CJCE, 3e ch., 16 novembre 2000, n° C-289/99 P
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Schiocchet (SARL)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Gulmann
Juges :
M. Puissochet, Mme Macken
Avocat général :
M. Alber
Avocats :
Mes Barbier, Fagnart
LA COUR (troisième chambre),
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 3 août 1999, la société Schiocchet SARL (ci-après "Schiocchet") a, en vertu de l'article 49 du statut CE de la Cour de justice, formé un pourvoi contre l'ordonnance du Tribunal de première instance du 21 mai 1999, Schiocchet/Commission (T-169-98 et T-170-98, non publiée au Recueil, ci-après l'"ordonnance attaquée"), par laquelle celui-ci a rejeté comme irrecevables ses recours tendant à l'annulation de la décision de la Commission de classer sans suite les plaintes introduites par la requérante respectivement les 4 et 5 décembre 1996, dénonçant la concurrence déloyale dont elle ferait l'objet.
2. S'agissant du cadre juridique et des faits qui sont à l'origine du différend entre Schiocchet et la Commission, il est renvoyé aux points 1 à 14 de l'ordonnance attaquée.
L'ordonnance attaquée
3. Par requêtes déposées au greffe du Tribunal le 16 octobre 1998, la requérante a introduit devant le Tribunal deux recours visant à l'annulation, d'une part, de la décision adoptée sous la forme d'une lettre de la Commission, du 19 août 1998, adressée à la requérante pour lui faire connaître son intention de classer ses plaintes, et, d'autre part, des dispositions de l'article 4, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 684-92 du Conseil, du 16 mars 1992, établissant des règles communes pour les transports internationaux de voyageurs effectués par autocars et autobus (JO L 74, p. 1, ci-après le "règlement"), comme tendant à instaurer une concurrence déloyale à l'encontre des services de transports réguliers existants, et plus précisément à l'encontre des services assurés par Schiocchet.
4. En cours de procédure, la requérante a précisé qu'elle ne demandait pas l'annulation formelle, au sens de l'article 173 du traité CE (devenu, après modification, article 230 CE), des dispositions de l'article 4, paragraphe 2, du règlement, mais qu'elle soulevait une exception d'illégalité, au sens de l'article 184 du traité CE (devenu article 241 CE), pour invoquer l'inapplicabilité de ces dispositions.
5. La Commission a conclu à l'irrecevabilité des recours.
6. Le Tribunal a d'abord rappelé, au point 31 de l'ordonnance attaquée, que, selon une jurisprudence bien établie, il ne suffit pas qu'une lettre ait été envoyée par une institution communautaire à son destinataire, en réponse à une demande formulée par ce dernier, pour qu'elle puisse être qualifiée de décision au sens de l'article 173 du traité, ouvrant ainsi la voie du recours en annulation. Seules constituent des actes ou décisions susceptibles de faire l'objet d'un recours en annulation, au sens de l'article 173 du traité, les mesures produisant des effets juridiques obligatoires, de nature à affecter les intérêts du requérant, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celui-ci.
7. Le Tribunal, qui a joint les affaires en raison de leur connexité, a constaté, au point 32 de l'ordonnance attaquée, que, si la lettre de la Commission du 19 août 1998 se borne à "informer" la requérante, d'une part, que les services de la Commission estiment que les autorités françaises n'ont pas enfreint le droit communautaire et, d'autre part, qu'"il sera donc procédé" au classement des plaintes en cause, la décision de classement prise le 7 octobre 1998 par la Commission n'a pas été notifiée à la requérante ni portée à la connaissance de celle-ci autrement que par ladite lettre. Par conséquent, le Tribunal a interprété les recours introduits comme visant l'annulation de la décision du 7 octobre 1998 par laquelle les plaintes ont été définitivement classées.
8. Au point 34 de l'ordonnance attaquée, le Tribunal a rappelé que le fait pour la Commission d'avoir refusé de prendre les mesures sollicitées par la requérante ne saurait être susceptible de produire des effets juridiques que si la Commission disposait de la compétence dans le domaine concerné pour adopter de telles mesures avec force obligatoire.
