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Décisions

CJCE, 17 décembre 1959, n° 14-59

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société des fonderies de Pont-à-Mousson (SA)

Défendeur :

Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

Me Allehaut, Biever

CJCE n° 14-59

17 décembre 1959

LA COUR,

Quant à la recevabilité

Attendu que la défenderesse met en doute la question de savoir si la lettre attaquée constitue une décision ; qu'elle fait notamment observer qu'il "ne s'agit pas d'une décision exécutoire, conséquence normale d'un refus d'exécution d'une obligation pécuniaire" ; que, toutefois, elle déclare se rapporter à cet égard "à prudence de justice" ;

- Que, de l'avis de la requérante, le caractère de décision ne peut faire de doute, la lettre incriminée affirmant l'obligation, pour la requérante, de payer des sommes qu'elle n'estime pas dues ;

Attendu que la lettre attaquée fait suite à une lettre de la société requérante du 19 avril 1957, adressée à la Haute Autorité, et par laquelle la requérante avait demandé à cette dernière d'être exonérée du prélèvement de péréquation-ferraille en ce qui concerne la fonte liquide qu'elle produit dans ses hauts fourneaux pour la transformer immédiatement en moulages de fonte ;

- Que l'élément essentiel de la lettre attaquée réside dans une phrase conçue comme suit :

"en conséquence, la Haute Autorité ne se voit pas en mesure de donner une suite favorable à votre demande d'exonération du prélèvement de péréquation pour la ferraille" ;

- Que, par cette déclaration, ainsi qu'il résulte de la correspondance ci-dessus rappelée, la défenderesse a tranché les questions de savoir si la requérante est en principe tenue de verser le prélèvement et, dans l'affirmative, peut ou doit faire l'objet d'une exonération ;

- Que, ce faisant, la défenderesse a entendu trancher un point de droit ; qu'elle a formellement affirmé l'existence d'une obligation de la requérante, obligation que cette dernière avait contestée ;

Attendu, en outre, que l'union des consommateurs de ferrailles, dans sa lettre du 12 février 1959 adressée à la requérante, s'est référée à la lettre attaquée et a informé la requérante du fait qu'elle avait été chargée par la Haute Autorité de lui réclamer l'arriéré des contributions ;

- Que ce fait est de nature à confirmer la thèse de la requérante selon laquelle la lettre attaquée a été suivie d'un "début d'exécution", et à démontrer que la Haute Autorité elle-même considère cette lettre comme une décision ;

Attendu que pour ces raisons, la lettre attaquée constitue une décision aux termes de l'article 33 du traité CECA ;

- Que cette décision est individuelle et concerne la requérante ;

- Que, dès lors, le recours est recevable.

Quant au fond

Premier grief : violation des articles 53, 80 et 81 ainsi que des annexes I et II du traité CECA.

Attendu que la requérante soutient en premier lieu que, dans ses usines de Pont-à-Mousson, la ferraille, entrant dans la fabrication de fontes liquides destinées à la production de moulages de première fusion, doit être d'emblée exempte de péréquation du fait que, dans la mesure où elle prépare de telles fontes, la requérante ne serait pas une entreprise au sens des articles 80 et 81 du traité CECA ;

Attendu qu'il est exact qu'en vertu des dispositions précitées, seules les entreprises exerçant une activité de production dans le domaine du charbon et de l'acier sont soumises aux règles du traité ; que seuls les produits énumérés à l'annexe I sont couverts par les expressions "charbon" et "acier", selon le paragraphe premier de ladite annexe ;

- Qu'il s'ensuit, en ce qui concerne les mécanismes financiers prévus à l'article 53 du traité, qu'une entreprise ne peut y être assujettie que dans la mesure où elle exerce une semblable activité de production ;

