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Décisions

Conseil Conc., 20 décembre 2005, n° 05-D-74

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre lors de marchés publics de fourniture et de stockage de granulats passés par le Conseil général des Vosges

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Vendrolini, par M. Nasse, vice-président présidant la séance, Mme Pinot, MM. Piot, Bidaud, membres.

Conseil Conc. n° 05-D-74

20 décembre 2005

Le Conseil de la concurrence (Section I),

Vu la lettre enregistrée le 28 juin 1999, sous le numéro F 1154, par laquelle le ministre délégué aux Finances et au Commerce extérieur a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre lors de marchés publics de fourniture et de stockage de granulats passés par le Conseil général des Vosges ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, fixant les conditions d'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par le commissaire du gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du gouvernement, entendus lors de la séance du 5 octobre 2005 ; Adopte la décision suivante :

I. Constatations

A. LE SECTEUR D'ACTIVITE

1. LES MARCHÉS CONCERNÉS ET LEURS CARACTÉRISTIQUES

1. Parmi les missions dévolues aux Conseils généraux par la loi du 2 mars 1982, figurent celles relatives aux travaux neufs et aux travaux d'entretien de la voirie départementale. Ainsi, en 1995 et 1997, le Conseil général des Vosges, agissant en sa qualité de maître d'ouvrage, a lancé des appels d'offres ouverts, pour la fourniture et le stockage de granulats destinés aux enduits superficiels sur routes départementales. Les granulats pour enduits superficiels sont produits essentiellement à partir de gisements alluvionnaires ou de roches éruptives.

2. Les marchés étaient divisés en lots géographiques correspondant aux différentes subdivisions de la direction départementale de l'équipement des Vosges et portaient sur la fourniture de gravillons concassés 4/6, 6/10 et 10/14, de type B ou C. Les classifications B et C correspondent à des différences d'ordre qualitatif, le granulat B étant d'une qualité supérieure, utilisée pour des routes à trafic important.

3. Le 12 décembre 1995, le Conseil général a procédé au lancement d'un premier appel à la concurrence pour les subdivisions de Charmes, Darney, Epinal, Neufchâteau et Vittel. La commission d'appel d'offres s'est prononcée sur l'attribution de ces marchés le 5 février 1996. Une deuxième consultation a été lancée le 21 mars 1997 pour les subdivisions de Bruyères, Remiremont et Saint-Dié, ainsi que, à nouveau, pour les lots de Charmes, Darney, Gérardmer, Neufchâteau et Vittel, pour lesquels l'appel d'offres de décembre 1995 avait été déclaré infructueux. La commission d'appel d'offres s'est réunie le 29 avril 1997.

4. Les marchés concernés étaient des marchés fractionnés à bons de commande d'une durée d'un an, renouvelables par tacite reconduction. Le cahier des clauses administratives particulières (ci-après " CCAP ") dispose que : " Les commandes successives seront adressées au fournisseur sous forme de bons de commande signés par les subdivisionnaires ".

5. Concernant les quantités de granulats à fournir, le directeur de la direction vosgienne de l'aménagement (ci-après " DVA "), M. X, a précisé lors d'une audition : " Le Conseil Général des Vosges, pour les besoins de la voirie départementale, conclut depuis longue date des marchés à commandes de fourniture de granulats sans détermination a priori des quantités ". Ainsi, aucune disposition du marché n'indique de quantités ; il est simplement précisé sous l'article 3 du CCAP, intitulé " Modalités d'exécution ", qu'un état sera annuellement notifié au fournisseur par le gestionnaire. Préalablement à la remise des offres, le maître d'ouvrage a, toutefois, communiqué aux entreprises, et à titre d'information, les quantités achetées au cours des années précédentes. Il est, cependant, indiqué dans le rapport d'enquête: " Cet état n'a pas grande signification puisqu'il est évident que les quantités peuvent être fortement contrastées d'une année à l'autre ".