9. Aux points 35 et 36 de l'ordonnance attaquée, le Tribunal a relevé que, hormis dans une seule hypothèse non pertinente en l'espèce, le règlement n'autorise pas la Commission à adopter des décisions, obligatoires pour les États membres et les particuliers, visant à assurer, de manière générale, la mise en œuvre du régime de transport qu'il instaure. Le Tribunal a dès lors jugé, au point 37 de l'ordonnance attaquée, que la Commission n'avait pas compétence, au titre du règlement, pour adopter des décisions obligatoires faisant droit aux plaintes en cause et que, par conséquent, le classement de ces plaintes ne pouvait produire aucun effet juridique obligatoire, sur le fondement du règlement, de nature à affecter les intérêts de la requérante, en modifiant de façon caractérisée sa situation juridique.
10. Le Tribunal a poursuivi en jugeant, au point 38 de l'ordonnance attaquée, que, dans la mesure où, par ses plaintes, la requérante avait demandé à la Commission d'entreprendre des démarches plus particulièrement à l'encontre des autorités françaises, la décision de classement exprimait la volonté de la Commission de ne pas engager une procédure en manquement contre la République française au titre de l'article 169 du traité CE (devenu article 226 CE). Or, le Tribunal a rappelé, d'une part, que la Commission n'est pas tenue d'engager une procédure au sens de cette disposition, mais dispose, à cet égard, d'un pouvoir d'appréciation discrétionnaire excluant le droit pour les particuliers d'exiger de cette institution qu'elle prenne position dans un sens déterminé et, d'autre part, que, selon une jurisprudence constante, les particuliers ne sont donc pas recevables à attaquer un refus de la Commission d'engager une procédure en manquement à l'encontre d'un État membre.
11. En ce qui concerne l'exception d'illégalité de l'article 4, paragraphe 2, du règlement soulevée par la requérante en vertu de l'article 184 du traité, le Tribunal a, au point 41 de l'ordonnance attaquée, rappelé que, selon une jurisprudence constante, la possibilité que donne cet article d'invoquer l'inapplicabilité de l'acte de caractère général qui constitue la base juridique de la décision attaquée ne constitue pas un droit d'action autonome et ne peut être exercée que de manière incidente. Par conséquent, en l'absence d'un droit de recours principal, ledit article ne peut pas être invoqué. Au point 42 de l'ordonnance attaquée, le Tribunal a constaté que, comme les conclusions tendant à l'annulation de la décision de classement avaient été déclarées irrecevables, la requérante ne pouvait pas invoquer l'article 184 du traité, de sorte que l'exception d'illégalité était également irrecevable.
12. Enfin, s'agissant de l'argument de la requérante selon lequel aucune protection juridique adéquate ne lui serait accordée si ses recours n'étaient pas déclarés recevables, le Tribunal a relevé, au point 43 de l'ordonnance attaquée, que, dans la mesure où la liberté de prestation des services de transports internationaux de voyageurs effectués par autocars et autobus est régie par le règlement, tout différend ayant trait à l'application de celui-ci peut être porté devant un juge national qui doit assurer son application directe. Le Tribunal a d'ailleurs constaté, au même point, qu'il résulte du dossier que la requérante a effectivement saisi les juridictions nationales du même différend en obtenant, en partie, gain de cause à l'égard de certaines pratiques illégales de concurrence déloyale de la part de ses concurrentes. Ainsi, rien n'empêchait la requérante d'exciper de l'illégalité du règlement devant les juridictions nationales, statuant dans le respect de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE).
13. En conséquence, le Tribunal a rejeté les recours comme irrecevables dans leur ensemble.
Le pourvoi
14. Dans son pourvoi, Schiocchet conclut à ce qu'il plaise à la Cour:
- annuler l'ordonnance attaquée,
- faire droit à sa demande présentée en première instance, et
- condamner la Commission aux dépens.
15. À l'appui de son pourvoi, la requérante invoque quatre moyens tirés, premièrement, de la dénaturation de la notion d'actes produisant des effets obligatoires et d'une insuffisance de motivation à cet égard, deuxièmement, de la violation du principe de sécurité juridique, troisièmement, de la dénaturation de l'objet du recours et, quatrièmement, de l'incompétence du Tribunal.
16. La Commission conclut au rejet du pourvoi comme étant irrecevable et, en tout état de cause, non fondé, ainsi qu'à la condamnation de la requérante aux dépens.
