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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 28 octobre 2005, n° 03-19692

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Constantin (SA)

Défendeur :

Galeries Lafayette (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Jacomet

Conseillers :

M. Lauren-Atthalin, Mme Delmas-Goyon

Avoués :

SCP Taze-Bernard-Broquet, Me Couturier

Avocats :

Mes Vigne, Sentex

T. com. Paris, du 11 sept. 2003

11 septembre 2003

A compter de l'année 1992 la société Constantin, qui a pour activité des prestations et la production de supports dans le domaine des arts graphiques et de communication, a réalisé des travaux d'impression pour la société Marks & Spencer, notamment de matériel de publicité sur les lieux de vente;

Elle expose qu'à partir de l'année 1995, elle est devenue le fournisseur exclusif de la société Marks & Spencer en cette matière, non seulement pour la France, mais aussi pour ses magasins hollandais, belges, allemands et espagnols, elle a mis en place une organisation entièrement consacrée à la société Marks & Spencer et un véritable partenariat s'est instauré entre les deux sociétés;

Le 29 mars 2001, elle a appris par la presse la décision du groupe Marks & Spencer de fermer la totalité de ses magasins d'Europe continentale au 31 décembre 2001 ; dès le mois d'avril 2001, cependant, son chiffre d'affaires avec la société Marks & Spencer a brutalement chuté;

Se prévalant des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, la société Constantin a assigné la société Marks & Spencer, devenue société GL Opéra, elle-même ultérieurement absorbée par la société Galeries Lafayette, en réparation du préjudice que lui aurait causé la rupture brutale des relations commerciales établies;

Par jugement du 11 septembre 2003 le Tribunal de commerce de Paris a débouté la société Constantin de sa demande et l'a condamnée aux dépens de l'instance, au motif que la société Marks & Spencer ayant dû cesser toute activité fin 2001 de manière définitive, il ne lui a pas été possible de maintenir des relations commerciales avec ses fournisseurs, en sorte qu'il ne peut lui être imputé une rupture abusive de son fait au sens de l'article L. 442-6 I 5° invoqué;

Vu les conclusions déposées le 30 juin 2005 par la société Constantin, appelante, aux termes desquelles elle demande à la cour, infirmant ce jugement, de condamner la société Galeries Lafayette à lui payer la somme de 308 800 euro à titre de dommages et intérêts, ainsi que 6 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Elle fait essentiellement valoir que le caractère abusif de la rupture les relations commerciales résulte, non de l'absence de commandes postérieurement au 31 décembre 2001, date de la cessation des activités de la société Marks & Spencer, mais de la cessation des relations commerciales dès avril 2001 sans qu'aucun préavis n'ait été respecté, alors que la rupture des relations commerciales ne lui a jamais été notifiée et que l'activité s'est poursuivie jusqu'à la fin de l'année, date de la fermeture des magasins;

A titre de réparation de son préjudice, elle sollicite une somme égale à la marge brute dont elle aurait bénéficié du mois d'avril au mois de décembre 2001, outre le coût du personnel et des machines qui étaient spécialement affectés aux travaux réalisés pour la société Marks & Spencer;

Vu les conclusions déposées le 25 mai 2005 par la société Galeries Lafayette, intimée, par lesquelles elle sollicite la confirmation du jugement déféré et une somme de 6 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; à titre subsidiaire, elle demande que seuls soient pris en considération pour déterminer le préjudice de la société Constantin le chiffre d'affaires réalisé par la société Marks & Spencer France, à l'exclusion de celui des autres sociétés européennes du groupe, ainsi que la marge brute qui aurait éventuellement été réalisée pendant le délai de préavis d'usage;

Elle expose que la cession des actions de la société Marks & Spencer France à la société GL Opéra excluant le fonds de commerce et plus généralement tout élément corporel ou incorporel lié à l'activité commerciale, elle ne dispose d'aucune archive concernant l'activité commerciale de la société Marks & Spencer et n'est donc pas en mesure de contester les relations commerciales alléguées par l'appelante ni les conditions de notification de la cessation de ces relations;

En tout état de cause, elle estime qu'en raison du retentissement de cette affaire dans la presse, la société Constantin ne pouvait ignorer, dès le mois d'avril 2001, la cessation définitive de l'activité commerciale Marks & Spencer au 31 décembre suivant;

Elle soutient que la société GL Opéra, du fait de son activité devenue strictement immobilière, de même que la société Galeries Lafayette, son actionnaire unique, qui avait de son côté ses propres fournisseurs, ne pouvaient poursuivre les relations commerciales avec la société Constantin;

En cas de cessation définitive d'activité, selon elle, les dispositions de l'article L. 442-6 I 5° ne trouveraient pas application et, subsidiairement, la situation d'espèce s'analyserait en un cas de force majeure;

Sur quoi, LA COUR,

Considérant que pour un exposé complet des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère aux énonciations du jugement déféré et aux écritures ci-dessus visées;

Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, engage la responsabilité de son auteur le fait de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale, sans préjudice de la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure;

Considérant, tout d'abord, que la société Galeries Lafayette ne saurait se prévaloir de ce qu'elle n'est pas en possession des archives relatives à l'activité commerciale de la société Marks & Spencer France dès lors qu'elle reconnaît venir aux droits de cette société et que quelque soit le mécanisme par lequel elle en a pris le contrôle, il lui appartenait de s'assurer qu'en tant que de besoin, elle aurait accès à toutes les archives;

