CJCE, président, 25 octobre 1985, n° 293-85 R
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Royaume de Belgique
LA COUR,
1. Par requête enregistrée au greffe de la Cour le 2 octobre 1985, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 186 du traité CEE et de l'article 83 du règlement de procédure, une demande de mesures provisoires visant à faire enjoindre au Royaume de Belgique d'adopter sans délai les mesures nécessaires pour garantir, jusqu'à ce que la Cour ait statué au principal, l'accès des étudiants ressortissants des autres Etats membres à l'enseignement universitaire prodigué en Belgique dans les mêmes conditions que les étudiants nationaux.
2. Le même jour, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 5 et 7 du traité CEE, du fait de la politique qu'il a menée en matière de droit d'inscription complémentaire, appelé ci-après "minerval", à charge des étudiants ressortissants des autres Etats membres.
3. La partie défenderesse a présenté ses observations écrites le 14 octobre 1985. Les parties ont été entendues en leurs explications orales le 23 octobre 1985.
4. A l'audience, la Commission, en tenant compte de l'arrêt (Gravier, affaire n° 293-83) de la Cour du 13 février 1985, a reformulé sa demande de mesures provisoires. Cette demande vise dorénavant à faire enjoindre au Royaume de Belgique d'adopter, sans délai, les mesures nécessaires pour garantir, jusqu'à ce que la Cour ait statué au principal, l'accès des étudiants ressortissants des autres Etats membres aux études relevant de la formation professionnelle dispensée par les institutions universitaires belges, dans les mêmes conditions que les étudiants nationaux.
5. Il ressort du dossier que le recours que la Commission a introduit en vertu de l'article 169 du traité CEE est dirigé contre certaines dispositions de la loi belge du 21 juin 1985 relatives à l'enseignement (moniteur belge du 6.7.1985). La requérante estime que cette loi, qui a été adoptée afin de régler les problèmes des conditions d'accès à l'enseignement et du minerval, ne respecte pas, dans plusieurs de ses dispositions, l'arrêt Gravier qui avait considéré comme une discrimination prohibée par l'article 7 du traité le fait d'imposer un "minerval" comme condition d'accès aux cours d'enseignement professionnel à charge des étudiants ressortissants des autres Etats membres, alors qu'un tel "minerval" n'est pas imposé aux étudiants nationaux.
6. Toutes les dispositions incriminées n'ont pas le même champ d'application. Certaines d'entre elles sont spécifiques à l'enseignement universitaire, d'autres ne concernent que les autres formes d'enseignement. Dans le cadre de cette demande de mesures provisoires, seules les dispositions relatives à l'enseignement universitaire, en l'occurrence l'article 16, paragraphes 1 et 2, de la loi du 21 juin 1985, sont visées.
7. Avant d'expliquer le contenu des deux paragraphes de cet article, il apparaît utile de rappeler brièvement quelle était la situation en Belgique avant l'adoption de la loi du 21 juin 1985, précitée.
8. Le principe de la gratuité de l'enseignement primaire et secondaire dans les deux réseaux d'enseignement, le public et le libre subventionné, a été consacré par l'article 12 de la loi du 29 mai 1959. Dès 1972, les institutions universitaires ont été autorisées à percevoir des droits d'inscription fixés à 12 000 BFR. Le Gouvernement belge a instauré, à partir de l'année 1976-1977, un droit d'inscription complémentaire, appelé ci-après "minerval", à charge des étudiants étrangers dont les parents ne résident pas en Belgique. Pour l'enseignement universitaire, le minerval, dont le montant peut varier entre 80 000 et 265 000 BFR, a été introduit par l'article 85 de la loi du 5 janvier 1976, modifiant l'article 27 de la loi du 27 juillet 1971 sur le financement et le contrôle des institutions universitaires.
