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Décisions

CJCE, 13 juin 1958, n° 9-56

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Meroni & Co. Industrie Metallurgiche SpA

Défendeur :

Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocat :

Me Cottrau

CJCE n° 9-56

13 juin 1958

LA COUR,

A- Quant à la recevabilité

1. Attendu que le recours a été introduit dans les formes prescrites et que sa régularité à cet égard n'a pas été contestée et ne donne pas lieu à objection d'office ;

2. Attendu que, à l'occasion de son recours contre la décision de la Haute Autorité datée du 24 octobre 1956, constituant titre exécutoire au sens de l'article 92 du traité, la partie requérante soutient que la décision n° 14-55 du 26 mars 1955 "instituant un mécanisme financier permettant d'assurer l'approvisionnement régulier en ferraille du Marché commun" méconnaît d'une manière patente les dispositions du traité et est entachée de détournement de pouvoir ;

Attendu que, aux termes de l'article 33, les recours "doivent être formés dans le délai d'un mois à compter, suivant le cas, de la notification ou de la publication de la décision ou recommandation" et que, s'ils émanent d'une entreprise ou association visée à l'article 48, ils ne sont recevables, s'ils portent sur une décision ou recommandation générale, que si les requérants estiment ces décisions ou recommandations entachées de détournement de pouvoir à leur égard ;

Attendu que le recours a été introduit le 14 décembre 1956 et que si, de ce fait, le délai de recours prévu au dernier alinéa de l'article 33 a été respecté à l'égard de la décision du 24 octobre 1956, il était expiré en ce qui concerne la décision n° 14-55 du 26 mars 1955 ;

Attendu cependant que la décision n° 14-55 du 26 mars 1955 n'est pas entreprise directement, mais à l'occasion d'un recours visant la décision formant titre exécutoire du 24 octobre 1956 ;

Attendu que si la décision du 24 octobre 1956 est une décision individuelle concernant la partie requérante, la décision n° 14-55 du 26 mars 1955 est une décision générale sur laquelle la décision du 24 octobre 1956 est fondée ;

Attendu que pour juger de la faculté pour la requérante de se prévaloir, à l'appui de son recours contre la décision individuelle, de l'irrégularité de la décision générale sur laquelle celle-ci est fondée, il y a lieu de rechercher si la requérante peut entreprendre celle-ci après expiration du délai visé au dernier alinéa de l'article 33 et en invoquant contre elle non seulement le détournement de pouvoir à son égard, mais les quatre moyens d'annulation visés au premier alinéa de l'article 33 ;

Attendu que, conformément aux conclusions de l'avocat général, il importe qu'une décision générale irrégulière ne soit pas appliquée à une entreprise et que des obligations n'en soient pas déduites pour ladite entreprise ;

Attendu que l'article 36 du traité prévoit qu'à l'appui d'un recours contre une décision de la Haute Autorité infligeant des sanctions pécuniaires ou astreintes "les requérants peuvent se prévaloir, à l'appui de ce recours, dans les conditions prévues au 1er alinéa de l'article 33, de l'irrégularité des décisions et recommandations dont la méconnaissance leur est reprochée" ;

Attendu qu'il n'y a pas lieu de tenir cette disposition de l'article 36 pour une réglementation spéciale, applicable seulement au cas des sanctions pécuniaires et astreintes, mais comme l'application d'un principe général, dont l'article 36 prévoit l'application au cas particulier d'un recours de pleine juridiction ;

Attendu que l'on ne saurait trouver dans la mention expresse figurant à l'article 36 un argument excluant a contrario l'application de la règle énoncée dans les cas où elle n'a pas été expressément mentionnée, la Cour ayant décidé, dans son arrêt n° 8-55, qu'une argumentation a contrario n'est admissible que lorsqu'aucune autre interprétation ne s'avère adéquate et compatible avec le texte, le contexte et leur finalité ;

Attendu que toute autre décision rendrait difficile, sinon impossible, l'exercice des droits de recours accordés aux entreprises et associations visées à l'article 48, car elle les obligerait à rechercher dans toute décision générale, dès sa publication, les dispositions qui pourraient éventuellement leur porter dommage ultérieurement ou être considérées comme entachées de détournement de pouvoir à leur égard ;

Qu'elle les inciterait à se laisser condamner aux sanctions pécuniaires ou astreintes prévues par le traité pour pouvoir, au bénéfice de l'article 36, mettre en cause l'irrégularité des décisions et recommandations générales dont la méconnaissance leur serait reprochée ;

Attendu que la faculté pour un requérant de se prévaloir, après expiration du délai prévu au dernier alinéa de l'article 33, à l'appui d'un recours visant une décision individuelle, de l'irrégularité des décisions et recommandations générales sur lesquelles la décision individuelle est fondée ne peut conduire à l'annulation de la décision générale, mais seulement de la décision individuelle qui en est tirée ;

Attendu que les traités instituant la Communauté économique européenne et l'Euratom adoptent expressément un point de vue analogue en stipulant respectivement dans leurs articles 184 et 156 que "nonobstant l'expiration du délai prévu à l'article 173, alinéa 3 (ou, pour le second, article 146, alinéa 3), toute partie peut, à l'occasion d'un litige mettant en cause un règlement du Conseil ou de la Commission, se prévaloir des moyens prévus à l'article 173, alinéa 1 (ou, pour le second, article 146, alinéa 1), pour invoquer devant la Cour de justice l'inapplicabilité de ce règlement" ;

Que cette rencontre, sans constituer un argument déterminant, confirme le raisonnement sus-énoncé en montrant qu'il s'est imposé également aux rédacteurs des nouveaux traités ;

