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Décisions

CJCE, 20 mars 1990, n° C-21/88

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Du Pont de Nemours Italiana SPA

Défendeur :

Unità Sanitaria locale n° 2 di Carrara

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Kakouris, Schockweiler, Zuleeg

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Koopmans, Mancini, Joliet, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Díez de Velasco

Avocats :

Mes Zanchini, Siragusa, Raffaelli, Rucellai, Lessona, Ferri

CJCE n° C-21/88

20 mars 1990

LA COUR,

1. Par ordonnance du 1er avril 1987, parvenue à la Cour le 20 janvier 1988, le Tribunale amministrativo regionale della Toscana a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30, 92 et 93 du traité CEE, en vue d'apprécier la compatibilité avec ces dispositions d'une réglementation italienne qui réserve aux entreprises implantées dans la zone du Mezzogiorno un pourcentage des marchés publics de fournitures.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Du Pont de Nemours Italiana SpA, soutenue par Du Pont de Nemours Deutschland GmbH, à l'Unità sanitaria locale n° 2 di Carrara (ci-après "USL"), soutenue par la société 3M Italie, à propos des conditions de passation d'un marché de fournitures en pellicules et liquides de radiologie.

3. En vertu de l'article 17, paragraphes 16 et 17, de la loi n° 64 du 1er mars 1986 (Disciplina organica dell'intervento straordinario nel Mezzogiorno), l'Etat italien a étendu à tous les organismes et administrations publics ainsi qu'aux organismes et sociétés à participation de l'Etat, y compris les USL situées sur l'ensemble du territoire national, l'obligation de se fournir, à concurrence d'au moins 30 % de leurs besoins, auprès d'entreprises industrielles, agricoles et artisanales implantées dans le Mezzogiorno, dans lesquelles les produits visés subissent une transformation.

4. Conformément aux dispositions de cette législation nationale, l'USL a, par décision du 3 juin 1986, fixé les conditions de l'adjudication restreinte d'un marché de fourniture de pellicules et de liquides de radiologie. Dans le cahier spécial des charges annexé, elle a réparti le marché en deux lots, dont l'un, égal à 30 % du montant global, était réservé aux entreprises sises dans le Mezzogiorno. Du Pont de Nemours Italiana SpA a attaqué cette décision devant le Tribunale amministrativo regionale della Toscana en arguant du fait qu'elle avait été exclue de la participation à la procédure d'adjudication de ce lot, au motif qu'elle n'avait pas d'établissement dans le Mezzogiorno. Par décision du 15 juillet 1986, l'USL a procédé à l'adjudication du lot correspondant à 70 % du montant global du marché en cause. Du Pont de Nemours Italiana SpA s'est pourvue également contre cette décision devant le même tribunale.

5. Dans le cadre de l'examen de ces deux recours, la juridiction nationale a décidé de saisir la Cour à titre préjudiciel des questions de savoir si :

1) L'article 30 du traité qui interdit les restrictions quantitatives à l'importation et toute mesure d'effet équivalent doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à la réglementation nationale en cause ;

2) L'obligation de réserver une partie des commandes inscrite à l'article 17 de la loi n° 64 du 1er mars 1986 présente les caractéristiques d'une "aide" au sens de l'article 92, dans la mesure où elle vise à "favoriser le développement économique" d'une région où "le niveau de vie est anormalement bas", par l'installation d'entreprises de nature à contribuer au développement économico-social de telles régions ;

3) L'article 93 du traité attribue de façon exclusive à la Commission la mission d'apprécier la compatibilité des aides visées à l'article 92 ou si une telle fonction incombe également au juge national lorsqu'il vérifie le conflit éventuel de la loi nationale avec des normes du système juridique communautaire.

6. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation applicable ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

A - Sur la première question

7. Par cette question, la juridiction nationale vise à savoir si l'article 30, qui interdit les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toute mesure d'effet équivalent, s'oppose à une réglementation nationale qui réserve aux entreprises implantées dans certaines régions du territoire national un pourcentage des marchés publics de fournitures.

8. Il convient, liminairement, de rappeler à cet égard que, selon la jurisprudence constante de la Cour établie par l'arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, point 5 (n° 8-74, Rec. p. 837), l'article 30, en interdisant entre les Etats membres les mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation, vise toute réglementation commerciale susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intracommunautaire.

9. Il faut signaler, par ailleurs, qu'aux termes du premier considérant de la directive n° 77-62-CEE du Conseil, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1, ci-après "directive n° 77-62"), en vigueur au moment des faits du litige au principal, "les restrictions à la libre circulation des marchandises appliquées dans le domaine des fournitures publiques sont interdites en vertu des articles 30 et suivants du traité".

10. Il convient dès lors de déterminer l'effet qu'un régime préférentiel tel que celui visé en l'espèce au principal est susceptible d'avoir sur la libre circulation des marchandises.

11. Il y a lieu d'observer, à cet égard, qu'un tel régime, qui favorise les marchandises transformées dans une région déterminée d'un Etat membre, empêche les administrations et les organismes publics concernés de s'approvisionner pour une partie de leurs besoins auprès d'entreprises situées dans d'autres Etats membres. Dans ces conditions, il convient d'admettre que les produits originaires d'autres Etats membres sont discriminés par rapport aux produits fabriqués dans l'Etat membre en question et qu'il est ainsi fait obstacle au cours normal des échanges intracommunautaires.