Appréciation de la Cour
17. En vertu de l'article 119 de son règlement de procédure, lorsque le pourvoi est manifestement non fondé, la Cour peut, à tout moment, le rejeter par voie d'ordonnance motivée, sans ouvrir la procédure orale.
Sur le premier moyen
18. Par son premier moyen, la requérante reproche au Tribunal d'avoir commis une erreur de droit en considérant, sur la base d'une motivation insuffisante, au regard des circonstances de fait constatées par lui, que la requérante n'était pas directement concernée, au sens de l'article 173, quatrième alinéa, du traité, par la prise de position de la Commission reflétée dans sa lettre du 19 août 1998 et sa décision du 7 octobre 1998. La requérante soutient que cette prise de position repose sur une interprétation du règlement qui, selon elle, non seulement est erronée, mais en outre lèse ses intérêts commerciaux. Elle fait également valoir que cette interprétation a été reprise par les juridictions nationales lorsqu'elles lui ont appliqué le règlement.
19. Il convient d'une part de constater que, aux points 35 à 37 de l'ordonnance attaquée, le Tribunal a jugé, à juste titre, que la Commission n'avait pas, au titre du règlement, compétence pour adopter des décisions, obligatoires pour les États membres et les particuliers, visant à assurer, de manière générale, la mise en œuvre du régime de transport instauré par le règlement et qu'elle n'avait donc pas non plus compétence pour adopter des décisions obligatoires faisant droit aux plaintes en question.
20. D'autre part, il y a lieu de souligner, comme l'a fait le Tribunal au point 43 de l'ordonnance attaquée, que tout différend ayant trait à l'application du règlement peut être porté devant un juge national, qui doit assurer son application directe. En effet, il appartient aux autorités administratives et juridictionnelles nationales d'appliquer le règlement et de se prononcer sur les problèmes juridiques que cette application peut susciter, les juridictions nationales ayant, conformément à l'article 234 CE, la possibilité de soumettre des questions préjudicielles à la Cour concernant l'interprétation et la validité du règlement.
21. Il faut donc conclure que le Tribunal a jugé, sur la base d'une motivation correcte et suffisante, que la décision de la Commission de classer sans suite les plaintes de la requérante n'était pas susceptible de produire des effets juridiques obligatoires, de nature à affecter les intérêts de celle-ci, en modifiant de façon caractérisée sa situation juridique.
22. En conséquence, il y a lieu de rejeter le premier moyen comme manifestement non fondé.
Sur le deuxième moyen
23. Par son deuxième moyen, la requérante reproche au Tribunal d'avoir commis une erreur de droit en estimant, à tort, au point 43 de l'ordonnance attaquée, qu'elle devait exciper de l'illégalité du règlement devant une juridiction nationale. Elle fait valoir qu'il n'est pas certain qu'un recours devant une juridiction nationale puisse aboutir en toute impartialité, eu égard aux pratiques anticoncurrentielles qui se sont développées et se maintiennent au plan national, à l'abri de toutes condamnations et grâce au soutien que les autorités françaises confèrent aux sociétés auxquelles Schiocchet reproche des pratiques illégales de concurrence déloyale.
24. À cet égard, il convient de relever que le Tribunal n'a commis aucune erreur en droit en constatant que, dans la mesure où la liberté de prestation des services de transports internationaux de voyageurs effectués par autocars et autobus est régie par le règlement, tout différend ayant trait à l'application du règlement peut être porté devant un juge national qui doit assurer son application directe. En effet, ainsi qu'il a été relevé au point 20 de la présente ordonnance, il appartient aux autorités administratives et juridictionnelles nationales d'appliquer le règlement et de se prononcer sur les problèmes juridiques que cette application peut susciter.
25. Il convient encore, dans ce contexte, de relever que, au point 41 de l'ordonnance attaquée, il est correctement rappelé qu'il résulte du texte même de l'article 184 du traité que la possibilité offerte par cette disposition d'invoquer l'inapplicabilité d'un règlement ne peut constituer qu'un moyen à l'appui d'un recours et non l'objet de ce recours et que, par conséquent, la recevabilité des recours eux-mêmes doit s'apprécier au regard de leurs conclusions, indépendamment des éventuelles exceptions d'illégalité qui peuvent être soulevées à leur soutien.