6. Les bons de commande, émis successivement, précisaient, outre les quantités de granulats à fournir, la classe granulaire, les cadences, les délais et, dans certains cas, les lieux de livraison. Le cahier des clauses techniques particulières dispose, en effet, que deux modes d'exécution des fournitures sont envisagés : la fourniture sur des aires désignées par le titulaire du marché et la fourniture sur route. Ainsi, l'exécution du marché pouvait ne donner lieu à aucun transport effectué par l'entreprise titulaire du marché.

7. Le règlement de consultation des marchés indique que les critères retenus pour le jugement des offres, classés de un à trois, sont : le prix des prestations tenant compte des coûts de transport, la qualité des matériaux et la valeur technique. Chaque entreprise ou groupement d'entreprises devait présenter son offre sur un bordereau de prix unitaires et forfaitaires précisant, pour chaque catégorie de granulats à fournir, leur prix unitaire à la tonne, les termes fixes et kilométriques de leur transport, ainsi qu'un prix à la tonne pour la prestation de contrôle et de qualité du produit. La société Sagram a précisé dans un courrier du 26 juillet 2002 : " Quant aux modalités de calcul du coût de transport des granulats en 1996 et 1997, nous vous précisons que nous tenons compte de deux éléments à savoir : un terme fixe qui est multiplié par le tonnage livré ; un terme kilométrique qui est multiplié par la distance kilométrique entre le lieu de production et le lieu de livraison, et par le tonnage livré ". Lorsque les entreprises répondaient en groupement, le calcul du coût du transport pour le jugement des offres était établi par référence à la carrière la plus proche du lieu théorique de livraison.

2. LES ENTREPRISES

8. Les entreprises soumissionnaires comprenaient des entreprises locales indépendantes (Société Routière et de Dragage de l'Est (ci-après " SRDE "), Sagram, Sablière de la Héronnière (ci-après " Héronnière "), Ferrat Choley, Pianezzi et des filiales de groupes de taille internationale, telles Orsa Granulats Franche-Comté, ci-après " OGFC " (groupe Origny devenu Holcim), GSM (groupe Italcementi), Redland Granulats (groupe Lafarge) et Surleau (groupe Colas).

9. Les carrières d'alluvions de ces entreprises sont situées dans le département des Vosges mais également dans des départements limitrophes. Le responsable de secteur de la société OGFC a déclaré dans un procès-verbal d'audition du 2 octobre 1997 : " La société Orsa Granulats FC exploite des sablières notamment à Faverney, Roye et Saint-Loup. Les deux premiers sites produisent des granulats concassés de classe B dans les granulométries 4/6 et 6/10. La sablière de Roye produit en outre des gravillons concassés 10/14. Le site de Saint-Loup produisait jusqu'à la fin de l'année 1996 des gravillons concassés de classe C ". S'agissant du groupe Holcim, son représentant a précisé dans un courrier du 23 juin 2005 : " Le granulat 10/14 est élaboré uniquement à Roye dès lors qu'il s'agit du seul gisement qui dispose de galets de dimension suffisamment importante ".

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10. Sur l'ensemble des lots, six entreprises ont déposé un total de cinquante candidatures individuelles, tandis que quatre entreprises ont déposé dix-sept candidatures sous forme de groupement.

11. Le coût de transport des granulats restreint la concurrence effective à une zone géographique très limitée. De fait, dans tous les marchés attribués, l'entreprise ou le groupement d'entreprises déclaré titulaire du marché est celle ou celui qui présente le prix départ le plus élevé mais dont le lieu de production est le plus proche du lieu théorique de livraison.

12. Le tableau figurant ci-dessous reprend les principaux éléments des résultats des appels d'offres examinés.

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13. S'agissant, plus précisément, du fonctionnement des groupements et de l'exécution des commandes, le comptable de la société SRDE a expliqué : " Le mandataire du groupement est celui qui est situé le mieux géographiquement par rapport au lot considéré. De fait, le mandataire est celui qui réalise le plus souvent la part la plus importante du chiffre d'affaires du marché ".

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B. LES FAITS CONSTATÉS

1. LES GROUPEMENTS D'ENTREPRISES

14. L'enquête administrative a révélé que quatre entreprises répondaient systématiquement en groupement : les sociétés Sagram, SRDE, Héronnière et OGFC. La composition de ces groupements à deux entreprises ou plus variait en fonction de la proximité de leur site de production par rapport à la zone de livraison fixée dans le marché.