Attendu que l'annulation d'une décision individuelle fondée sur l'irrégularité des décisions générales dont elle est tirée n'affecte les effets de la décision générale que dans la mesure où ceux-ci se concrétisent dans la décision individuelle annulée ;

Qu'à l'encontre d'une décision individuelle le concernant, tout requérant est fondé à invoquer les quatre moyens d'annulation visés au premier alinéa de l'article 33 ;

Que, dans ces conditions, rien ne s'oppose à ce que, à l'occasion d'un recours contre une décision individuelle, la requérante soit fondée à invoquer, pour mettre en cause la régularité des décisions et recommandations générales sur lesquelles la décision individuelle est fondée, les quatre moyens d'annulation énumérés au premier alinéa de l'article 33 ;

3. Attendu que la partie défenderesse a contesté la recevabilité du recours tendant à l'annulation de la décision de la Haute Autorité, datée du 24 octobre 1956, constituant contre la partie requérante un titre exécutoire au sens de l'article 92 du traité, en raison de l'acquiescement que, par sa lettre du 12 avril 1956, celle-ci aurait par avance donné à la décision individuelle du 24 octobre 1956 ;

Attendu que la partie défenderesse a précisé qu'elle "n'avait jamais pensé à un acquiescement préalable" ou à la renonciation, par la partie requérante, au droit de former ultérieurement un recours contre la constatation des sommes dues par elle après le 12 avril 1956, mais qu'"il lui apparaît légitime d'objecter que l'offre de paiement contenait l'approbation du fonctionnement concret des organismes de Bruxelles et donc du mode dont ceux-ci ont déterminé le taux de péréquation" ;

Attendu que la lettre de la partie requérante, du 12 avril 1956, fait expressément état de réserves à l'égard des calculs aboutissant à la détermination de sa dette, que ces réserves visent notamment les conditions d'application de la décision générale n° 14-55 ;

Que ces réserves empêchent de considérer la lettre du 12 avril 1956, malgré l'offre de paiements partiels qui y est contenue, comme constituant reconnaissance de dette ou renonciation à agir ;

Que de ce fait la lettre du 12 avril 1956 ne fait pas obstacle à la recevabilité du recours.

B - Quant au fond

Premier moyen : violation des formes substantielles

Attendu que la partie requérante voit une violation des formes substantielles dans le défaut de motifs dont témoigne la décision entreprise et dans la taxation d'office qu'elle notifie.

I) Défaut de motifs

Attendu que la partie requérante relève dans la décision du 24 octobre 1956 "une insuffisance évidente de motifs" ;

Attendu que ladite décision ne fait état que des deux motifs ci-après : "considérant que la société anonyme Meroni et Co., Industrie Metallurgiche, stabilimento elettrosiderurgico, via della Cebrosa, Settimo Torinese, entreprise au sens de l'article 80 du traité, a omis de verser à la caisse de péréquation des ferrailles importées après le 1er avril 1954 les contributions dues en conformité des décisions ci-dessus ;

Considérant que les contributions dues se montent pour la période du 1er avril 1954 au 30 juin 1956 à la somme de 54 819 656 lires" ;

Attendu que, au regard de la jurisprudence de la Cour, ces deux alinéas ne sauraient constituer la mention des considérations de droit et de fait qui sont à la base de la décision du 24 octobre 1956 ;

Qu'elle est ainsi dépourvue des justifications indispensables à l'exercice du contrôle juridictionnel ;

Attendu que, de ce fait, la décision du 24 octobre 1956 ne respecte pas les prescriptions de l'article 15 du traité aux termes duquel "les décisions... de la Haute Autorité sont motivées" ;

Attendu cependant que, dans sa défense, la Haute Autorité s'abrite derrière les organismes de Bruxelles : "la décision de la Haute Autorité n'a rien fait d'autre que de reprendre les données résultant des différents extraits de compte envoyés en leur temps à la requérante et cela n'exige pas évidemment l'indication de motif " ;

Attendu que si l'on suivait la Haute Autorité, le défaut de motifs constaté dans la décision du 24 octobre 1956 ne saurait constituer une violation des formes substantielles, cette décision ayant été pourvue, par l'intermédiaire de la caisse de péréquation des ferrailles importées, des motifs voulus par le traité ;

Attendu qu'il n'est pas nécessaire aux fins du présent recours de rechercher si la mention de motifs adéquats dans les notifications adressées par la caisse de péréquation des ferrailles importées à la partie requérante aurait valablement dispensé la Haute Autorité d'une motivation propre à la décision du 24 octobre 1956, les motifs qui figurent dans lesdites notifications ne constituant pas la justification de la créance, dont la décision du 24 octobre 1956 constitue titre exécutoire ;

Attendu qu'en effet le versement exigé par la décision de la Haute Autorité du 24 octobre 1956 pour la période du 1er août 1954 au 30 juin 1956 n'est pas égal au total des notifications adressées par la caisse de péréquation des ferrailles importées à la société Meroni pour cette période ;

Qu'il s'en écarte notamment par l'addition d'intérêts de retard et la déduction de certains versements opérés par la société Meroni ;

Que bien que les avis de notification aient porté une mention informant le débiteur que des intérêts de retard lui seraient réclamés à partir du 25e jour faisant suite à la date de la notification et que, en plaidoirie, l'agent de la Haute Autorité ait affirmé que la société Meroni avait été avertie de cette pénalisation par une lettre du 20 septembre 1956, les indications chiffrées portées sur les avis de notification ne font état ni de majorations dues à des paiements tardifs, ni de minorations dues à la prise en compte de versements antérieurs ;