26. Dès lors, il convient de rejeter le deuxième moyen comme manifestement non fondé.
Sur le troisième moyen
27. Par son troisième moyen, la requérante reproche au Tribunal d'avoir dénaturé l'objet des recours introduits devant lui. Elle lui fait grief d'avoir considéré que le litige portait uniquement sur l'interprétation du règlement alors qu'il portait également sur celle du règlement (CEE) n° 1017-68 du Conseil, du 19 juillet 1968, portant application de règles de concurrence aux secteurs des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable (JO L 175, p. 1). Elle fait également valoir que le Tribunal a affirmé à tort que ses conclusions visaient à faire constater l'existence d'un manquement de la République française au sens de l'article 169 du traité, alors que, en réalité, elles étaient formulées contre le comportement, contraire au droit de la concurrence communautaire, d'entreprises soutenues en cela par les autorités françaises.
28. À cet égard, il y a lieu de constater qu'il résulte de l'analyse des requêtes déposées devant le Tribunal, résumées au point 15 de l'ordonnance attaquée, que le Tribunal n'a pas altéré la teneur des conclusions de la requérante. En effet, celle-ci n'a pas formulé de conclusions relatives au règlement n° 1017-68 ou avancé des arguments fondés sur ce règlement dans lesdites requêtes.
29. En outre, il n'y a pas lieu de reprocher au Tribunal d'avoir jugé approprié de constater que, comme la requérante avait, dans ses plaintes, demandé à la Commission d'entreprendre des démarches plus particulièrement à l'encontre des autorités françaises, la décision de classement devait également être considérée comme exprimant la volonté de la Commission de ne pas engager une procédure en manquement contre la République française au titre de l'article 169 du traité. En tout état de cause, à supposer même que le Tribunal se soit mépris sur le sens des conclusions de la requérante à cet égard, une telle erreur ne serait aucunement de nature à léser ses intérêts.
30. Le troisième moyen doit donc être rejeté comme manifestement non fondé.
Sur le quatrième moyen
31. Par son quatrième moyen, la requérante reproche au Tribunal d'avoir commis une erreur de droit en omettant de se dessaisir des recours au profit de la Cour. La requérante fait valoir, d'une part, que, conformément à l'article 47, deuxième alinéa, du statut CE de la Cour de justice, le Tribunal doit, lorsqu'il constate qu'il n'est pas compétent pour connaître d'un recours qui relève de la compétence de la Cour, renvoyer celui-ci à la Cour et, d'autre part, que, selon les termes de l'article 173, deuxième alinéa, du traité, un recours relatif à la validité d'un acte normatif relève expressément de la compétence de la Cour. Elle soutient également que le Tribunal aurait dû se dessaisir des recours eu égard à la mise en cause d'un règlement du Conseil au titre de l'article 189 du traité CE (devenu article 249 CE) et d'un détournement de pouvoir.
32. À cet égard, il convient de rappeler que l'article 3, paragraphe 1, sous c), de la décision 88-591-CECA, CEE, Euratom du Conseil, du 24 octobre 1988, instituant un tribunal de première instance des Communautés européennes (JO L 319, p. 1), dispose que le Tribunal exerce, en première instance, les compétences conférées à la Cour par les traités instituant les Communautés et par les actes pris pour leur exécution, pour les recours formés contre une institution des Communautés par des personnes physiques ou morales en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité.
33. Ni cette disposition ni aucune autre ne donnent la possibilité au Tribunal de se dessaisir de tels recours pour la seule raison qu'ils soulèvent une exception d'invalidité d'un règlement du Conseil.
34. Il y a donc lieu de constater que le Tribunal était compétent pour statuer sur les recours introduits devant lui et que, en conséquence, le quatrième moyen doit être rejeté comme manifestement non fondé.
35. Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que tous les moyens présentés par la requérante à l'appui de son pourvoi sont manifestement non fondés. Le pourvoi doit donc être rejeté en application de l'article 119 du règlement de procédure.
Sur les dépens
36. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l'article 118, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de Schiocchet et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (troisième chambre)
Ordonne:
1) Le pourvoi est rejeté.
2) Schiocchet SARL est condamnée aux dépens.