15. Le directeur de la DVA a déclaré, dans un procès-verbal du 14 juillet 1997 : " Ce n'est pas la première fois que la généralisation des groupements d'entreprises entre SRDE-Sagram-La Héronnière-Orsa s'est opérée, ainsi en 1993, ce phénomène existait déjà (...). Je ne vois pas quels motifs d'ordre technique peuvent justifier [la constitution de ces groupements]. Les quantités habituellement demandées apparaissent pouvoir être fournies par chacune des entreprises en cause. Par ailleurs, la passation d'un marché par lot géographique leur permettrait, le cas échéant, de ne pas soumissionner pour l'ensemble des lots. Enfin, la fourniture est livrée au fur et à mesure des besoins sur une période qui se déroule environ du mois d'avril au mois d'août, ce qui n'apparaît pas devoir exiger un groupement des moyens pour satisfaire aux besoins des différents marchés ".

16. Par ailleurs, deux documents ont été remis par la société Sagram. Il s'agit, d'une part, d'un récapitulatif des tonnages livrés par chaque membre du groupement de 1993 à 1996 sur les lots de Charmes, Neufchâteau et Vittel ainsi que la part en valeur absolue et en valeur relative des livraisons effectuées par chaque membre du groupement et, d'autre part, d'une extrapolation des quantités susceptibles d'être livrées par les sociétés SRDE, Sagram et OGFC lors de l'exécution des marchés de 1997. Le président de la société Sagram a déclaré, s'agissant de ce document : " Il s'agit d'un document que j'ai établi sur la base du récapitulatif de la DVA communiqué aux entreprises dans le dossier d'appels d'offres. Pour chacun des secteurs géographiques et pour le marché de 1997, j'ai essayé d'extrapoler la part que la DVA pourrait enlever auprès de chacun des membres du groupement. C'est une hypothèse de travail ".

17. Les responsables des entreprises concernées ont exposé, au cours de l'enquête, les raisons des soumissions en groupement.

18. Le comptable de la société SRDE a invoqué l'impossibilité pour l'entreprise de satisfaire, seule, aux besoins de plusieurs marchés : " Pour les matériaux de type C, mon entreprise a les moyens de satisfaire aux besoins de 1 ou 2 lots. On ne pourrait pas assumer plus de marchés sans gêner par ailleurs, la fourniture de nos autres clients. Pour les matériaux de type B, les exigences de qualité de ce produit nous permettent de fabriquer seulement 150 tonnes/jour (obligation de prendre les matériaux de type B directement sans trémies pour respecter les indices de propreté). Compte tenu des exigences techniques, il nous est impossible de répondre seul à plusieurs marchés à la fois ".

19. La société SRDE a également expliqué que la constitution des groupements permettait de choisir, pour chaque livraison, le site le plus proche du lieu de mise en œuvre des matériaux, et donc de réduire le coût de transport supporté par la collectivité contractante.

20. La société OGFC, pour sa part, explique qu'elle n'intervient sur le département des Vosges que de manière occasionnelle. En effet, les carrières de granulats de la société OGFC étant situées dans le département de la Haute-Saône, seuls 10 % des clients de l'entreprise sont implantés dans le département des Vosges. Son président a précisé dans un procès-verbal d'audition : " (...) Nous avons été amenés à dépanner le département des Vosges et de façon irrégulière principalement sur la subdivision de DDE de Darney proche de nos lieux de production. Dans ces circonstances irrégulières, nous avons proposé nos prix à cette subdivision et vis-à-vis du groupement vosgien constitué par les entreprises Sagram et SRDE. De toutes les façons, les approvisionnements réalisés pour les marchés publics sur le département des Vosges n'ont été que des livraisons d'appoint puisque la limitation de nos productions nous amène en priorité à livrer le périmètre de nos carrières ".