- Que, par ailleurs, c'est également en ce sens qu'il faut interpréter les décisions générales de la Haute Autorité instituant de pareils mécanismes, ces décisions se référant simplement, pour délimiter le nombre de leurs destinataires, à la notion d'entreprise telle qu'elle se déduit de l'article 80 du traité (cf., p. ex., l'article 2 de la décision n° 2-57 du 26 janvier 1957, Journal Officiel de la Communauté du 28 janvier 1957, p. 62-57) ;

Attendu qu'il ressort de l'observation 5 jointe à l'annexe précitée que les produits finis élaborés par la requérante dans ses ateliers de Pont-à-Mousson, c'est-à-dire les moulages de fonte, échappent à la juridiction du traité, ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par la défenderesse ;

- Que le problème se réduit donc au point de savoir si la requérante est néanmoins une entreprise visée par l'article 80 du traité, compte tenu du fait qu'elle emploie pour la production des susdits moulages de la fonte liquide qu'elle produit elle-même dans ses hauts fourneaux.

A) Attendu qu'à cet égard, il convient d'examiner en premier lieu si la fonte dont il s'agit est un produit compris dans le concept de "fonte de fonderie et autres fontes brutes", figurant au n° 4.200 de l'annexe I ;

- Que la requérante répond à cette question par la négative en affirmant que, par "fonte brute", on désigne exclusivement les fontes solides ; que la défenderesse s'oppose à cette affirmation ;

Attendu qu'il est constant que le terme "brut", tant dans son acception commune que dans celle qui lui revient plus spécialement dans la terminologie sidérurgique, tend à caractériser la matière qui se trouve dans son état primitif, en d'autres termes, qui n'a encore subi aucune transformation ;

- Que, s'il est exact que le procédé de l'élaboration de la fonte dans le haut fourneau, à partir notamment des minerais de fer et du coke, comporte une première transformation de ces matières premières, il n'est pas moins vrai que c'est à la fin de ce procédé qu'apparaît pour la première fois le matériau désigné communément sous le nom de "fonte" ; que la fonte, dans l'état où elle sort du haut fourneau et tant qu'elle n'a pas subi une transformation ultérieure autre que la simple solidification, est donc nécessairement une fonte "brute" ;

- Que cette constatation est confirmée par le fait que, dans le langage utilisé par les milieux professionnels, la "fonte brute" est opposée en particulier à la "fonte moulée", c'est-à-dire à la fonte en tant que matériau dont sont constitués les produits désignés sous le nom de "moulages de fonte" ;

Attendu qu'il ressort de tout ce qui précède que le terme "brut" est destiné à marquer une distinction tout autre que celle que l'on peut opérer entre le matériau liquide et le matériau solide ; qu'en matière de fonte, il englobe le matériau tel qu'il vient de sortir du haut fourneau, qu'il se soit solidifié ou non ;

- Que, dès lors, la thèse de la requérante selon laquelle la fonte liquide qu'elle prépare dans ses hauts fourneaux ne rentrerait pas dans la catégorie "fonte de fonderie et autres fontes brutes" doit être rejetée.

B) Attendu, cependant, qu'il convient encore de décider si, en ce qui concerne la fonte brute dont il s'agit, la requérante exerce une "activité de production" aux termes de l'article 80 du traité CECA, donc, en d'autres termes, si cette fonte est un "produit" au sens du premier paragraphe de l'annexe I ;

- Que la réponse à cette question mérite examen, ladite fonte brute n'apparaissant normalement que très passagèrement au cours du processus d'élaboration des moulages de fonte, produits finis vers la production desquels le programme de la requérante est orienté et qui, eux, ne relèvent pas de la Communauté ;

Attendu que, si l'on prend le terme de "production" dans son sens grammatical, il est évident que ladite fonte brute est "produite" par la requérante ;

- Qu'il s'agit donc uniquement de savoir si les auteurs du traité ont entendu donner à la notion de "production" une portée juridique plus restreinte.