9. L'article 16, paragraphe 1, de la loi du 21 juin 1985 a eu pour objet de modifier l'article 27 de la loi du 27 juillet 1971, précitée, afin de permettre que soient subventionnés les étudiants qui sont travailleurs migrants ou conjoints de ces travailleurs. Cet article n'a pas eu pour objet, par contre, de permettre le versement de subventions pour les autres étudiants ressortissants des Etats membres de la CEE, et la libération de ceux-ci de l'obligation de payer le minerval lorsqu'ils viennent accomplir en Belgique des études universitaires. L'article 1er, paragraphe 10, de l'arrêté d'exécution du 30 août 1985 de l'article 59 de la loi du 21 juin 1985 prévoit, par contre, que les étudiants ressortissants d'un Etat membre de la CEE qui suivent des cours de formation professionnelle sont exemptés du paiement du minerval. Il faut encore signaler que le ministre francophone de l'Education Nationale a, le 2 septembre 1985, adressé une lettre aux recteurs des universités dans laquelle il précise que "suite à l'affaire Gravier et à l'influence dudit arrêt sur l'évolution du droit CEE, les droits complémentaires... ne peuvent plus être réclamés aux étudiants ressortissants des pays de la CEE dont vous aurez accepté l'inscription".
10. L'article 16, paragraphe 2, de la loi du 21 juin 1985 autorise expressément les institutions universitaires à refuser l'inscription des étudiants qui n'entrent pas en ligne de compte pour leur financement. L'article 27, paragraphe 3, sous f), de la loi du 27 juillet 1971 précise qu'un maximum de 2 % d'étudiants étrangers par rapport au nombre total des étudiants belges régulièrement pris en considération l'année académique précédente pourront seulement ouvrir le droit aux subsides.
11. De la lecture conjuguée de ces deux dispositions et de l'article 16, paragraphe 1, précité, il apparaît que l'Etat belge n'octroie de subsides qu'à 2 % d'étudiants étrangers et que les étudiants communautaires, qui viennent en Belgique dans le seul but d'y poursuivre des études universitaires, sont considérés comme étrangers. Les recteurs des universités sont donc autorisés, par la législation belge, à refuser l'inscription des étudiants communautaires parce que ceux-ci n'entrent normalement pas en ligne de compte pour le financement et cela même s'ils sont prêts à acquitter le minerval réclamé.
12. Pour que des mesures provisoires comme celles demandées puissent être ordonnées, l'article 83, paragraphe 2, du règlement de procédure prescrit que les demandes de référé doivent spécifier les circonstances établissant l'urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant, à première vue, l'octroi de la mesure provisoire à laquelle elles concluent.
13. A cet égard, la requérante invoque divers moyens qui justifieraient, à première vue, l'octroi des mesures qu'elle demande. Partant du principe qu'elle estime avoir démontré, dans son recours principal, que les études universitaires ont pour objet la formation professionnelle de l'étudiant au sens de l'article 128 du traité CEE, et de l'arrêt Gravier précité, elle estime que l'adoption, par la législation belge, de l'article 16, paragraphe 1, de la loi du 21 juin 1985, sans que cet article prévoie une exemption du minerval pour les ressortissants communautaires venus en Belgique dans le seul but d'y suivre des études universitaires, ne respecte pas l'arrêt Gravier et constitue une discrimination, en raison de la nationalité, contraire à l'article 7, dans la mesure où un tel minerval n'est pas exigé des étudiants belges. Elle considère que la lettre du ministre francophone de l'Education Nationale, datée du 2 septembre 1985, invitant les recteurs des universités à ne pas réclamer de minerval aux étudiants CEE, ne constitue pas une mesure suffisante pour protéger les étudiants communautaires. Les universités, surtout celles qui sont libres, mais aussi celles d'Etat, peuvent, en effet, invoquer leur personnalité juridique et leur autonomie budgétaire et financière pour s'en tenir aux termes de la loi et ne pas appliquer les instructions du ministre. En outre, elle fait valoir que cette lettre est rétractable et peut être modifiée à tout moment.
14. Par ailleurs, la requérante reproche également au Royaume de Belgique d'avoir adopté l'article 16, paragraphe 2, de la loi du 21 juin 1985, disposition prévoyant que les universités peuvent refuser l'inscription des étudiants non finançables, parce que cet article aurait pour effet de provoquer des discriminations supplémentaires vis-à-vis des étudiants communautaires venus en Belgique dans le seul but d'y suivre des études universitaires. En effet, suite à l'application conjointe de cet article et des diverses dispositions légales citées au point 11 de cette ordonnance, l'étudiant communautaire peut désormais se voir refuser une inscription dans une université belge, alors que ce même refus ne peut être opposé à un étudiant belge. Elle souligne que les universités seront d'autant plus enclines à refuser l'inscription d'un étudiant communautaire qui refuse de payer le minerval qu'elles ne perçoivent déjà aucun subside pour celui-ci. Le refus d'inscription risque donc d'apparaître comme la seule alternative possible aux universités soucieuses d'une bonne gestion et cela même si l'étudiant communautaire offre de s'acquitter du minerval parce que le montant du minerval ne couvre que 50 % des frais réellement supportés par les universités.