21. Enfin s'agissant de la société Héronnière, son directeur a déclaré que la soumission en groupement était le seul moyen pour l'entreprise d'obtenir des commandes du Conseil général des Vosges : " Nous extrayons, achetons et traitons 40 000 tonnes de granulats par an dont 20 000 tonnes environ de concassés (...). Nous avons environ 2 000 tonnes de granulats 6/10. La participation des sablières de la Héronnière aux différents groupements qui ont répondu aux appels d'offres de la DVA depuis 1993 est le seul moyen pour obtenir des débouchés auprès de la DVA et constitue une stimulation de qualité (...). Je n'ai pas répondu à l'appel d'offres lancé par la DVA en mars 1997 pour la fourniture de granulats C sur les secteurs de Bruyères, Saint-Die et Gérardmer car j'estimais ne pas être en mesure de les assumer. (...) Notre société ne fournit que des granulats de catégorie C ". L'instruction a établi que la société Héronnière est une entreprise de taille modeste qui ne produisait à l'époque des faits que des granulats 4/6 et 6/10 de type C et absorbait la plus grande part de ses matériaux, dans sa propre centrale à béton.

22. Le tableau suivant fait état des capacités de production en granulats des entreprises membres des groupements.

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23. Les statistiques de vente et les factures communiquées par les entreprises SRDE, Sagram et OGFC montrent, qu'entre 1996 et 1997, celles-ci ont livré respectivement 93 000, 156 000 et 74 803 tonnes de leurs matériaux à une clientèle composée principalement de sociétés de travaux publics et de centrales d'enrobés.

2. LES TARIFS DES GROUPEMENTS D'ENTREPRISES

24. Les modalités suivant lesquelles les prix ont été établis par les membres d'un même groupement ont été exposées, lors de l'enquête, par le responsable de la société SRDE, Monsieur Y : " En 1996, pour les matériaux de type C, le prix de soumission a résulté d'une discussion entre les membres du groupement SRDE, Héronnière, Sagram et d'une majoration des prix pratiqués en 1993. En 1997, la discussion a concerné SRDE et Sagram. Orsa contacté par la suite, a accepté ce prix ". Le responsable du secteur géographique Nord d'OGFC a précisé dans un procès-verbal de déclaration du 2 octobre 1997 : " Je reconnais que les prix de vente des granulats dans les Vosges sont très attractifs. Lors des diverses soumissions 1996-1997, j'ai accepté les prix qui ont été fixés par les mandataires des groupements dont la société Orsa Granulats est membre dans la mesure où ils sont rémunérateurs ".

25. Selon la saisine, les prix de soumission des groupements sont supérieurs à ceux proposés par les entreprises concernées lorsqu'elles déposent des offres individuelles. Il est précisé dans le rapport d'enquête : " La SRDE a répondu à des marchés lancés par le département de la Haute-Marne au début de l'année 1997 à des prix nettement inférieurs à ceux proposés pour les Vosges ". De même, il est relevé que, dans le cadre d'appels d'offres lancés par le département de la Haute-Marne, la société OGFC a remis des offres de prix de granulats B inférieurs d'environ 45 % à ceux proposés par les groupements auxquels elle participait.

26. Il en serait de même pour des offres remises en réponse à des appels d'offres lancés par le département de la Haute-Saône, ainsi que pour certains marchés privés. La société Sagram aurait ainsi, au cours de l'année 1997, fait bénéficier les sociétés Soirfeck, Vosges Enrobés et Sotradest de prix inférieurs à ceux proposés par les groupements dans le cadre des marchés de 1997.

27. Le rapport d'enquête relève également que les prix du tarif général de vente de la société OGFC sont parfois inférieurs à ceux proposés par le groupement auquel l'entreprise participe. Ainsi, le groupement Sagram-Héronnière-OGFC a proposé, dans la soumission déposée en 1996 pour le lot de granulats type C de la subdivision de Darney, un prix de 61,70 F HT départ, pour des granulats 6/10 C, alors que le tarif général de vente d'OGFC pour ce produit au 01/01/1996 était de 59,40 F HT. Dans le marché de 1997, relatif au lot de granulats type B pour la même subdivision, les prix proposés par le groupement étaient, pour les granulats 4/6, 6/10 et 10/14, respectivement de 69,60 F, 65,30 F, et 65,30 F alors que les mêmes produits, certes de qualité un peu inférieure (C) figuraient dans le tarif public de vente d'OGFC au 1er janvier 1997 au prix de 61,20 F HT (carrières de Favereney et Roye). De plus, la société OGFC aurait remis individuellement, pour ce même lot, une offre de prix proche de celles déposées par les groupements et supérieure de 20 % aux tarifs qu'elle pratique pour des achats sur simple facture.