1. Attendu que pareille restriction pourrait, tout d'abord, résulter de la thèse consistant à dire que, dans le système du traité, seule la fabrication d'objets destinés à être mis sur le Marché constitue la "production" visée par le traité et notamment par son article 80 ;

- Qu'à première vue, cette thèse semble trouver un appui dans l'article premier du traité selon lequel la Communauté est "fondée sur un Marché commun" ; qu'en effet, cette circonstance paraît imposer la conclusion que, pour délimiter la juridiction de la Communauté, le traité ne s'applique qu'aux produits susceptibles d'être mis tels quels sur le Marché ;

Attendu, toutefois, qu'il résulte déjà de l'économie de l'annexe I que la thèse sus-énoncée serait contraire au traité ;

- Qu'en effet, cette annexe comprend un nombre très considérable de produits - tels, par exemple, la "fonte pour la fabrication de l'acier", l'"acier liquide coulé ou non en lingots", les "produits finis à chaud en acier", etc. - dont on sait qu'ils sont fréquemment et même typiquement, d'une part, fabriqués et, d'autre part, transformés en produits techniquement ou économiquement différents, dans des usines ou ateliers distincts, mais placés sous la même raison sociale et, que dès lors, ils ne sont pas mis sur le Marché ;

- Que la thèse en question aboutirait donc à exclure de la juridiction du traité une fraction importante ou même prépondérante de la production des objets énumérés à l'annexe I, ce qui contreviendrait manifestement aux intentions des auteurs de ces textes ;

Attendu, au surplus, que ladite thèse ferait dépendre de la structure juridique de l'entreprise productrice, la qualification communautaire ou extracommunautaire d'un produit ; que serait exclue par là de la juridiction de la CECA notamment la production des grandes usines intégrées, conséquence qui se heurterait tant à la lettre du traité (cf., à titre d'exemple, l'alinéa premier de l'observation 3 jointe à l'annexe I) qu'à son esprit et à son but.

2. Attendu, toutefois, qu'il convient de se poser la question de savoir si le concept d'"activité de production" contenu dans l'article 80 n'exclut pas l'élaboration de la fonte dont il s'agit pour une autre raison, à savoir que ladite fonte n'est pas transmise à des usines distinctes de celle où elle a été produite, mais qu'elle est produite et transformée dans des ateliers formant entre eux un ensemble technique intégré ;

Attendu qu'à cet égard, on peut admettre que le lien économique et technique existant entre les hauts fourneaux de la requérante, d'une part, et ses ateliers de fonderie, de l'autre, est extrêmement étroit, notamment parce que la fonte liquide est préparée en fonction des besoins spéciaux de la fonderie ;

- Que l'on peut également concéder à la requérante que la juxtaposition de ces différents ateliers n'est pas le résultat d'une concentration plus ou moins fortuite, temporaire et susceptible de subir une désintégration à tout moment, mais qu'elle reflète une structure qui a caractérisé les usines de Pont-à-Mousson depuis l'origine ;

Attendu, toutefois, que ces seules considérations ne suffisent pas à trancher le problème litigieux ;

- Qu'à cet effet, il importe avant tout de prendre en considération le fait que les auteurs de l'annexe I ont incorporé dans la liste des produits relevant de la CECA la catégorie de "fonte de fonderie et autres fontes brutes" sans exclure de la juridiction du traité les fonderies de première fusion, alors que d'autres industries ont été l'objet d'une exclusion explicite ;

- Que, dès lors, il paraît certain que les rédacteurs dudit texte entendaient soumettre les fonderies de première fusion au régime du traité pour autant qu'elles produisent de la fonte liquide de fonderie, cette dernière rentrant, ainsi qu'il a été constaté plus haut, dans la catégorie des fontes brutes visées au n° 4.200 de l'annexe I ;

Attendu que pareil résultat, tout en impliquant la soumission au droit communautaire d'un produit intermédiaire et même en quelque sorte éphémère, n'apparaît en aucune façon contraire au bon sens et aux principes élémentaires du traité ;

- Qu'en effet, il ne faut pas perdre de vue que, si les auteurs du traité, pour délimiter le champ d'application de celui-ci ratione personae, ont fait appel au critère de production, ils n'en étaient pas moins conscients du fait que, dans une large mesure, les producteurs de tel produit communautaire se présentent à la fois comme consommateurs de tel autre, les producteurs d'acier étant par exemple en même temps utilisateurs de charbon ;