Attendu qu'il est impossible de trouver dans les notifications adressées par la caisse de péréquation des ferrailles importées à la partie requérante la justification du versement qui lui était demandé ;

Attendu que la justification légale de la décision du 24 octobre 1956 exigeait le décompte exact et détaillé des éléments de la créance dont elle formait titre exécutoire ;

Que seul pareil décompte pouvait permettre le contrôle juridictionnel de ladite décision ;

Attendu que la décision du 24 octobre 1956 n'a pas été motivée à suffisance de droit, ni par la Haute Autorité dans le texte notifié à la partie requérante, ni par la caisse de péréquation des ferrailles importées dans les notifications que celle-ci lui avait adressées ;

Attendu que le défaut de motivation constaté à l'encontre de la décision du 24 octobre 1956 constitue une violation des formes substantielles ;

Que, de ce fait, en application de l'article 33 du traité, cette décision doit être annulée.

II) Taxation d'office

Attendu que si, dans son recours, la partie requérante s'étonne que la décision du 24 octobre 1956 ne donne pas d'indication des éléments matériels et comptables sur lesquels se fonde l'ordre de paiement dont elle constitue titre exécutoire, la même partie requérante précise dans sa réplique qu'elle "présume - car les organismes de Bruxelles ne lui ont jamais fourni d'éclaircissements sur ce point - qu'elle a été taxée sur la production et non sur le tonnage acheté qui ne fut jamais déclaré" ;

Attendu que cette présomption est confirmée par la duplique qui précise que "la procédure d'évaluation forfaitaire des organismes de Bruxelles n'est qu'un remède au silence des entreprises et n'est qu'une conséquence nécessaire et inévitable du système de contribution obligatoire ;

Qu'en effet, faute de ce remède, il serait même inutile d'établir l'obligation de contribution parce que toutes les entreprises, pour se défendre, se réfugieraient dans l'abstention" ;

Attendu que, si les notifications adressées par la caisse de péréquation des ferrailles importées à la société Meroni contiennent toutes la mention ci-après : "à défaut de recevoir les détails par usine des tonnages taxables le 15 du deuxième mois suivant celui sur lequel porte le prélèvement, la direction est autorisée à procéder par évaluation forfaitaire avec l'aide des bureaux régionaux", la décision du 24 octobre 1956 ne fait pas état du caractère forfaitaire du versement réclamé et ne vise pas les textes qui auraient donné à la caisse de péréquation des ferrailles le pouvoir de procéder, à défaut de déclaration, à une taxation d'office ;

Attendu que, dans la mesure où l'obligation dont elle constitue titre exécutoire a été forfaitairement établie, la décision du 24 octobre 1956 n'a pas été motivée ;

Que ce défaut de motif, qui laisse la requérante dans l'ignorance des conditions dans lesquelles sa dette a été calculée, constitue une violation des formes substantielles ;

Que pour cette raison encore, en application de l'article 33 du traité, la décision du 24 octobre 1956 doit être annulée.

Deuxième moyen : méconnaissance patente des dispositions du traité

Attendu qu'au titre de ce deuxième moyen la partie requérante fait grief à la Haute Autorité :

A) De l'avoir laissée dans l'ignorance "des données objectives sur lesquelles les entreprises italiennes ont été taxées" et cela en contradiction manifeste avec l'article 47 du traité, selon lequel la Haute Autorité "doit publier les données qui sont susceptibles d'être utiles aux gouvernements ou à tous autres intéressés" ;

B) De n'avoir envoyé "aux intéressés, après dix-huit mois, que des comptes provisoires" et de ne leur avoir appliqué que "des primes de péréquation... elles aussi provisoires".

I) Insuffisance d'information

Attendu que dans les nombreuses communications qu'elle a adressées à la requérante, la caisse de péréquation des ferrailles importées ne lui a jamais communiqué que le tonnage taxable et le taux unitaire de taxation ;

Attendu qu'aucune information n'a été publiée, soit par la Haute Autorité, soit par les organismes de Bruxelles, pour informer les assujettis des méthodes par lesquelles les éléments de leur obligation avaient été calculés et des éléments de fait sur lesquels les calculs étaient fondés ;

Attendu que c'est seulement par "un complément à la réponse de la Haute Autorité aux questions posées par la Cour" que la Cour et, semble-t-il, la partie requérante ont été informées des formules successives par lesquelles le taux de péréquation était calculé ;

Attendu que l'article 5 du traité oblige la Haute Autorité à "rendre publics les motifs de son action" et que l'article 47 prescrit que si "la Haute Autorité est tenue de ne pas divulguer les informations qui, par leur nature, sont couvertes par le secret professionnel et notamment les renseignements relatifs aux entreprises et concernant leurs relations commerciales ou les éléments de leur prix de revient... elle doit publier les données qui sont susceptibles d'être utiles aux gouvernements ou à tous autres intéressés" ;

Attendu que, dans la duplique, la Haute Autorité a opposé à la requérante "l'exigence d'un respect élémentaire du secret professionnel" ;

Attendu que, en l'espèce, ne peuvent être tenues pour secrètes, au sens de l'article 47 du traité, des informations recueillies par des organismes coopératifs qui ont groupé en certaines périodes, et notamment le 4 juillet 1955, jusqu'à 136 entreprises choisies parmi les plus importantes des 240 entreprises assujetties à la taxe de péréquation ;

Attendu qu'en ne rendant pas publics, au moins dans leurs aspects globaux, les motifs de son action et en ne publiant pas les données susceptibles d'être utiles aux gouvernements ou à tous autres intéressés qui n'étaient pas couvertes par le secret professionnel, ou en n'obligeant pas les organismes de Bruxelles à les publier, la Haute Autorité a violé les articles 5 et 47 du traité ;

Attendu que pour cette raison encore, en application de l'article 33 du traité, la décision du 24 octobre 1956 doit être annulée.