15. Pour sa part, dans les observations qu'il a soumises dans le cadre de la procédure en référé, le Royaume de Belgique commence par soulever une exception d'irrecevabilité vis-à-vis du recours en manquement car la Commission n'aurait pas respecté les garanties procédurales prévues à l'article 169 du traité en lui accordant des délais extrêmement courts dans le cadre de cette procédure. Il estime ensuite qu'aucun des moyens invoqués par la requérante n'est de nature à établir le fumus boni juris. A cet égard, il est d'avis que l'arrêt Gravier a été rendu exclusivement en matière d'enseignement professionnel et que la loi du 21 juin 1985 a donné une application exacte des principes qui se dégagent de cet arrêt, en limitant les retombées de cette jurisprudence à l'enseignement technique professionnel et en excluant l'enseignement universitaire. Il souligne également que l'adoption de l'article 16, paragraphe 2, par le Royaume de Belgique n'avait pas pour but de discriminer les étudiants étrangers par rapport aux étudiants belges, mais visait à confirmer légalement le droit des recteurs de refuser l'inscription des étudiants qui triplent, qu'ils soient belges ou étrangers.
16. Devant ces divergences d'opinion, il importe de délimiter avec précision les problèmes soulevés et de les examiner à la lumière de l'arrêt Gravier. Le problème central est de savoir si le fait d'ériger, à l'égard des seuls étudiants ressortissants des autres Etats membres, un seuil financier, comme le paiement du minerval, à l'accès aux études universitaires, même celles qui pourraient relever de la formation professionnelle, est conforme au droit communautaire et à l'arrêt Gravier en particulier.
17. Il résulte de l'arrêt Gravier que les conditions d'accès à la formation professionnelle relèvent du domaine d'application du traité et que l'imposition d'un minerval, comme condition pour l'accès aux cours d'enseignement professionnel aux étudiants ressortissants des autres Etats membres, alors qu'une même charge n'est pas imposée aux étudiants nationaux, constitue une discrimination, en raison de la nationalité, prohibée par l'article 7 du traité.
18. Dans le cadre d'une procédure de référé, il est impossible pour la Cour de déterminer si les études universitaires font partie de l'enseignement de formation professionnelle au sens de l'arrêt Gravier, sans préjuger de la décision au fond. Il apparaît toutefois qu'on ne peut rejeter l'hypothèse que certaines études universitaires, notamment celles qui préparent à une qualification pour une profession, un métier ou un emploi spécifique, ou qui confère l'aptitude particulière à exercer une telle profession, un tel métier ou emploi, pourraient relever de l'enseignement professionnel et ne pourraient, dès lors, pas être soumises à des conditions d'accès différentes pour les étudiants nationaux et ceux ressortissants des autres Etats membres. Du fait que l'article 16, paragraphe 1, de la loi du 21 juin 1985 impose le paiement d'un minerval aux étudiants ressortissants des autres Etats membres qui désirent effectuer des études universitaires en Belgique, même si ces études semblent avoir des liens étroits avec la formation professionnelle, on peut, dès lors, estimer que les moyens invoqués par la requérante peuvent justifier, à première vue, l'octroi de la mesure provisoire demandée.
19. Même si l'on peut estimer qu'en l'espèce, la requérante a indiqué des moyens de fait et de droit pouvant justifier, à première vue, l'octroi de la mesure provisoire demandée, il appartient encore à la Cour d'apprécier l'urgence d'une telle mesure et son caractère nécessaire aux fins d'éviter un dommage grave et irréparable.