- Que ce double rôle de certains producteurs permettait de les soumettre également de manière utile à des règles visant leur fonction de consommateurs et de parer ainsi, dans une certaine mesure, aux imperfections de l'intégration partielle ;

Attendu enfin, qu'il n'est pas établi en fait que la fonte liquide produite dans les hauts fourneaux de la requérante ne saurait en aucun cas être employée à d'autres fins qu'à la transformation immédiate en moulages de fonte ; qu'il est toujours possible de la laisser se solidifier et de l'introduire sur le Marché sous forme de saumons ou de gueuses et même de la vendre à l'état liquide ; qu'en effet le surplus de la production de fonte liquide est employé par la requérante dans sa propre fonderie de deuxième fusion et que la requérante reconnaît être passible, pour cette partie de sa production, de la contribution de péréquation ; que, dès lors, il est possible de considérer la fonte liquide en question comme un produit autonome sans pour autant opérer une scission arbitraire et purement théorique à l'intérieur d'un cycle de production qui constitue une unité en soi ;

Attendu que pour toutes ces raisons, il y a lieu de constater que la requérante en tant que productrice de fonte est une entreprise exerçant une activité de production dans le domaine de l'acier, conformément aux dispositions combinées des articles 80 et 81 ainsi que de l'annexe I du traité ; que, dès lors, la Haute Autorité était habilitée à la soumettre au régime d'un mécanisme financier visé par l'article 53, tel que le mécanisme de péréquation dont il s'agit ;

- Que le premier grief de la requérante n'est donc pas fondé.

Deuxième grief : violation des articles 2, 3, 4 et 5 du traité ainsi que des principes généraux du droit de la Communauté

Attendu que la discrimination alléguée ainsi que les autres griefs soulevés par la requérante ne découlent pas d'une décision individuelle de la Haute Autorité, mais qu'ils ont été établis par la décision n° 2-57 prise, aux termes de l'article 53 du traité, sur avis conforme du Conseil statuant à l'unanimité ;

Attendu que, dans ces conditions, il convient de rechercher si la Haute Autorité pouvait, sans violer la susdite décision, et sans dépasser les limites de sa propre compétence, accorder la dérogation demandée par la requérante, alors que la décision n° 2-57 avait prévu une dérogation pour les seules fonderies d'acier intégrées et non pas pour les fonderies de fonte de première fusion ;

Attendu que cette question - ayant trait tant à la différence de portée et d'effets entre décisions générales et décisions individuelles d'application subséquentes qu'au partage entre les compétences attribuées à la Haute Autorité seule et les compétences attribuées conjointement à la Haute Autorité et au Conseil - doit être examinée d'office, bien qu'elle n'ait pas été soulevée par la défenderesse ;

Attendu que la requérante n'aurait pu attaquer, par le deuxième moyen, la décision individuelle prise à son égard par la Haute Autorité que si elle avait invoqué l'exception d'illégalité contre la décision n° 2-57 ;

Attendu, en effet, que ce n'est pas à la décision individuelle, mais à la décision générale n° 2-57 que la requérante pourrait reprocher d'avoir lésé ses droits par l'établissement d'une soi-disant discrimination par rapport aux industries concurrentes, notamment les fonderies d'acier intégrées, ou encore par la création d'une charge à son détriment ;

Attendu que la requérante n'a pas soulevé explicitement d'exception d'illégalité contre la décision n° 2-57 et qu'on ne pourrait admettre que difficilement qu'un tel grief ait été formulé implicitement ;

Attendu toutefois qu'il paraît inopportun de laisser subsister des doutes quant à la régularité de la décision n° 2-57 pour autant que la solution de cette question intéresse le litige en cause ;

- Que, pour cette raison, la Cour estime de toute façon nécessaire d'examiner le bien-fondé du deuxième moyen.