II) Caractère provisoire des notifications adressées à la partie requérante

Attendu que la partie requérante fait grief à la Haute Autorité d'avoir fondé la décision du 24 octobre 1956 sur des comptes provisoires, et à la caisse de péréquation des ferrailles importées de ne lui avoir jamais communiqué, jusqu'à la date du recours, soit plus de dix-huit mois après la mise en œuvre du système, de décomptes définitifs ;

Qu'elle demande "si l'on peut honnêtement prétendre qu'une entreprise peut réussir à établir sérieusement ses propres prix et à publier son propre barème si elle n'est pas informée exactement et en temps voulu de sa dette de péréquation" ;

Attendu que la partie défenderesse oppose à l'exigence de la partie requérante la nature même du concept de péréquation, lequel exige "une opération de calcul a posteriori" impliquant la connaissance des données de fait dont il faut réaliser la péréquation ;

Qu'elle précise, dans la duplique, "qu'il ne s'agira jamais que de corrections de peu d'importance" ;

Attendu que l'ordre de grandeur des ajustements définitifs n'est pas connu, les corrections communiquées par la caisse, notamment dans sa lettre du 31 octobre 1955, étant elles-mêmes qualifiées de provisoires ;

Que leur montant n'aurait pu être établi, aux fins du présent procès, que par voie d'expertise ;

Attendu cependant qu'en l'espèce pareille expertise n'est pas indispensable, la décision du 24 octobre 1956, objet du recours, devant déjà, pour les raisons sus-énoncées, être annulée.

Troisième moyen : détournement de pouvoir

Attendu que la partie requérante fait grief à la partie défenderesse d'avoir commis un détournement de pouvoir :

- en fondant sur les calculs inexacts des organismes de Bruxelles la décision, formant titre exécutoire, du 24 octobre 1956,

- en ne respectant pas les recommandations dont le Conseil de ministres avait assorti l'avis favorable donné par lui, à l'unanimité, à la décision n° 14-55 de la Haute Autorité,

- en déléguant irrégulièrement aux organismes de Bruxelles des pouvoirs qu'elle tenait du traité.

I) Inexactitude des calculs opérés par les organismes de Bruxelles

Attendu que la partie requérante fait grief aux organismes de Bruxelles d'avoir "fixé de façon artificielle un prix moyen de la ferraille intérieure, notoirement inférieur au prix réel, tandis qu'on élevait, de façon tout aussi artificielle, le prix moyen de la ferraille d'importation", d'avoir par là "commis un travestissement des faits et créé une situation dans laquelle les effets du système n'étaient pas les mêmes pour tous les destinataires, dont certains se trouvèrent avantagés, tandis que d'autres à l'inverse subissaient un préjudice" ;

Attendu que la requérante a elle-même reconnu "qu'elle n'était pas en mesure de prouver ses doutes", "qu'elle ignorait encore comment s'étaient déroulées les opérations d'importation et quel était le taux moyen pondéré qui avait été calculé" ;

Attendu qu'il n'est pas possible, en raison de l'insuffisance des motifs justifiant la décision du 24 octobre 1956 et du défaut d'information sur les éléments utilisés par les organismes de Bruxelles dans leurs calculs, de rechercher si les allégations de la partie requérante sont fondées ;

Attendu cependant, qu'aux fins du présent recours, cette recherche n'est pas nécessaire, l'insuffisance de motivation et le défaut de publication des données qui sont à la base de la décision du 24 octobre 1956 constituant à eux seuls des violations du traité propres à provoquer l'annulation de ladite décision.

II) Violation des recommandations dont le Conseil de ministres aurait assorti l'avis conforme donné à l'unanimité à la décision n° 14-55

Attendu que la partie requérante fait grief à la Haute Autorité de n'avoir pas respecté six recommandations dont le Conseil de ministres avait assorti l'avis conforme qu'il avait donné à la décision n° 14-55 ;

Attendu que le Journal officiel de la Communauté n° 8, du 30 mars 1955, page 689, indique seulement que cet avis conforme a été "donné à l'unanimité dans les termes reproduits au procès-verbal des délibérations du Conseil" ;

Attendu que les procès-verbaux du Conseil de ministres ne sont pas publiés ;

Attendu que six principes arrêtés par le Conseil de ministres et la Haute Autorité, au cours de la session du Conseil de ministres des 21 et 22 mars 1955, principes "dont doit s'inspirer la politique d'ensemble dans le domaine de la ferraille", ont été publiés dans le troisième rapport général sur l'activité de la communauté (page 105) et que ces six principes paraissent être ceux qui sont visés par la partie requérante ;

Attendu cependant qu'il n'est pas nécessaire, aux fins du présent recours, de rechercher les conséquences juridiques que des principes publiés dans ces conditions sont susceptibles d'entraîner, la décision du 24 octobre 1956 devant, pour les raisons sus-énoncées, être annulée.

