CA Paris, 25e ch. A, 1 juillet 2005, n° 04-07876
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Leyco France (SA)
Défendeur :
Carrefour France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Betch
Conseillers :
Mmes Collot, Blum
Avoués :
SCP Patrice Monin, SCP Gaultier Kistner
Avocats :
Mes Michel, Kohn, de Lammerville
La SA Leyco France a interjeté appel d'un jugement rendu le 5 juin 2003 par le Tribunal de commerce d'Evry qui l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de la SAS Carrefour France et l'a condamnée à payer à celle-ci la somme de 3 811,22 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Cette décision a été rendue dans le litige opposant la SA Leyco France, ci-après Leyco, à la SAS Carrefour France, ci-après Carrefour, dont elle a été, jusqu'en 1998, l'un des fournisseurs en téléviseurs et magnétoscopes "premiers prix", à propos de la rupture qu'elle estime brutale de leurs relations commerciales anciennes et du préjudice qu'elle dit découler de l'absence de préavis.
Au soutien de son recours et par ses dernières conclusions du 10 février 2005 auxquelles il est expressément renvoyé pour un plus ample exposé, Leyco, après avoir exposé qu'à la suite de deux incidents survenus en 1997, Carrefour ne l'a plus, à partir de 1998, convoquée pour la référencer ni ne lui demandé ses offres de prix, fait valoir que les premiers juges ont fait une fausse analyse des relations commerciales ; qu'en toute hypothèse, quelle que soit la forme prise par la contractualisation des relations commerciales entre les parties, l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce s'applique dès lors que les relations se sont établies, comme en l'espèce, dans la durée ; que la rupture a été brutale et sans préavis ; qu'en raison de l'ancienneté des relations commerciales vieilles de 18 ans, de leur constance, leur qualité et leur spécificité, du courant d'affaires en forte progression au cours des trois dernières années, de son état de dépendance économique, le préavis, qui doit être doublé en application de l'article L. 44-6-I 5° du Code de commerce compte tenu du fait que les matériels standard fournis étaient vendus sous les marques propres de Carrefour, aurait dû être de deux ans au moins ; que le préjudice irrémédiable qu'elle a subi a été aggravé par son état de dépendance économique, ce qui justifie le montant qu'elle réclame.
Elle demande à la cour, au visa de l'article L. 442-6-I du Code de commerce, de condamner Carrefour à lui payer, outre 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, 2 600 000 euro à titre de dommages et intérêts et subsidiairement, une indemnité provisionnelle de 500 000 euro à valoir sur la réparation de son préjudice à déterminer après expertise comptable.
Par ses dernières conclusions du 23 février 2005 auxquelles il est expressément renvoyé pour un plus ample exposé, Carrefour expose que ses relations anciennes avec Leyco se sont progressivement dégradées à partir de 1997 dans le contexte d'une concurrence par les prix sur un marché hautement compétitif où les magnétoscopes étaient peu à peu remplacés par les DVD ; que Leyco qui est directement à l'origine des incidents de 1997 qu'elle relate, ne lui a plus fait de propositions correspondant à ses besoins alors qu'elle-même a continué à l'interroger en 1998 à l'occasion de ses différents approvisionnements ; que Leyco n'était parallèlement plus en mesure d'effectuer le service après-vente des appareils livrés.
Elle soutient que l'article 36, 5° de l'ordonnance du 1er décembre 1986 repris par l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce n'a pas vocation à contraindre un distributeur à continuer de s'approvisionner auprès d'un fournisseur alors que celui-ci, comme en l'espèce, ne répond plus à ses besoins et lui propose des produits qui ne correspondent plus à l'évolution du marché en termes tant techniques que de prix ; qu'elle n'a, en tout état de cause, jamais pris un quelconque engagement de volume vis-à-vis de Leyco ni conféré à celle-ci une quelconque exclusivité ; que Leyco ne lui a jamais fourni, de façon permanente, un même modèle de magnétoscope de 1991 à 1997, les modèles variant d'une commande à l'autre ; que le fait que Leyco ait été "référencée" ne saurait pour autant signifier qu'elle avait la garantie de voir se renouveler son chiffre d'affaires avec Carrefour ; que la relation des parties s'établissant sur une base de commandes unitaires négociées au cas par cas, ces commandes avaient un caractère aléatoire et leurs conclusions, renouvellements et poursuites dépendaient de la compétitivité des offres de Leyco et de sa capacité à se fournir au meilleur prix auprès de ses propres fournisseurs asiatiques ; que Leyco ne produit, du reste, aucune proposition commerciale qu'elle lui aurait transmise et que Carrefour aurait refusée.
A titre subsidiaire, elle conteste l'existence de tout préjudice ainsi que l'application aux faits de l'espèce, qui remontent à 1997, de la loi NRE modifiant l'article L. 422-6 du Code de commerce sur le préavis de deux ans et elle s'oppose à la demande d'expertise en faisant valoir que Leyco a désormais communiqué aux débats l'ensemble des éléments d'appréciation du préjudice allégué.