28. En revanche, le président de la société Sablière de la Héronnière a déclaré dans un procèsverbal d'audition : " [Les] fournitures ont été facturées à la DVA au prix sus-indiqué (58,80 en prix unitaire de base) alors que mon prix moyen de cession à mes clients privés est de l'ordre de 70,00 F HT ".

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29. Aucun élément du dossier n'indique si les entreprises pratiquent des remises sur leur prix public.

C. PROPOSITION DE NON-LIEU

30. Sur la base de ces constatations, un rapport proposant un non lieu à poursuivre la procédure a été transmis au ministre de l'Economie et des Finances le 29 juillet 2005.

II. Discussion

31. L'article L. 464-6 du Code de commerce énonce que : " Lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure ".

32. Il est soutenu dans la saisine que la constitution des groupements momentanés n'était justifiée par aucune nécessité technique et économique et masquait, en réalité, un accord de répartition des marchés entre les entreprises qui, compte tenu de la localisation de leurs carrières et de l'importance du coût de transport dans le coût total, étaient les mieux placées pour proposer des prix compétitifs, comme le confirmerait le caractère résiduel et non compétitif des offres concurrentes. A l'appui de la saisine est notamment relevé le fait que les entreprises SRDE, OGFC et Sagram avaient, seules, la capacité d'assurer ces marchés, que des calculs sur l'ensemble des lots ont été effectués par la société Sagram, et que les prix offerts par les groupements seraient supérieurs aux prix offerts par les mêmes entreprises lorsqu'elles soumissionnent individuellement.

33. Il résulte d'une jurisprudence constante (cf. notamment les décisions du Conseil n° 03-D-19 du 15 avril 2003, n° 04-D-17 du 15 avril 2004 et n° 04-D-20 du 14 juin 2004 et arrêts de la Cour d'appel de Paris du 5 décembre 2000 et du 18 février 2003) que la constitution, par des entreprises indépendantes et concurrentes, d'un groupement en vue de répondre à un appel d'offres n'est pas, en soi, illicite. De tels groupements peuvent avoir un effet pro-concurrentiel s'ils permettent à des entreprises ainsi regroupées de concourir alors qu'elles n'auraient pas été en état de le faire isolément ou de concourir sur la base d'une offre plus compétitive. Ils peuvent, en revanche, avoir un effet anticoncurrentiel s'ils provoquent une diminution artificielle du nombre des entreprises candidates, dissimulant une entente anticoncurrentielle de prix ou de répartition de marchés. L'absence de nécessités techniques et économiques de nature à justifier ces groupements peut faire présumer de leur caractère anticoncurrentiel mais elle ne suffit pas à apporter la preuve d'un tel caractère.

34. Dans l'arrêt du 18 février 2003 statuant sur une décision du Conseil relative à des pratiques relevées lors de marchés de travaux concernant les réseaux de distribution d'eau passés par le syndicat intercommunal d'alimentation en eau de la région de Dunkerque, la Cour d'appel de Paris a retenu plusieurs justifications de la formation de groupements par les entreprises, notant qu'elles cherchaient, en se groupant, " à s'assurer de meilleures chances de succès dans des appels d'offres qui restaient ouverts afin d'entrer sur le marché " ou à " répartir, entre deux ou trois entreprises, la charge de travail correspondant au lot pour lequel le groupement soumissionnait, afin de gagner en souplesse, ce qui explique la multiplication des groupements en 1996, année qui a vu l'importance des lots très largement augmentée, ce qui rendait plus difficile la réalisation des travaux correspondants par une seule entreprise ". Elle a également jugé que " ces préoccupations techniques ne sont pas contredites par le fait qu'après attribution d'un lot, l'une ou l'autre des entreprises d'un groupement a pu réaliser seule les travaux, cette situation confirmant les déclarations des dirigeants selon lesquels il pouvait être difficile à une entreprise isolée d'inscrire son intervention, dont la période était fixée par le SIAERD, dans son plan de travail ".