III) Irrégularité de la délégation de pouvoirs résultant de la décision n° 14-55

Attendu que la partie requérante fait grief à la Haute Autorité "du caractère inattaquable et pour ainsi dire sacramentel des comptes de Bruxelles, lequel serait en définitive plus strict et certainement infiniment plus grave que le caractère propre des décisions véritables, qui sont toujours attaquables devant la Cour de justice", autrement dit que la partie requérante fait grief à la Haute Autorité d'avoir délégué aux organismes de Bruxelles des pouvoirs qu'elle tenait du traité, sans soumettre leur exercice aux conditions auxquelles le traité l'aurait soumise si ces pouvoirs avaient été exercés directement par elle ;

Attendu que la partie requérante reproche aussi à la Haute Autorité d'avoir créé "une situation où les grandes et moyennes industries ont la prédominance sur celles qui ont des moyens financiers limités et qui doivent assurer leur approvisionnement sur le marché intérieur", autrement dit d'avoir par sa décision n° 14-55 délégué des pouvoirs à des organismes mal qualifiés pour les exercer ;

Attendu que ces deux griefs visent la délégation de pouvoirs que la décision générale n° 14-55 aurait consentie aux organismes de Bruxelles, le premier visant les modalités de cette délégation, le second son principe même ;

Attendu cependant qu'avant d'examiner ces griefs, il convient de rechercher si la décision n° 14-55 a véritablement consenti aux organismes de Bruxelles une délégation de pouvoirs.

A) La décision n° 14-55 a-t-elle consenti une délégation de pouvoirs aux organismes de Bruxelles ?

Attendu qu'il convient d'établir si la décision n° 14-55 "instituant un mécanisme financier permettant d'assurer l'approvisionnement régulier en ferraille du Marché commun" constitue une véritable délégation, aux organismes de Bruxelles, de pouvoirs dont le traité avait investi la Haute Autorité, ou si elle confie seulement à ces organismes le pouvoir d'adopter des "délibérations" dont la mise en application appartiendrait à la Haute Autorité, laquelle en garderait l'entière responsabilité ;

Attendu que certaines dispositions de la décision n° 14-55 conduisent à la deuxième hypothèse et notamment :

- le considérant affirmant "que la Haute Autorité est responsable du fonctionnement régulier du mécanisme financier et qu'elle doit en conséquence être à tout moment en mesure d'intervenir efficacement",

- l'article 1er, précisant que "le fonctionnement du mécanisme susdit est confié - sous la responsabilité de la Haute Autorité - à l'office commun des consommateurs de ferraille (ci-après dénommé office commun) et à la caisse de péréquation des ferrailles importées (ci-après dénommée caisse)",

- le 2e alinéa de l'article 4 prévoyant qu'"à défaut de paiement dans les délais, la caisse demande l'intervention de la Haute Autorité qui peut "(et non pas doit)" prendre une décision formant titre exécutoire",

- l'article 8 stipulant que "la Haute Autorité nomme un représentant permanent et son suppléant auprès de l'office commun et de la caisse. Le représentant permanent ou son suppléant assiste à toutes les séances du Conseil d'administration et de l'Assemblée générale de l'office commun et de la caisse. Le représentant permanent ou son suppléant transmet immédiatement à la Haute Autorité les délibérations adoptées par les organismes susdits et informe la Haute Autorité de toute question nécessitant une délibération de celle-ci aux termes de l'article 9 ci-après",

- l'article 9 indiquant que "les délibérations de l'office commun et de la caisse sont adoptées à l'unanimité par leur Conseil pour les objets relevant de leur compétence propre et à l'unanimité des deux Conseils pour les objets de compétence partagée. Le représentant permanent de la Haute Autorité ou son suppléant peut toutefois subordonner la décision à l'approbation de la Haute Autorité. A défaut d'une délibération unanime des Conseils de l'office commun ou de la caisse portant sur les mesures prévues aux articles 3, 4 et 5 (paragraphe premier) ci-dessus, la décision est prise par la Haute Autorité. La Haute Autorité, son représentant permanent ou le suppléant peut demander la convocation de l'office commun et de la caisse dans un délai maximum de dix jours, et saisir ces organismes de toute proposition. Si la séance n'a pas lieu dans les dix jours, la Haute Autorité peut prendre elle-même une décision sur ces propositions" ;

Attendu que d'autres dispositions de la décision n° 14-55 confirment la première hypothèse et notamment le premier alinéa de l'article 4 :

"La caisse notifie aux entreprises le montant des contributions à verser et les délais de versement. Elle est habilitée à encaisser ces montants",

Le premier alinéa de l'article 6 :

" La caisse est l'organe exécutif du mécanisme financier établi par la présente décision" ;

Attendu au surplus qu'entre les deux interprétations, la Haute Autorité a fait choix de la première, en précisant dans le mémoire en défense que "La Haute Autorité reprend les données fournies par les organismes de Bruxelles sans rien pouvoir y ajouter. Toute autre justification spécifique prendrait le sens d'une immixtion non autorisée dans les attributions d'un autre organisme pour expliquer les éléments du processus de formation de ses délibérations"... "Les prix d'importation, les qualités de la ferraille importée et le prix moyen pondéré à l'intérieur de la Communauté sont des éléments que les organismes de Bruxelles prennent en considération pour fixer le taux de péréquation : la décision attaquée n'a fait que reproduire le résultat de l'application à la requérante par ces organismes du taux de péréquation. Si nous voulons donc admettre que l'erreur dont elle se plaint puisse constituer un détournement de pouvoir, celui-ci aurait été commis lors des délibérations des organismes de péréquation que la Haute Autorité ne peut plus attaquer dès lors que son représentant auprès des organismes de Bruxelles n'en a pas réservé la décision finale à la Haute Autorité conformément à l'article 9 des décisions n° 22-54 et 14-55. Il est en effet impensable que la décision des organismes compétents de Bruxelles, une fois prise à l'unanimité et sans réserves du représentant de la Haute Autorité, reste exposée à des changements possibles imposés unilatéralement par la seule Haute Autorité ; le fait que l'unanimité du consentement de tous les membres des organismes délibérants ait été exigée pour que les décisions soient obligatoires a une signification toute particulière. Mais même si, contrairement au texte clair des articles déjà cités et à leur interprétation systématique, on voulait admettre que le représentant de la Haute Autorité puisse ultérieurement, à tout moment, modifier ou annuler ces décisions, le moyen en cause resterait toujours sans importance en ce qui concerne l'annulation de la décision attaquée. Dans cette hypothèse, en effet, pour pouvoir attaquer la décision en cause devant la Cour, il faudrait en altérer le contenu en lui attribuant une portée toute autre que celle de la simple création d'un titre exécutoire se référant à une obligation préexistante et la requérante aurait dû démontrer que, dans la décision attaquée, la Haute Autorité s'est appropriée les délibérations des organismes de Bruxelles qui ont entraîné la fixation du taux de péréquation et que ces délibérations constituent une décision de la Haute Autorité elle-même contre laquelle la requérante est légitimée à agir".