Attendu que la requérante reproche à la défenderesse d'avoir violé les articles 2, 3 (notamment la lettre b), 4 et 5 du traité ainsi que les principes généraux du droit de la Communauté et, plus précisément, d'avoir établi une discrimination et une charge spéciale interdite et porté une atteinte anormale et illégitime à sa situation concurrentielle, tout cela par le fait de ne lui avoir pas accordé une exonération de la péréquation, alors que ses concurrents en sont exempts ;

Attendu que la requérante allègue être en concurrence avec les fonderies de fonte de deuxième fusion, les fabricants de tubes en amiante-ciment, béton et plastique, les fonderies d'acier intégrées ou autonomes, pour autant que celles-ci produisent des moulages d'acier, et, enfin, avec les fonderies des pays tiers ; que la défenderesse admet ces données sauf en ce qui concerne la concurrence des fonderies d'acier qu'elle conteste ;

- Qu'il est constant que tous ces prétendus concurrents n'ont pas à payer la péréquation, les fonderies d'acier intégrées pour avoir été exonérées par l'article 10, d, de la décision n° 2-57, les autres entreprises parce qu'elles échappent à la juridiction de la Communauté.

1. En ce qui concerne les griefs de discrimination et d'atteinte à l'égal accès de tous les utilisateurs aux sources de production

Attendu que la requérante fait grief à la défenderesse d'avoir établi une discrimination interdite par le traité et d'avoir manqué à l'obligation prévue par l'article 3, lettre b, du traité, à savoir d'"assurer à tous les utilisateurs du Marché commun placés dans des conditions comparables un égal accès aux sources de production" ;

- Que la portée de ces deux griefs - dont le deuxième vise également une discrimination au sens large de ce terme - est identique, la requérante reprochant à la défenderesse de ne pas l'avoir placée dans la même situation que ses concurrents, qui n'ont pas à payer la péréquation, et d'avoir ainsi rendu son accès à la ferraille plus onéreux que celui de ses concurrents ;

Attendu que l'existence d'une discrimination, consistant à traiter de manière inégale des situations comparables, suppose l'obligation et la possibilité d'appliquer un traitement identique à tous les intéressés en question ; qu'en l'espèce, la Haute Autorité n'a donc pu commettre la discrimination alléguée par la requérante que si elle était habilitée et obligée soit à soumettre les concurrents de cette dernière à la péréquation, soit à en exonérer la requérante ;

Attendu que la première de ces hypothèses doit être exclue d'emblée en ce qui concerne les fonderies de deuxième fusion, les fonderies d'acier autonomes, les fabricants de tubes en amiante-ciment, béton et plastique et les fonderies des pays tiers ;

- Qu'en effet, ces entreprises ne relèvent pas de la juridiction du traité, de sorte que leur imposition échappe à la compétence de la Haute Autorité ;

- Qu'en conséquence, la première hypothèse ne peut être examinée qu'en ce qui concerne la question de savoir si la Haute Autorité aurait dû soumettre à la péréquation également les fonderies d'acier intégrées ;

Attendu qu'il ressort de l'exposé de la requérante que celle-ci n'entend pas critiquer, même à titre subsidiaire, le fondement juridique de l'exonération accordée aux fonderies d'acier intégrées ; que, dès lors, la Cour ne peut pas examiner la légalité de cette exonération, sous peine de fausser le sens que la requérante a voulu donner à son action ;

Attendu que, dans ces conditions, le problème se réduit au point de savoir si, du fait d'avoir exonéré les fonderies d'acier intégrées, la Haute Autorité, pour éviter de créer une discrimination, était tenue d'exempter également la requérante ;

Attendu que, pour résoudre cette question, il n'est pas nécessaire d'examiner la légalité de la susdite exonération ;

- Qu'en effet, d'une part, dans l'hypothèse où cette exonération serait illégale, cela ne saurait justifier l'octroi d'une exonération analogue aux fonderies de première fusion ;

