu'il est vraiment fort problématique de discerner s'il s'agit bien d'un original et que la restauration en parait impossible et surtout par Mme Wild qui dans une lettre adressée le 1er avril 1974 au Conservateur en chef du département des peintures du Louvre - lequel dans sa transmission au Directeur du Louvre, la présente comme une spécialiste de Poussin - développe les raisons comparatives qui l'ont convaincue que le tableau n'est pas de la main de Poussin ;
Que sans doute M. Rosenberg et les érudits qu'il cite dans son article ont exprimé un avis contraire, mais basé aussi uniquement sur des impressions qui pour émaner de spécialistes n'en restent pas moins subjectives ;
Qu'il convient également de noter que comme l'écrivait Jacques Foucart, membre de la société des Amis du Louvre, dans un article à la Gazette du Palais de 1974, "de l'Ecole des Carrache aux œuvres de jeunesse romaine de Poussin, la frontière est proche" ;
Qu' ainsi aucune preuve objective et définitive - si tant est qu'il y en ait en matière artistique - qu'il s'agissait bien d'un Poussin n'est rapportée, et qu'il n'est donc pas prouvé que l'expert ou les commissaires-priseurs ont commis une faute en retenant une autre attribution ;
Qu'il s'en suit que la demande de dommages-intérêts doit être rejetée ;
Attendu qu'il convient de condamner les époux Saint-Arroman qui succombent aux dépens, et de les débouter de leur demande d'indemnité pour frais hors dépens ;
Par ces motifs, Reçoit La Réunion des Musées Nationaux en son appel principal, les époux Saint-Arroman en leur appel provoqué et le ministre de la Culture et de la Communication en son intervention au nom de l'Etat. Infirme le jugement entrepris et statuant à nouveau. Déboute les époux Saint-Arroman de leurs demandes tant principale que subsidiaire. Les condamne aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement direct au profit des avoués pour ceux exposés devant la cour de céans.