Attendu que la Haute Autorité aurait pu prétendre que la possibilité pour son représentant, aux termes de l'article 9 de la décision n° 14-55 "de subordonner la décision à l'approbation de la Haute Autorité" lui laissait la responsabilité de toute décision des organismes de Bruxelles, mais que l'extrait sus-énoncé du mémoire en défense oblige à considérer que la Haute Autorité ne s'approprie pas les délibérations des organismes de Bruxelles entraînant la fixation du taux de péréquation ;

Que, de ce fait, la décision n° 14-55 est génératrice d'une véritable délégation de pouvoirs et qu'il y a lieu d'examiner si pareille délégation respecte les exigences du traité.

B) Modalités de la décision n° 14-55

Attendu que si la Haute Autorité avait exercé elle-même les pouvoirs dont, par la décision n° 14-55, elle a confié l'exercice aux organismes de Bruxelles, ils eussent été soumis aux règles prévues par le traité et notamment à celles qui lui imposent :

- l'obligation de motiver ses décisions et d'y viser les avis obligatoirement recueillis (article 15),

- l'obligation de publier tous les ans un rapport général sur ses activités et sur ses dépenses administratives (article 17),

- l'obligation de publier les données susceptibles d'être utiles aux gouvernements ou à tous autres intéressés (article 47) ;

Attendu que, dans la même hypothèse, ses décisions et recommandations eussent été soumises au contrôle de la Cour de justice dans les conditions prévues par l'article 33 ;

Attendu que la décision n° 14-55 n'a soumis l'exercice des pouvoirs qu'elle confiait aux organismes de Bruxelles à aucune des conditions auxquelles il eut été soumis si la Haute Autorité les avait exercés directement ;

Attendu que, même si la délégation résultant de la décision n° 14-55 apparaissait comme régulière au regard du traité, elle ne pourrait investir l'autorité délégataire de pouvoirs différents de ceux que l'autorité délégante a elle-même reçus du traité ;

Que la possibilité pour les organismes de Bruxelles de prendre des décisions affranchies des conditions auxquelles ces décisions eussent été soumises si elles avaient été prises directement par la Haute Autorité, donne en fait aux organismes de Bruxelles des pouvoirs plus étendus que ceux que la Haute Autorité tient du traité ;

Attendu qu'en ne soumettant pas les décisions des organismes de Bruxelles aux règles auxquelles le traité soumet les décisions de la Haute Autorité, la délégation résultant de la décision n° 14-55 viole le traité ;

Que, de ce fait, la décision du 24 octobre 1956, formant titre exécutoire à l'égard d'une obligation établie en application de la décision générale n° 14-55 qui est irrégulière, doit être annulée.

Attendu que la partie requérante fait grief aux organismes de Bruxelles d'avoir procédé à son égard, sans base légale, à des taxations d'office et à des évaluations provisoires de ses dettes de péréquation ;

Attendu que s'il a été établi, au titre du premier moyen, que la décision du 24 octobre 1956 devait être annulée, pour violation des formes substantielles, parce qu'elle n'indiquait pas que le montant du versement réclamé avait été établi par voie de taxation d'office et d'évaluation provisoire, il convient de rechercher si les organismes de Bruxelles avaient pouvoir d'asseoir de cette façon les contributions de péréquation ;

Attendu que dans sa réponse aux questions posées par la première chambre, la Haute Autorité a fait savoir, le 18 juillet 1957, que la faculté de taxation d'office résultait des "délibérations de teneur identique prises le 26 mai 1955 par la caisse de péréquation des ferrailles importées et par l'office commun des consommateurs de ferraille, précisant qu'à défaut de recevoir les détails par usine des tonnages taxables, le 15 du deuxième mois suivant celui sur lequel porte le prélèvement, la direction est autorisée à procéder par évaluation forfaitaire avec l'aide des bureaux régionaux" ;

Attendu que la décision n° 14-55 n'attribuait pas aux organismes de Bruxelles la faculté de recourir à pareil mode de taxation, pas plus que de l'appliquer rétroactivement, ni de notifier des évaluations provisoires ;

Attendu que si la technique de l'évaluation d'office est utilisée également pour l'assiette du prélèvement général, elle a été expressément autorisée par la décision n° 31-55 du 19 novembre 1955 (Journal officiel de la communauté n° 21, du 28 novembre 1955, page 906) après que, par les décisions n° 2-52, article 4, et n° 3-52, article 5, la Haute Autorité avait obligé les entreprises à déclarer leur production et réglementé les modalités de leurs déclarations ;

Attendu que toute procédure de taxation d'office et d'évaluation provisoire doit être soumise à des règles précises, propres à écarter tout arbitraire et à rendre possible le contrôle des données utilisées ;

Attendu que la délégation de pouvoirs ne se présume pas et que même habilitée à déléguer ses pouvoirs, l'autorité délégante doit prendre une décision explicite les transférant ;

Attendu que la taxation d'office et la notification d'obligations provisoires opérées par les organismes de Bruxelles manquent de base juridique et que pour cette raison aussi la décision du 24 octobre 1956, formant titre exécutoire à l'égard d'obligations établies par une procédure manquant de base juridique, doit être annulée.