Considérant, ensuite, que peu importe que la société GL Opéra, puis la société Galeries Lafayette, ait été, ou non, en mesure de poursuivre les relations commerciales avec la société Constantin à compter de fin décembre 2001, puisque le litige porte sur la période antérieure et l'absence quasi-complète de relations commerciales dès l'annonce de la fermeture des magasins, fin mars 2001, jusqu'à la fermeture effective de ceux-ci le 31 décembre 2001, période pendant laquelle la société Constantin soutient que le courant d'affaires aurait dû être maintenu faute de quoi la société Marks & Spencer a brutalement, donc abusivement, rompu les relations commerciales;

Considérant qu'il ressort des documents versés aux débats que pendant neuf ans, la société Constantin a entretenu des relations commerciales avec la société Marks & Spencer; qu'à compter de l'année 1995, un véritable partenariat s'est instauré entre les parties, la société Constantin mettant en place une organisation consacrée exclusivement à la société Marks & Spencer, de manière à répondre au mieux à ses besoins;

Considérant qu'il appartenait à la société Marks & Spencer de prévenir la société Constantin par écrit, en conformité avec les dispositions de l'article L. 442-6 I 5°, de la cessation des relations commerciales au 31 décembre 2001, date de la fermeture de ses magasins, et de l'informer des modalités envisagées de cessation de leur collaboration, de manière à permettre à celle-ci de réorganiser ses activités afin de compenser la perte d'un client important;

Qu'au vu de l'ancienneté des relations, le préavis de rupture dû par la société Marks & Spencer ne pouvait être inférieur à neuf mois;

Qu'il n'est pas démontré, ni même allégué, qu'au cours de cette période, la société Marks & Spencer aurait été empêchée, par force majeure, de respecter son obligation de maintenir le lien contractuel jusqu'à la fermeture des magasins;

Qu'au contraire, il est constant que l'activité des magasins s'est poursuivie jusqu'au 31 décembre 2001, cette activité nécessitant la présence en magasin de matériel de publicité sur les lieux de vente pour permettre d'écouler l'ensemble des stocks ;

Or considérant que la société Constantin verse aux débats un état financier certifié conforme par son commissaire aux comptes d'où il ressort qu'après avoir notablement et constamment augmenté jusqu'en 2000, son chiffre d'affaires avec la société Marks & Spencer en France a chuté de 75 % en 2001, passant de 1 488 943 euro à 387 806 euro;

Qu'il s'agit donc bien d'une chute brutale du chiffre d'affaires équivalant à une rupture brutale, du fait de la société Marks & Spencer, des relations commerciales établies au sens de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, dont la société Galeries Lafayette est tenue d'assumer les conséquences en réparant le préjudice qui en est résulté pour la société Constantin, le jugement étant infirmé en toutes ses dispositions;

Considérant que selon la société Constantin, son préjudice doit être évalué à, d'une part, la marge brute perdue du mois d'avril au mois de décembre 2001 soit, sur la base du chiffre d'affaires moyen des douze derniers mois et d'une marge brute de 15 %, une somme de 213 000 euro et, d'autre part, le coût du personnel et des machines qui, spécialement affectés à la société Marks & Spencer, se sont trouvés largement inoccupés pendant cette période, soit un coût de 95 800 euro;

Mais considérant que dès lors que la réalisation de la marge brute précitée était soumise à un aléa, n'étant pas allégué, notamment, que la société Constantin aurait bénéficié d'une garantie de volume ou de chiffre d'affaires, le préjudice subi par elle est en l'espèce constitué par la perte de chance de réaliser cette marge;

Considérant, en outre, que c'est à juste titre que la société Galeries Lafayette conteste la prise en considération du chiffre d'affaires réalisé par la société Constantin avec les sociétés étrangères du groupe Marks & Spencer dès lors que si la société Marks & Spencer France est intervenue dans les relations commerciales entre elles, c'est en qualité de mandataire de ses sociétés soeurs, ainsi que la société Constantin le reconnaît elle-même dans ses écritures, en sorte que seules celles-ci pourraient être tenues à réparation pour ce qui les concerne;

Qu'au surplus, la société Constantin ne fournit aucune indication sur le mode de calcul de la marge brute invoquée par elle ni sur les dates d'acquisition des machines, en sorte qu'à défaut de pouvoir être vérifiés, les coûts dont elle réclame le paiement en sus de cette marge, contestés par l'appelante, ne peuvent être retenus;

Considérant qu'en définitive, la cour dispose en l'espèce des éléments suffisants pour fixer à 150 000 euro, toutes causes de préjudice confondues, l'indemnisation du préjudice subi par la société Constantin;

Considérant, par ailleurs, qu'il convient de condamner la société Galeries Lafayette à payer à la société Constantin une indemnité de 6 000 euro pour les frais exposés par elle tant en première instance qu'en appel, en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Considérant enfin que la société Galeries Lafayette sera condamnée aux entiers dépens de première instance et d'appel;

Par ces motifs, Infirme le jugement déféré, Statuant à nouveau et y ajoutant, Condamne la société Galeries Lafayette à payer à la société Constantin la somme de 150 000 euro à titre de dommages et intérêts, Condamne la société Galeries Lafayette à payer à la société Constantin une indemnité de 6 000 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Rejette toute autre demande, Condamne la société Galeries Lafayette aux entiers dépens de première instance et d'appel, et admet la SCP Taze Bernard & Belfayol Broquet, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.