- Que, d'autre part, dans l'hypothèse ou ladite exonération serait légale, cela n'imposerait pas pour autant l'obligation d'accorder une exonération semblable à la requérante, la situation de cette dernière par rapport aux fonderies de deuxième fusion n'étant pas comparable à celle des fonderies d'acier intégrées par rapport aux fonderies d'acier autonomes ;

- Qu'en effet, la Haute Autorité a justifié l'exonération pour les fonderies d'acier intégrées en invoquant l'identité des installations de production et des matières premières utilisées par lesdites fonderies, d'une part, et les fonderies d'acier autonomes, d'autre part ; que cette identité n'existe pas entre la requérante, qui est à la fois productrice et utilisatrice de fonte, et les fonderies de deuxième fusion, qui ne produisent pas de la fonte mais se bornent à l'utiliser ;

- Que, de ce fait, les fonderies de deuxième fusion ont à supporter indirectement la péréquation en tant qu'elles utilisent de la fonte fabriquée à base de ferraille pour laquelle la péréquation a dû être payée ; que, dès lors, l'exonération de la requérante, loin de placer celle-ci simplement sur un pied d'égalité avec les fonderies de deuxième fusion, lui ménagerait un avantage par rapport à celles-ci, puisqu'elle lui permettrait de produire des moulages dont le prix de revient ne serait à aucun titre grevé de péréquation ;

- Mais que, par contre, pareille situation n'existe pas en ce qui concerne le rapport entre les fonderies d'acier intégrées et les fonderies d'acier autonomes ;

Attendu qu'il résulte de tout ce qui précède que le grief de discrimination n'est pas fondé.

2. En ce qui concerne le grief d'atteinte à la concurrence

Attendu que l'article 5, deuxième alinéa, troisième tiret, du traité CECA dispose que la Communauté doit "assurer l'établissement, le maintien et le respect de conditions normales de concurrence et n'exercer une action directe sur la production et le Marché que lorsque les circonstances l'exigent" ;

- Qu'en outre, l'article 3 in initio enjoint aux institutions de la Communauté de n'exercer leurs attributions respectives que "dans l'intérêt commun" ;

- Que cette dernière disposition, ainsi que la Cour l'a constaté dans son arrêt n° 15-57 "compagnie des hauts fourneaux de chasse" contre Haute Autorité, Rec. T. IV, p. 190, interdit à la Haute Autorité d'ignorer les intérêts particuliers des justiciables et de poursuivre son action avec une rigueur telle que ces intérêts se trouvent compromis bien au-delà de ce qu'il est raisonnable d'attendre ;

- Que ces principes, appliqués à la lumière de l'article 5 aux incidences que peut avoir une intervention de la Haute Autorité sur la situation concurrentielle des justiciables, signifient que la Haute Autorité dépasserait les limites de sa compétence si elle portait à cette situation une atteinte plus grave que celle qui se serait avérée nécessaire après un examen approfondi des intérêts en jeu ou, de toute façon, si elle portait à ladite situation une atteinte substantielle ; mais que, d'autre part, ainsi que la Cour l'a constaté également dans l'arrêt précité (loc. cit., p. 187), prétendre que, du fait d'une intervention de la Haute Autorité, la situation concurrentielle d'une entreprise ne doive subir aucune modification, serait poser "une exigence excessive".

A) Attendu qu'en vertu des principes sus-énoncés il convient d'examiner d'abord si, par suite de la décision incriminée et des décisions générales sur lesquelles celle-ci est basée, la requérante a subi une atteinte substantielle quant à sa situation concurrentielle ; que tel serait seulement le cas s'il était établi que du fait de ces décisions, dont la requérante a été en mesure d'apprécier les effets depuis plusieurs années, la situation concurrentielle de la requérante se fut effectivement aggravée, par exemple que le volume global des ventes effectuées par la requérante eut sensiblement diminué ; mais que, d'autre part, il ne suffit pas qu'à la suite de l'intervention de la Haute Autorité certaines distorsions des prix de revient respectifs de la requérante et de ses concurrents se soient fait sentir ;