35. Dans une décision n° 05-D-24 du 31 mai 2005, le Conseil de la concurrence a également relevé que : " La complémentarité technique entre les membres d'un groupement peut tout autant recouvrir l'addition de spécialités différentes, de procédés techniques exclusifs, de facilités d'approvisionnement en matériaux que la simple disponibilité de matériels ou de personnels. L'existence supposée ou avérée de moyens matériels et humains au sein d'une entreprise ne permet pas de préjuger des capacités de mobilisation rapide, voire simultanée, sur un territoire géographique aussi étendu qu'un département dans le cadre d'un processus de réalisation technique de travaux offrant peu de souplesse. Une soumission en partenariat permet d'accroître les marges de manœuvre en termes de moyens mobilisables".

36. En l'espèce, il résulte des éléments du dossier que les entreprises Héronnière et OGFC n'étaient pas en mesure de fournir, seules, tous les types de granulats requis, à partir des carrières dont elles étaient les gestionnaires. Ainsi à l'époque des faits, la société Héronnière ne produisait pas de granulats de catégorie 10/14, ni de granulats de catégorie B (§ 21). La société OGFC, quant à elle, ne fabriquait pas de granulats 10/14 de catégorie C (§ 9). Dès lors, ces entreprises étaient placées dans l'impossibilité de concourir isolément au premier appel d'offres puisque le maître d'ouvrage exigeait que la même offre regroupe les différents types de granulats.

37. De plus, il ressort des déclarations du maître d'ouvrage que les quantités qui seront effectivement commandées aux entreprises attributaires des lots ne sont pas précisées à l'avance. Un état récapitulatif des quantités commandées les années précédentes est bien transmis aux entreprises mais le maître d'ouvrage précise lui-même que la forte variabilité des quantités commandées d'une année sur l'autre limite l'usage que les entreprises peuvent faire de ce document (§ 5 et 6). Ce choix, par le maître d'ouvrage, de la procédure à bons de commande et l'absence de prévisibilité des livraisons que les entreprises auront à effectuer dans le cadre du marché, peut, comme le Conseil l'a déjà noté dans d'autres décisions (cf. notamment les décisions n° 01-D-61 du 2 octobre 2001 et n° 04-D-57 du 16 novembre 2004) engendrer des difficultés organisationnelles en termes d'approvisionnement et de mobilisation de moyens humains et matériels. Si les sociétés SRDE, Sagram et OGFC produisaient, à l'époque des faits, d'importants volumes de granulats 4/6, 6/10 et 10/14 de type B et C, elles fournissaient, en effet, une clientèle courante au cours de la même période et répondaient, par ailleurs, à d'autres appels d'offres publics, notamment ceux lancés par les départements de la Haute-Marne et de la Haute-Saône. Les statistiques de vente des sociétés concernées montrent ainsi, qu'entre 1996 et 1997, elles vendaient la quasi-totalité de leur production à leur clientèle courante. Dans la mesure où les éléments du dossier ne permettent pas de démontrer que les entreprises SRDE, Sagram et OGFC pouvaient faire face de façon isolée à des variations inopinées de leur plan de charge, leur soumission en groupement a pu procéder du souci de répartir la charge de travail entre les partenaires, tout en assurant une meilleure maîtrise des autres activités en cours ou programmées.

