CA Bordeaux, 2e ch., 16 février 2000, n° 98-05176
BORDEAUX
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lebegue et Cie (SA)
Défendeur :
Torelli (ès qual.) ; Thebaud Francis (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Frizon de Lamotte
Conseillers :
Mlle Courbin, M. Ors
Avoués :
SCP Casteja-Clermontel, SCP Rivel-Combeaud
Avocats :
Mes Hatte, Petoin
La société Francis Thebaud SA a assigné en paiement de diverses sommes la société Lebegue et Cie pour laquelle elle a travaillé en qualité d'agent commercial, et qui a résilié ce contrat le 10 juillet 1996.
Par jugement du 28 juillet 1998, le Tribunal de commerce de Libourne a sursis à statuer sur la demande de la société J. Lebegue, a désigné en qualité d'expert Monsieur Estrade avec mission notamment de :
* déterminer le montant du solde de commissions dues au titre du préavis de résiliation du contrat d'agent commercial de la société Francis Thebaud par la SA J. Lebegue et Cie, dont le siège social est situé à Mede, 33330 Saint-Emilion, pour la période du 12 juillet au 12 octobre 1996, déduction faite des factures n° 96158 du 13 septembre 1996 et n° 96150 du 31 juillet 1996 ;
* déterminer le montant du droit à commission de l'agence Francis Thebaud pour les opérations intervenues au profit de la société Lebegue à compter de la fin du préavis jusqu'au 31 décembre 1996 ;
La société Lebegue a interjeté appel le 4 septembre 1998 ;
Par ordonnance du conseiller de la mise en état du 19 février 1999, cet appel a été déclaré recevable. La SCP Torelli, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de la société Lebegue et Cie, a conclu le 5 octobre 1999 ; elle demande acte de sa présence à l'instance et de sa remise à justice.
La société Lebegue et Cie, aux termes de ses dernières écritures du 7 décembre 1999 qu'il convient de viser, demande la réformation du jugement, à titre principal l'irrecevabilité des demandes de la société Thebaud faute par elle d'avoir déclaré sa créance dans les délais légaux, à titre subsidiaire au mal-fondé de la société Thebaud à demander l'indemnité prévue par la loi du 25 juin 1991 du fait des fautes commises par elle dans l'exercice de son contrat d'agent commercial et de sa perte d'indépendance ; elle demande 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Francis Thebaud, par ses dernières écritures du 24 décembre 1999 qu'il convient de viser, dit être fondée à solliciter paiement du solde des commissions dues au titre du préavis, des commissions dues pour les opérations intervenues dans un délai raisonnable à compter de la fin du préavis, et d'une indemnité de résiliation de 1 555 054 F ; elle demande la désignation d'un expert pour la détermination du quantum des deux premières demandes ; concluant à la réformation du jugement pour le surplus, elle demande la condamnation de la société Lebegue à lui payer 2 555 054 F d'indemnité de résiliation du contrat, avec intérêts au taux légal à compter du 12 octobre 1996, date de la première mise en demeure jusqu'a parfait paiement ; en tout état de cause, elle demande 25 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Attendu qu'il n'est pas contesté que depuis plus de 80 ans un mandat, non écrit, d'agent commercial liait la société Francis Thebaud à la société Lebegue et Cie, qui a pour activité le négoce de vins de Bordeaux, sur la région parisienne ;
Que le Tribunal de commerce de Cognac, par jugement du 6 octobre 1994, a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société Lebegue, et de 8 autres sociétés, par extension de la procédure ouverte à l'encontre de la SA Maison T. Ricard, nommé Maître Sautarel administrateur judiciaire et Maître Jean-François Torelli représentant des créanciers ;
Que le tribunal de commerce a prononcé la liquidation judiciaire de l'ensemble des sociétés par jugement du 30 avril 1996, lequel a été réformé par arrêt de la cour du 23 juillet 1996, au vu duquel, par jugement du 25 octobre 1996, le tribunal de commerce a arrêté le plan de redressement par continuation, et nommé Maître Jean-François Torelli commissaire à l'exécution du plan de redressement ; que la société Thebaud, le 21 décembre 1994, a déclaré sa créance antérieure au jugement d'ouverture pour 591 439,65 F ;
Que Maître Sautarel, administrateur, par lettre recommandée avec accusé de réception du 10 juillet 1996, a notifié à l'Agence Thebaud la résiliation du contrat d'agence, qui la liait à son administrée, au motif que l'agence était désormais détenue à plus de 50% par la société les Régionaux, société concurrente de la société Lebegue, ce qui constituait une situation de concurrence déloyale à l'égard de celle-ci, qu'il aurait été créé avec Monsieur De Graeve une société d'agent commercial et une société de négoce détenue à plus de 50 % par la société les Régionaux ;
Que ces faits paraissaient, selon Maître Sautarel, remettre en cause d'une part l'indépendance de l'agence et constituaient d'autre part une violation des obligations de non concurrence auxquelles la société Thebaud était tenue en sa qualité d'agent commercial ; que Maître Sautarel ajoutait : "il est d'ailleurs constaté une baisse considérable du chiffre d'affaires réalisé par mon administrée sur la région parisienne" ; qu'en réponse, le 25 juillet 1996, l'agence Thebaud a sollicité une rencontre avec Maître Sautarel et les dirigeants de la société Lebegue afin d'obtenir des explications ;