12. Cette conclusion n'est pas infirmée par la circonstance qu'un tel régime préférentiel déploie ses effets limitatifs dans une proportion identique tant à l'égard des produits fabriqués par des entreprises de l'Etat membre en question, qui ne sont pas situées dans la région visée par le régime préférentiel, qu'à l'égard des produits fabriqués par des entreprises établies dans les autres Etats membres.

13. En effet, il y a lieu de souligner, d'une part, que si tous les produits de l'Etat membre en question ne sont pas avantagés par rapport aux produits étrangers, il n'en reste pas moins que tous les produits bénéficiant du régime préférentiel sont des produits nationaux et, d'autre part, que le fait que l'effet restrictif d'une mesure étatique sur les importations favorise non pas l'ensemble des produits nationaux, mais seulement une partie de ces produits, n'est pas de nature à faire échapper la mesure en cause à l'interdiction de l'article 30.

14. Il y a lieu de constater ensuite que, en raison de son caractère discriminatoire, un régime tel que celui visé en l'espèce au principal ne saurait être justifié au titre des exigences impératives reconnues par la jurisprudence de la Cour, exigences qui ne peuvent être prises en considération qu'à l'égard de mesures indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés (arrêt du 17 juin 1981, Commission/Irlande, n° 113-80, Rec. p. 1625).

15. Il convient d'ajouter qu'un tel régime ne relève pas davantage du champ d'application des exceptions limitativement énumérées par l'article 36 du traité.

16. Le Gouvernement italien a invoqué toutefois l'article 26 de la directive n° 77-62, précitée, aux termes duquel "la présente directive ne fait pas obstacle à l'application des dispositions en vigueur au moment de son adoption, figurant dans la loi italienne n° 835 du 6 octobre 1950 (Journal Officiel de la République italienne n° 245, du 24.10.1950) ainsi que dans ses modifications successives, sans préjudice de la compatibilité de ces dispositions avec le traité".

17. Il y a lieu de relever, à cet égard, d'une part, que le contenu de la législation nationale à laquelle la juridiction nationale se réfère (loi n° 64-86) est en partie différent et plus étendu qu'il ne l'était au moment de l'adoption de la directive (loi n° 835-50) et, d'autre part, que l'article 26 de la directive précise que celle-ci s'applique "sans préjudice de la compatibilité de ces dispositions avec le traité". En tout état de cause, la directive ne saurait être interprétée en ce sens qu'elle autoriserait l'application d'une législation nationale dont les dispositions violent celles du traité et, par conséquent, qu'elle constitue un obstacle à l'application de l'article 30 dans une affaire telle que celle au principal.

18. Il convient donc de répondre à la juridiction nationale que l'article 30 doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui réserve aux entreprises implantées dans certaines régions du territoire national un pourcentage des marchés publics de fournitures.

B - Sur la deuxième question

19. Par cette question, la juridiction nationale vise à savoir si une éventuelle qualification de la réglementation en cause comme une aide au sens de l'article 92 pourrait faire échapper celle-ci à l'interdiction de l'article 30.

20. A cet égard, il suffit de rappeler que, selon une jurisprudence constante (voir notamment arrêt du 5 juin 1986, Commission/Italie, n° 103-84, Rec. p. 1759), l'article 92 ne saurait en aucun cas servir à mettre en échec les règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises. Il résulte, en effet, de cette jurisprudence que ces règles comme les dispositions du traité relatives aux aides étatiques poursuivent un objectif commun, qui est d'assurer la libre circulation des marchandises entre les Etats membres dans des conditions normales de concurrence. Ainsi que la Cour l'a précisé dans la jurisprudence précitée, le fait qu'une mesure nationale puisse éventuellement être qualifiée d'aide au sens de l'article 92 n'est dès lors pas une raison suffisante pour faire échapper cette mesure à l'interdiction de l'article 30.

21. Au vu de cette jurisprudence, sans qu'il y ait lieu d'examiner le caractère d'aide de la réglementation en cause, il convient de répondre à la juridiction nationale que la qualification éventuelle d'une réglementation nationale comme une aide au sens de l'article 92 ne saurait faire échapper cette réglementation à l'interdiction de l'article 30.

C - Sur la troisième question

22. Il résulte des réponses données aux questions précédentes que, dans une situation telle que celle de l'espèce au principal, il appartient au juge national de garantir la pleine application de l'article 30. Dans ces conditions, la troisième question, qui concerne le rôle du juge national dans l'appréciation de la compatibilité des aides avec l'article 92, est devenue sans objet.

Sur les dépens

23. Les frais exposés par le Gouvernement italien, le Gouvernement français et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunale amministrativo regionale della Toscana, par ordonnance du 1er avril 1987, dit pour droit :

1) L'article 30 du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui réserve aux entreprises implantées dans certaines régions du territoire national un pourcentage des marchés publics de fournitures.

2) La qualification éventuelle d'une réglementation nationale comme une aide au sens de l'article 92 du traité ne saurait faire échapper cette réglementation à l'interdiction de l'article 30 du traité.