38. Quant aux documents établis par la société Sagram, dans lesquels elle a récapitulé les livraisons de granulats effectuées par chacun des membres des groupements auxquels elle participait et effectué des prévisions pour les quantités susceptibles d'être livrées par les sociétés dans le cadre du marché de 1997, ils ne suffisent pas à démontrer l'existence d'un accord global de répartition de l'ensemble des marchés qui serait réalisé au moyen de la constitution des groupements. Les prévisions de répartition étaient en effet établies pour chaque lot, séparément. Il est loisible, aux entreprises ayant soumissionné en groupement, de se répartir entre elles les quantités à livrer, et, en tout état de cause, la répartition figurant sur le document en cause ne pouvait être qu'indicative, puisque les prix de transport facturés au maître d'ouvrage sont toujours ceux de la livraison à partir de la carrière la plus proche des travaux à effectuer, ce qui incite les entreprises membres du groupement à livrer dans la mesure du possible à partir de la carrière la plus proche, et leur enlève donc toute maîtrise de la répartition, entre elles, des quantités à livrer dans le cadre d'un marché.

39. S'agissant des écarts de prix constatés dans le rapport d'enquête entre les prix proposés par les groupements et les prix offerts par les entreprises soumissionnant individuellement, ils doivent être relativisés. En effet, si les prix unitaires départ proposés par les sociétés SRDE et OGFC dans leurs réponses aux appels d'offres lancés par le département de la Haute-Marne (§ 28) sont inférieurs aux prix unitaires départ proposés par les groupements dénoncés dans les Vosges (§12), il faut noter que, sur les marchés de la Haute-Marne, les prix qui rémunèrent le transport et le déchargement des gravillons sont compris entre 20 et 47,20 FRF/tonne (§ 28), soit quatre à huit fois ceux offerts par les groupements dans les Vosges en 1996 et 1997 (5 FRF/tonne (§12)). De même, dans le cadre des marchés privés, les prestations de transport et déchargement sont facturées plus cher que dans le cadre des offres en groupements faites au Conseil général des Vosges. La facturation, aux sociétés Colas et Sacer, des livraisons de la société SRDE se fait ainsi sur la base de prix de transport de 15,75 et 22,35 FRF/tonne (§ 28). De fait, il apparaît que, plus le lieu de livraison est éloigné, et donc plus le coût du transport est important, et plus un effort commercial est consenti par les entreprises sur le prix unitaire à la tonne, de façon à garder une certaine attractivité à leurs conditions de vente.

40. Par ailleurs, seule la société OGFC indiquait, dans son tarif de base, des prix inférieurs de 6 à 12 % aux prix proposés par les groupements. S'agissant des entreprises SRDE et Sagram, les prix proposés en groupements au Conseil général des Vosges étaient inférieurs de 3 à 20 % à leurs tarifs publics (§ 12 et 27). Aucune conclusion ne peut donc être tirée de ces écarts de prix, ce d'autant plus que le dossier ne permet pas de savoir si les tarifs publics de base pouvaient donner lieu à remises.

41. Il résulte de ce qui précède que, dans les circonstances de l'espèce, les éléments du dossier ne permettent pas au Conseil de démontrer, a posteriori, que la constitution des groupements mis en cause a eu pour objet ou a pu avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence lors des appels d'offres examinés.

42. Le Conseil rappelle cependant que les maîtres d'ouvrage ont toujours la possibilité de diviser le marché offert et de fixer le règlement des appels d'offres en constituant des lots tels que le plus grand nombre d'entreprises puissent individuellement y concourir, et en se ménageant la possibilité de refuser a priori, selon des critères dont ils sont juges, que les entreprises se groupent.

43. En l'espèce, le Conseil général des Vosges a parfois demandé que lui soient fournis, en un seul lot, des calibres et des catégories de granulats différents, de sorte que beaucoup d'entreprises ne pouvaient que répondre en groupement faute de produire individuellement chaque type de granulats. En outre, le Conseil général pouvait refuser la constitution des groupements sur le seul soupçon que leur objet était anticoncurrentiel. Or, il a accepté, fréquemment, que les entreprises dont les carrières étaient situées à proximité des points de livraison, et qui pouvaient répondre individuellement, répondent en groupement, ce qui réduisait à néant la concurrence possible dès lors que seules les entreprises proches de ces lieux de livraison pouvaient se faire concurrence, en raison des coûts élevés du transport.

44. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 464-6 du Code de commerce.

Décision

Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.