Que la société Lebegue, le 31 juillet 1996, a informé par lettre un de ses clients, Comex, que dans le cadre de la réorganisation de ses services commerciaux, elle avait mis fin au contrat qui la liait à la société Thebaud, que dans l'attente de la mise en place d'une nouvelle équipe commerciale, Comex pouvait la contacter directement ; que, le 5 août 1996, la société Lebegue a accepté la demande de rendez-vous, a confirmé la résiliation du contrat ajoutant : " en conséquence nous vous signalons que nous ne pouvons en aucun cas prendre des commandes émanées par votre agence ; il est donc inutile de nous adresser des ordres " ;
Que la société Lebegue, le 29 août 1996, a protesté contre la réception de commandes de l'Agence Thebaud;
Que celle-ci, par lettre recommandée avec accusé de réception du 8 novembre 1996, a déclaré à Maître Sautrel ses créances "résiliation de contrat d'agent commercial postérieure au jugement d'ouverture du redressement judiciaire", soit une indemnité de rupture de 2 555 054 F et 2 604 428,26 F de commissions arrêtées au 13 septembre 1996 ;
Attendu, sur la recevabilité des demandes de Francis Thebaud et sur l'application de la loi et du décret de 1985 avant la réforme de 1994, que, selon l'agence Thebaud, les commissions dues pour la période de préavis jusqu'au 12 octobre 1996 ainsi que pour les opérations à intervenir dans un délai raisonnable à compter de la fin de préavis d'une part, et l'indemnité pour résiliation unilatérale du contrat d'agent commercial d'autre part, nées postérieurement à l'ouverture du redressement judiciaire, bénéficient donc du privilège institué par les dispositions de l'article 40 de la loi de 1985, dans sa rédaction ancienne, le jugement d'ouverture du 6 octobre 1994 étant antérieur à la promulgation du décret d'application le 22 octobre 1994 ;
Que l'article 99 de la loi du 10 juin 1994 modifié par l'article 35 de la loi du 8 août 1994 dit : "... les dispositions de la présente loi rentreront en vigueur à une date fixée par décret et au plus tard le 1er octobre 1994. Elles seront applicables aux procédures ouvertes à compter de cette date " ;
Qu'une circulaire de la Chancellerie du 29 septembre 1994 a demandé aux Procureurs Généraux de requérir la non application de la loi nouvelle aux procédures ouvertes entre les 1er et 22 octobre 1994, afin de favoriser une application cohérente et uniforme de la loi du 10 juin 1994, en considération de l'indivisibilité de celle-ci ; que la Cour de cassation a décidé l'application immédiate aux procédures ouvertes à compter du 1er octobre 1994 de la loi du 10 juin 1994 ;
Que cette application immédiate n'exclut pas, en l'absence des nouvelles dispositions réglementaires, que les dispositions réglementaires antérieures à l'entrée en vigueur du décret du 21 octobre 1994 reçoivent application, dès lors qu'elles sont compatibles avec les nouvelles dispositions législatives ;
Que l'article 40 tel qu'il résulte de la loi du 10 juin 1994 énumère les créances non payées à l'échéance en cas de continuation qui n'ont pas à être déclarées ; que les dispositions nouvelles du 3e de cet article : "en cas de résiliation d'un contrat régulièrement poursuivi, les indemnités et pénalités sont exclues du bénéfice de la présente disposition ", sont immédiatement applicables ; qu'elles ne nécessitent pas des dispositions réglementaires pour être appliquées ; qu'en effet l'article 66 du décret, dans sa nouvelle rédaction du décret du 21 octobre 1994, édicte un délai supplémentaire d'un mois à compter de la date de la notification de la décision prononçant la résiliation d'un contrat régulièrement poursuivi bénéficiant au contractant pour déclarer au passif les indemnités mentionnées au 3e de l'article 40 de la loi du 25 janvier 1985 ; que ce texte augmente seulement le délai prévu dans l'ancien décret : " pour le co-contractant mentionné à l'article 37 de la loi du 25 janvier 1985, le délai de déclaration expire 15 jours après la date à laquelle la renonciation est acquise...".
Que dans le présent litige il n'est pas nécessaire de se prononcer sur le délai applicable dès lors que l'agence Thebaud a déclaré sa créance le 5 novembre 1996, soit en tout état de cause hors délai, qu'il soit fait application de l'ancien ou du nouveau texte, la rupture du contrat étant intervenue le 10 juillet 1996 ;
Que l'agence Thebaud est forclose ; qu'elle est irrecevable en ses demandes
Que le jugement est réformé ;
Attendu que l'agence Thebaud, succombant, doit supporter les entiers dépens de première instance et d'appel ; qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Lebegue et Cie les frais irrépétibles de procédure ;
Par ces motifs, LA COUR, dit la société Lebegue et Cie SA fondée en son appel et l'agence Francis Thebaud SA mal fondée en son appel incident, donne acte à la SCP Torelli de son intervention, réformant le jugement et statuant à nouveau, dit la société Francis Thebaud SA irrecevable en ses demandes. Condamne la société Francis Thebaud SA à payer à la société Lebegue et Cie SA 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Condamne la société Francis Thebaud aux entiers dépens de première instance et d'appel, application étant faite des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.