C) Etendue de la délégation de pouvoirs

Attendu que la partie requérante fait grief à la Haute Autorité d'avoir, par sa décision n° 14-55, délégué aux organismes de Bruxelles des pouvoirs que ceux-ci seraient mal qualifiés à exercer ;

Attendu que l'article 8 du traité charge la Haute Autorité "d'assurer la réalisation des objets fixés par le présent traité dans les conditions prévues par celui-ci" et ne prévoit pas de faculté de délégation ;

Attendu cependant que l'on ne peut exclure la possibilité que la mise en œuvre des "mécanismes financiers communs à plusieurs entreprises" prévus à l'alinéa a de l'article 53 soit confiée à des organismes de droit privé, dotés d'une personnalité juridique distincte et investis de pouvoirs propres ;

Attendu que les mécanismes financiers institués par la Haute Autorité elle-même en application de l'alinéa b du même article doivent répondre aux mêmes fins que ceux qui sont autorisés en application de l'alinéa a ;

Que, de ce fait, ils doivent pouvoir revêtir des formes analogues et notamment utiliser le concours d'organismes dotés d'une personnalité juridique distincte ;

Attendu que dès lors la faculté pour la Haute Autorité d'autoriser ou d'instituer les mécanismes financiers visés à l'article 53 du traité donne à celle-ci le droit de confier certains pouvoirs à pareils organismes dans les conditions qu'elle détermine et sous son contrôle ;

Attendu toutefois qu'à la lumière de l'article 53 pareilles délégations ne sont légitimes que si la Haute Autorité les "reconnaît nécessaires à l'exécution des missions définies à l'article 3 et compatibles avec les dispositions du présent traité, en particulier de l'article 65" ;

Attendu que l'article 3 ne vise pas moins de huit objectifs distincts, très généraux, et dont il n'est pas sûr qu'ils puissent être tous, en toutes circonstances, et dans leur intégralité, simultanément poursuivis ;

Attendu que dans la poursuite des objectifs prévus à l'article 3 du traité, la Haute Autorité doit assurer la conciliation permanente que peuvent impliquer d'éventuelles contradictions entre des objectifs considérés séparément et, lorsque pareilles contradictions sont constatées, accorder à tel ou tel des objectifs de l'article 3 la prééminence que peuvent lui paraître imposer les faits ou circonstances économiques au vu desquels elle arrête ses décisions ;

Attendu que la conciliation des divers objectifs de l'article 3 implique un véritable pouvoir discrétionnaire comportant des choix difficiles, fondés sur la considération des faits et circonstances économiques au vu desquels ils sont accomplis ;

Attendu que les conséquences résultant d'une délégation de pouvoirs sont très différentes suivant qu'elle vise des pouvoirs d'exécution nettement délimités et dont l'usage, de ce fait, est susceptible d'un contrôle rigoureux au regard de critères objectifs fixés par l'autorité délégante, ou un pouvoir discrétionnaire, impliquant une large liberté d'appréciation, susceptible de traduire par l'usage qui en est fait une véritable politique économique ;

Attendu qu'une délégation du premier type n'est pas susceptible de modifier sensiblement les conséquences qu'entraîne l'exercice des pouvoirs qu'elle affecte, alors qu'une délégation du second type, en substituant les choix de l'autorité délégataire à ceux de l'autorité délégante, opère un véritable déplacement de responsabilité ;

Attendu que l'article 53 ne saurait en tout cas, pour la mise en œuvre des mécanismes financiers qu'il prévoit, autoriser que les délégations de pouvoirs "nécessaires à l'exécution des missions définies à l'article 3 " ;

Que, toutefois, pareilles délégations ne peuvent porter que sur des pouvoirs d'exécution, exactement définis, et entièrement contrôlés, dans l'usage qui en est fait, par la Haute Autorité ;

Attendu que l'article 3 impose les objectifs qu'il énumère, non à la Haute Autorité séparément, mais aux "institutions de la Communauté dans le cadre de leurs attributions respectives et dans l'intérêt commun" ;

Que cette disposition permet de voir dans l'équilibre des pouvoirs, caractéristique de la structure institutionnelle de la Communauté, une garantie fondamentale accordée par le traité, notamment aux entreprises et associations d'entreprises auxquelles il s'applique ;

Que la délégation d'un pouvoir discrétionnaire, en le confiant à des autorités différentes de celles qui ont été établies par le traité pour en assurer et en contrôler l'exercice dans le cadre de leurs attributions respectives, porterait atteinte à cette garantie ;

Attendu qu'à la lumière des critères sus-énoncés il convient de rechercher si la délégation de pouvoirs consentie par la Haute Autorité aux organismes de Bruxelles, en vertu de la décision n° 14-55, satisfait aux exigences du traité ;

Attendu que la décision n° 14-55 stipule en son article 5 que "l'office commun est compétent pour proposer à la caisse :

A) Les tonnages de ferraille importée des pays tiers ou assimilée qui pourront bénéficier de la péréquation ;

B) Les conditions auxquelles est subordonné le bénéfice de la péréquation ;