Attendu qu'en vue de faire admettre qu'il existe une atteinte substantielle à sa situation concurrentielle dans le sens des développements qui précèdent, la requérante s'est bornée dans sa requête à alléguer et à offrir de prouver que, dans le Marché des canalisations, "la part de la fonte" - considérée par rapport à celle de l'amiante-ciment - "s'est effectivement réduite depuis l'institution de la péréquation" ;

Attendu qu'aux termes de l'article 29, paragraphe 3, du règlement de la Cour de justice de la CECA, applicable en l'espèce, la requête introductive d'instance doit contenir "les faits et moyens... ainsi que les offres de preuve présentées à l'appui de la demande" ;

- Qu'en l'espèce, il s'ensuit que, pour établir le caractère sérieux de l'affirmation dont il s'agit, la requête aurait au moins dû fournir des indications élémentaires, chiffres à l'appui, quant à la proportion selon laquelle la part de la fonte dans le Marché des canalisations aurait diminué et celle de l'amiante-ciment augmenté, et quant au lien de cause à effet, entre ce prétendu changement de la situation du Marché, d'une part, et l'institution de la péréquation, d'autre part ;

- Que, cependant, la requérante ne l'a pas fait, mais s'est limitée à une affirmation sommaire et tout à fait générale ;

- Que, dès lors, il n'est ni allégué ni établi à suffisance de droit que les décisions incriminées auraient porté une atteinte substantielle à la situation concurrentielle de la requérante.

B) Attendu qu'il convient en outre d'examiner si les mesures attaquées ne sont pas néanmoins entachées d'une violation du traité, du fait d'avoir affecté la situation concurrentielle de la requérante d'une manière plus grave que ne l'auraient exigé l'objet et le but desdites mesures ;

- Que la réponse à cette question ne pourrait être affirmative que s'il était établi que la Haute Autorité aurait pu exempter la requérante de la péréquation sans compromettre le fonctionnement de cette dernière ;

Attendu que même s'il était vrai que l'exemption de la requérante, considérée isolement, ne porte pas une atteinte sérieuse au mécanisme de péréquation, vu la proportion peu considérable que représente sa consommation de ferraille, ce fait ne serait pourtant pas concluant ; qu'en effet, l'exonération de la requérante entraînerait forcément non seulement celle de toutes les autres fonderies de première fusion de la Communauté, mais également des demandes en exonération justifiées d'autres entreprises n'utilisant que relativement peu de ferraille ; que, de ce fait, le fonctionnement du mécanisme de péréquation se trouverait sensiblement menacé ;

- Que, par conséquent, les mesures attaquées ne dépassent pas les limites répondant à leur objet et à leur but ;

Attendu qu'il résulte de tout ce qui précède que le grief d'atteinte à la situation concurrentielle doit être rejeté.

3. En ce qui concerne le grief de charge spéciale

Attendu que la requérante soulève en outre, contre la décision attaquée, le grief selon lequel cette décision l'aurait soumise à une charge spéciale interdite ;

- Que, cependant, la charge contre laquelle la requérante s'élève ne saurait en aucun cas être considérée comme "spéciale" ; que, bien au contraire, elle a un caractère général du fait qu'elle frappe en principe toutes les entreprises communautaires consommatrices de ferraille ; que le présent grief n'est donc pas fondé.

Attendu qu'il résulte de l'ensemble des considérations précédentes que le deuxième moyen de la requérante n'est pas fondé.

Attendu qu'aux termes de l'article 60, paragraphe premier, du règlement de la Cour de justice de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, toute partie qui succombe doit être condamnée aux dépens ;

- qu'en l'espèce, la requérante a succombé sur tous les chefs de sa requête ;

- qu'elle doit donc supporter les dépens du litige.

Par ces motifs,

LA COUR,

Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :

1. Le recours est rejeté comme non fondé.

2. La requérante est condamnée aux dépens de l'instance.