Elle conclut à la confirmation du jugement déféré et à la condamnation de Leyco à lui payer 10 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Cela exposé
Considérant que Leyco a renoncé à invoquer l'abus de dépendance économique ou les prétendus manquements de Carrefour aux dispositions de l'article 36-3° de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Que les développements de l'intimée sur ces points sont sans portée ;
Considérant qu'il sera ensuite relevé qu'aucune des parties ne tire les conséquences juridiques sur le terrain d'un manquement adverse aux obligations contractuelles qui serait en relation de causalité avec le principe du préjudice invoqué, des deux incidents de 1997 dont chacune présente sa propre version ;
Considérant, cela étant posé, que Leyco incrimine la rupture brutale et sans préavis de ses relations commerciales établies avec Carrefour ;
Qu'elle fonde son action sur l'article L. 442-6-1, 5° du Code de commerce ;
Considérant que cette disposition n'est applicable, au regard de la date des faits reprochés, que dans sa version directement issue de l'article 36.5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 selon laquelle :
"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice subi le fait, par tout producteur, commerçants, industriell ou artisan
- de rompre brutalement même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels. Les dispositions précédentes ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou de force majeure" ;
Considérant que Leyco justifie de l'ancienneté de ses relations commerciales avec Carrefour, celles-ci remontant au moins, au vu des pièces produites, à l'année 1987 ;
Que bien plus, Carrefour admet expressément dans ses écritures que Leyco a été l'un de ses fournisseurs en télévision et magnétoscopes "premiers prix" d'importation ; que leurs relations commerciales ont connu un important développement dans les années 1990 en raison de l'accroissement du marché de la vidéo et de la compétitivité des offres présentées par Leyco ; qu'elle a conclu avec celle-ci différents accords portant sur la fourniture de nombreuses références successives de magnétoscopes ou de téléviseurs et que Leyco a été "référencée";
Que le fait que Leyco ait été "référencée" parmi les fournisseurs de Carrefour, s'il ne garantissait pas à Leyco un montant précis de chiffre d'affaires montre, contrairement à ce qu'ont estimé à tort les premiers juges, l'absence d'aléa dans le courant d'affaires quand bien même les prix proposés devaient demeurer compétitifs ;
Qu'il ressort par ailleurs des données financières communiquées que depuis 1994, Leyco a réalisé avec Carrefour, selon, les années, entre près de 25 000 000 F et près de 58 000 000 F de chiffre d'affaires ;
Considérant qu'il apparaît ainsi qu'il existait entre les parties une relation commerciale établie au sens de l'article 36.5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, peu important le fait que Leyco n'ait pas été le fournisseur exclusif de Carrefour ni que celle-ci ait jamais pris un quelconque engagement de volume vis-à-vis de Leyco ou que les commandes n'aient pas systématiquement porté sur le même modèle de produit ;
Considérant que Carrefour a cessé totalement de se fournir auprès de Leyco à partir de la fin de l'année 1997, les seules marchandises livrées en 1998 ayant été commandées antérieurement à cette date ;
Qu'elle ne justifie d'aucun préavis écrit, ni même d'un avertissement sur les prix proposés, qu'elle estime à présent peu compétitifs, avant cette brutale rupture des relations commerciales ;
Que sa responsabilité est dès lors engagée à l'égard de Leyco par application de l'article 36.5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 repris par l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce ;
Considérant qu'il demeure que Leyco n'est pas fondée à revendiquer sur le fondement de dispositions inapplicables au regard de la date des faits, le doublement de la durée minimale du préavis et en conséquence un préavis de deux ans ;
Considérant par ailleurs, que s'il ressort de l'attestation, non contestée, de l'expert comptable de Leyco que celle-ci a réalisé avec Carrefour 24,01 % de son chiffre d'affaires annuel hors taxes en 1993, 26,81 % en 1994, 26,27 % en 1995, 47,54% en 1996 (56 204 000 F), 65,67% en 1997 (58 471 000 F) et compte tenu des reports de livraison, 46,60 % en 1998 (26 060 000 F), il demeure que Carrefour, ainsi qu'elle l'a relevé à juste titre à ce stade, n'était pas engagée envers Leyco pour un volume de commandes déterminé qui aurait été toujours aussi important qu'en 1997 et que le marché des téléviseurs et magnétoscopes sur lequel se plaçait Leyco était devenu un marché très concurrentiel y compris en raison de l'apparition des lecteurs DVD qui ont vocation à remplacer les magnétoscopes ;
Que de fait, les documents comptables révèlent que le chiffre d'affaires de Leyco, réduit à néant avec Carrefour en 1999, a parallèlement chuté de 93 % pour la même période avec ses autres clients ;
Que Leyco a également réalisé des pertes depuis 1995 et que son résultat d'exploitation de même que son résultat courant avant impôt n'ont pas été positifs depuis l'exercice 1994 ;
Considérant que Leyco ne saurait valablement imputer à Carrefour la disparition de son activité commerciale et n'établit pas, compte tenu de son taux de marge brute de 10,64% en moyenne sur cinq ans, la réalité de son préjudice à hauteur de la somme très importante qu'elle réclame ;
Considérant que sans qu'il y ait lieu de recourir à la mesure d'expertise sollicitée, la cour dispose, au vu des données du litige, des éléments suffisants d'appréciation pour fixer à 150 000 euro l'entière réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale et sans préavis ;
Que le jugement déféré sera infirmé en toutes ses dispositions et Carrefour condamnée au paiement de cette somme à titre de dommages et intérêts ;
Considérant que l'équité conduit à condamner Carrefour, qui succombant supportera la charge des dépens et verra sa demande au titre des frais irrépétibles rejetée, à payer à Leyco la somme de 4 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Infirme le jugement déféré ; Statuant à nouveau, Condamne la SAS Carrefour France à payer à la SA Leyco France la somme de 150 000 euro à titre de dommages et intérêts ainsi que celle de 4 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Rejette toutes demandes autres ou contraires aux motifs; Condamne la SA Carrefour France au paiement des dépens de première instance et d'appel avec admission, pour ces derniers, de l'avoué concerné au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.