20. A cet égard, la requérante fait valoir que l'année académique est déjà en cours et qu'il est urgent, dès lors, pour l'étudiant communautaire de savoir s'il pourra bénéficier, du moins à titre provisoire, d'une inscription ou si, au contraire, en fonction de ses moyens financiers, il devra soit acquitter le minerval, soit renoncer aux études envisagées ou déjà entamées. Il apparaît évident à ses yeux que tout étudiant communautaire qui se verrait refuser son inscription ou sa réinscription parce qu'il serait dans l'impossibilité d'acquitter le minerval subirait un dommage grave et irréparable. L'étudiant communautaire qui aurait accepté d'acquitter le minerval se trouverait dans la même situation vu le montant des sommes parfois élevé qu'il aurait dû débourser. Le préjudice irréparable serait encore plus manifeste dans l'hypothèse où un étudiant communautaire disposé à acquitter le minerval se verrait refuser son inscription en vertu de l'article 16, paragraphe 2, de la loi du 21 juin 1985.
21. Pour sa part, le Royaume de Belgique conteste que la condition d'urgence reprise par un recours en référé soit satisfaite. Le fait que la loi instaurant un minerval à charge des étudiants étrangers existe depuis 1976 et n'a jamais été attaquée antérieurement par la requérante lui semble significatif à cet égard. Il souligne encore qu'habituellement, l'adoption de mesures provisoires dans le cadre d'un recours en manquement n'est accordée que si l'Etat membre a modifié subitement sa législation d'une façon manifestement contraire au traité, ce qui ne pourrait lui être reproché puisque, par la loi du 21 juin 1985, le Royaume de Belgique aurait donné une application exacte des principes qui se dégagent de l'arrêt Gravier précité. Quant au dommage subi par les étudiants communautaires, du fait du paiement du minerval, il ne lui apparaît pas grave et irréparable du fait des possibilités de remboursement qui s'offriraient à eux si la perception du minerval était déclarée indue par la suite. Le Royaume de Belgique estime qu'en tout état de cause, le dommage que subiraient les étudiants communautaires du fait du paiement du minerval doit être vu en relation avec le dommage que subiraient les universités belges si elles étaient tenues à inscrire ces étudiants en l'absence tant de subside que de contribution de l'étudiant à ses frais d'études.
22. A la suite des informations communiquées à la Cour à l'audience par le Royaume de Belgique, il semble que ce sont surtout les étudiants communautaires désirant s'inscrire dans une université libre qui se verraient refuser leur inscription s'ils n'acquittaient pas le minerval qui leur est réclamé. Les universités d'Etat, quant à elles, respecteraient, dans une beaucoup plus grande mesure, les instructions qui leur ont été communiquées par le ministre dans sa lettre du 2 septembre 1985.
23. Même si les parties ne sont pas d'accord sur le nombre exact d'étudiants communautaires concernés, il apparaît, à tout le moins, que certains d'entre eux se voient refuser leur inscription du fait de leur impossibilité ou refus de payer le minerval qui leur est réclamé, alors que l'année académique est déjà en cours. Le président de la Cour est, dès lors, d'avis qu'il est urgent que ces étudiants puissent obtenir leur inscription sans devoir acquitter le minerval, afin d'éviter qu'il ne subisse un dommage grave et irréparable.
24. Par ailleurs, dans le cadre de l'application de l'article 186 du traité CEE, il est nécessaire de mettre en balance l'ensemble des intérêts en cause. A cet égard, le président de la Cour estime qu'un équilibre serait établi entre les intérêts des parties en cause si, lors de leur inscription, les étudiants communautaires prennent l'engagement personnel, par écrit, d'acquitter le minerval si le recours au fond était rejeté.
Par ces motifs,
LE PRESIDENT,
Statuant au provisoire,
Ordonne :
1) En attendant l'arrêt au principal, le Royaume de Belgique est tenu :
a) Dès la notification de la présente ordonnance, de prendre, sans délai, toutes les mesures nécessaires pour garantir l'accès des étudiants ressortissants des autres Etats membres aux études relevant de la formation professionnelle dispensée par les institutions universitaires belges dans les mêmes conditions que les étudiants nationaux, pour autant que ceux-ci prennent l'engagement personnel, par écrit, d'acquitter le montant du minerval si le recours au fond était rejeté par la Cour. Cet engagement personnel par écrit devrait prendre la forme d'une reconnaissance individuelle de dette ;
b) D'informer, dans un mois au plus tard, la Commission et la Cour de justice des mesures qu'il aura prises afin de se conformer au point 1, sous a), du dispositif de cette ordonnance.
2) Les dépens sont réservés.