C) Le prix maximum d'achat à l'importation ;

D) Le prix de péréquation, celui-ci pouvant être fixé soit pour le jour de commande, soit pour le jour de livraison ;

E) Les critères pour le calcul des économies de ferraille réalisées par une consommation accrue de fonte ;

F) Le montant de la prime allouée en fonction de ces économies" ;

Attendu que le troisième rapport général sur l'activité de la Communauté a rendu publics (page 105) les principes généraux arrêtés par le Conseil de ministres et la Haute Autorité et "dont doit s'inspirer la politique d'ensemble dans le domaine de la ferraille" ;

Que ces principes généraux stipulent notamment que "le coût de la ferraille pour le producteur d'acier - c'est-à-dire la somme du prix d'achat et de la charge de péréquation - ne doit pas dépasser un niveau raisonnable par comparaison avec celui que supportent effectivement les producteurs d'acier dans les principaux pays concurrents.

Pour éviter de surcharger les prix de revient de l'ensemble de la Communauté, en particulier d'alourdir la charge nette supportée dans le fonctionnement de la caisse par certaines régions de la communauté, les prélèvements de péréquation ne doivent pas être accrus sauf raison sérieuse.

L'effort fait en faveur de l'importation et d'un niveau raisonnable de prix ne doit pas inciter, soit dans les installations existantes, soit par la création d'installations nouvelles, à un développement inconsidéré des consommations de ferraille.

......

Il y a lieu d'entreprendre tous les efforts en vue de réduire, dans la mesure des possibilités techniques et économiques, ainsi que de la disponibilité des autres matières premières, la consommation de ferraille par l'utilisation accrue de fonte".

Attendu que plusieurs des propositions, qu'aux termes de l'article 5 sus-énoncé l'office compétent doit présenter à la caisse, et notamment la fixation du "prix maximum d'achat à l'importation", du "prix de péréquation", des "critères pour le calcul des économies de ferraille" et du "montant de la prime allouée en fonction de ces économies" ne peuvent être le produit d'opérations purement comptables fondées sur des critères objectifs définis par la Haute Autorité ;

Qu'ils comportent une large marge d'appréciation et ressortissent comme tels à l'usage d'un pouvoir discrétionnaire tendant à concilier les multiples exigences d'une politique économique complexe et nuancée ;

Attendu que, en affirmant dans son troisième rapport général que "la politique d'ensemble dans le domaine de la ferraille doit s'inspirer des principes généraux "arrêtés par le Conseil de ministres et par la Haute Autorité, celle-ci reconnaît implicitement que ces principes ne suffisent pas à déterminer les décisions des organismes de Bruxelles ;

Attendu que, faute de critères objectifs susceptibles de déterminer leurs décisions, les organismes de Bruxelles doivent mettre en œuvre, pour l'exécution des missions que leur confie la décision n° 14-55, une large liberté d'appréciation ;

Attendu cependant qu'à deux reprises, par les décisions n° 9-56 et 34-56, la Haute Autorité a pris elle-même, au lieu et place des organismes de Bruxelles, des décisions qui impliquaient l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire ;

Que l'on peut se demander si, en évoquant à sa juridiction des décisions qui, en application de la décision n° 14-55, auraient pu être prises par les organismes de Bruxelles, elle a entendu se réserver l'appréciation des faits et circonstances économiques propres à les déterminer ;

Que cependant rien ne permet d'affirmer qu'il en était ainsi, son intervention se réclamant, non du caractère discrétionnaire des décisions en cause, mais des dispositions de l'article 9, 2e alinéa de la décision n° 22-54, prévoyant que "à défaut d'une délibération unanime des Conseils de l'office commun ou de la caisse, toute question est résolue par décision de la Haute Autorité" ;

Attendu que par l'article 9 de la décision n° 14-55 la Haute Autorité a attribué à son représentant permanent auprès des organismes de Bruxelles la faculté de subordonner toute décision à l'approbation de la Haute Autorité ;

Qu'en se réservant la faculté de refuser son approbation, la Haute Autorité n'a pas retenu des pouvoirs suffisants pour que la délégation résultant de la décision n° 14-55 reste contenue dans les limites ci-dessus définies ;

Attendu que la Haute Autorité a marqué dans le paragraphe précité du mémoire en défense qu'elle "reprenait les données fournies par les organismes de Bruxelles sans rien pouvoir y ajouter" ;

Attendu que dans ces conditions la délégation de pouvoirs consentie aux organismes de Bruxelles par la décision n° 14-55 leur consent une liberté d'appréciation qui implique un large pouvoir discrétionnaire et ne peut être tenue pour compatible avec les exigences du traité ;

Que la décision du 24 octobre 1956 est fondée sur une décision générale irrégulière au regard du traité et doit, pour cette raison aussi, être annulée.

Décisions sur les dépens

Attendu que la partie défenderesse a succombé en tous ses moyens ;

Attendu que, conformément à l'article 60, paragraphe premier du règlement de la Cour, toute partie qui succombe sera condamnée aux dépens.

LA COUR

Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires,

Déclare et arrête :

1) Le recours est recevable,

2) La décision de la Haute Autorité du 24 octobre 1956, notifiée à la requérante par voie postale le 12 novembre 1956, et selon laquelle la partie requérante est tenue de verser à la caisse de péréquation des ferrailles importées, 36, rue Ravenstein à Bruxelles, la somme de 54 819 656 lires (cinquante-quatre millions huit cent dix-neuf mille six cent cinquante-six), cette décision, constituant un titre exécutoire au sens de l'article 92 du traité, est annulée.

Les dépens sont à la charge de la partie défenderesse.