CE, 3e et 8e sous-sect. réunies, 13 février 2006, n° 279180
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Fiducial Informatique (Sté) ; Fiducial Expertise (Sté)
Défendeur :
Cegid (SA) ; CCMX Holding (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Rapporteur :
M. Cabrera
Avocats :
SCP Piwnica, Molinié, SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez
LE CONSEIL : - Vu la requête, enregistrée le 31 mars 2005 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour les sociétés Fiducial Informatique, dont le siège est 20 place de l'Iris à Courbevoie (92400), et Fiducial Expertise, dont le siège est 20 place de l'Iris à Courbevoie (92400) ; Les sociétés Fiducial Informatique et Fiducial Expertise demandent au Conseil d'Etat : 1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du ministre d'Etat, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie du 19 octobre 2004 autorisant la société Cegid SA à prendre le contrôles de la société CCMX Holding, conformément à un protocole d'accord signé entre les parties le 23 juin 2004, dans le secteur des logiciels de gestion à destination des petites et moyennes entreprises et des experts comptables ; 2°) de mettre à la charge de l'Etat les frais exposés et non compris dans les dépens en application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu la note en délibéré, enregistrée le 6 février 2006, présentée pour les sociétés Fiducial Expertise et Fiducial Informatique ; Vu le Code de commerce ; Vu le Code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de M. Laurent Cabrera, auditeur - les observations de la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la société Fiducial Informatique et de la société Fiducial Expertise et de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la société Cegid SA et de la société CCMX Holding, les conclusions de M. Emmanuel Glaser, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que les sociétés Fiducial Informatique et Fiducial Expertise demandent l'annulation de la décision du 19 octobre 2004, publiée le 26 avril 2005 au bulletin officiel de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a autorisé la société Cegid SA à prendre le contrôle de la société CCMX Holding, sans demander l'avis du Conseil de la concurrence ni subordonner cette autorisation au respect d'aucun engagement ; que par ordonnance du 19 mai 2005, le Juge des référés du Conseil d'Etat a suspendu l'exécution de cette décision ; que, par sa décision du 20 juillet 2005, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, avant dire droit sur la requête au fond, a saisi le Conseil de la concurrence, en sa qualité d'autorité administrative indépendante " habilitée à analyser, en les compétant par ses propres investigations, les informations réunies par l'administration sur un projet de concentration notifié, afin d'éclairer l'autorité compétente sur les atteintes que ce projet est susceptible de porter à la concurrence et, le cas échéant, sur le caractère suffisant des contributions apportées au progrès économique pour compenser ces atteintes, (...) aux fins d'examiner, dans les mêmes conditions que celles prévues à l'article L. 430-6 du Code de commerce, l'opération de concentration, telle qu'elle a été notifiée au ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, et de remettre son avis au Conseil d'Etat dans le délai de trois mois à partie de la transmission qui lui sera faite par le ministre du dossier de cette opération " ;
Considérant que ce délais de trois mois, qui avait commencé à courir le 23 août, a été suspendu le 27 septembre par une requête présentée, sous le numéro 285648, par les sociétés Fiducial Informatique et Fiducial Expertise demandant que le Conseil d'Etat, interprétant sa décision du 20 juillet, ordonne au Conseil de la concurrence de respecter le principe du contradictoire à leurs égard à tous les stades de la procédure, dise que toutes les pièces réunies par ce conseil devront leur être communiquées au fur et à mesure de l'avancement de cette procédure, dise que les rapporteurs devront leurs communiquer le rapport dans un délai permettant d'y répondre et dise qu'elles pourront participer à la totalité de la séance au cours de laquelle l'affaire sera examinée par le Conseil de la concurrence ; que par décision du 19 octobre 2005, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a rejeté cette requête, après avoir relevé que la décision du 20 juillet 2005 impliquait nécessairement que le Conseil de la concurrence suive, pour rendre son avis, la procédure prévue à l'article L. 430-6 du Code de commerce, dont le caractère pleinement contradictoire n'est prévu qu'à l'égard des parties à la concentration litigieuse et qu'il en résultait que les concurrents contestant cette opération, à laquelle ils ne sont pas partie, n'ont pas à recevoir communication du rapport établi par les rapporteurs,sans préjudice de la possibilité pour le Conseil de la non-conccurence, de décider de les entendre, hors la présence des parties, si cette audition lui parait utile à son information : que le Conseil de la concurrence a rendu son avis le 14 décembre 2005 ;
Considérant que les requérantes demandent que cet avis soit écarté du dossier au motif que, dès lors qu'il n'a pas été établi selon une procédure contradictoire à leur égard, son examen vicierait l'équité du procès, garantie par les stipulations de l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde ses Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; que si les stipulations ainsi invoquées ne s'appliquent pas à la présente instance, qui, engagée par un tiers qui n'est pas partie à la concentration, n'est pas une " contestation portant sur les droits de caractère civil " au sens de cette convention, le bien-fondé du moyen ainsi exprimé doit néanmoins être apprécié au regard des règles générales de la procédure contentieuse, qui ont le même objet ;
Considérant que si les règles générales de la procédure contentieuse interdisent au juge de se fonder sur des pièces qui n'auraient pas été soumises au débat contradictoire, ces règles n'imposent pas pour autant que, dans tous les cas, l'avis que le juge recueille d'un tiers ait lui-même été établi à la suite d'une procédure contradictoire ; que si ce tiers est amené, avant de rendre son avis, à entendre l'une des parties au procès ou à examiner des pièces produites par elle, il est en principe nécessaire qu'il associe l'autre partie au procès à ces auditions ou examens, dans toute la mesure où le respect d'un secret tel que le secret médical ou le secret des affaires, ne s'y oppose pas ; que dans ce dernier cas, il appartient au juge d'apprécier si, eu égard notamment à l'instance consultée et à l'objet du litige, les conditions dans lesquelles l'avis a été élaboré sont de nature à vicier l'équité du procès, par exemple parce qu'elles auraient favorisé l'une des parties dans l'administration de la preuve ;
Considérant que les investigations auxquelles se livre le Conseil de la concurrence pour apprécier la portée économique d'une concentration impliquent qu'il prenne connaissance d'informations couvertes par le secret des affaires, ce qui exclut que les concurrents hostiles à cette concentration y soient contradictoirement associés ; qu'eu égard à l'indépendance et aux méthodes de travail de cette autorité collégiale, qui contrairement à ce qui est allégué, a mené ces investigations sans le concours de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, le fait que ces sociétés requérantes n'ont pas été contradictoirement associées aux dites investigations ne saurait suffire à faire regarder l'examen de cet avis comme viciant l'équité du procès, alors surtout que, d'une part, le raisonnement développé qui soutient ses conclusions laisse toute latitude à la contestation ultérieure devant le juge et que, d'autre part, les requérantes ont bénéficié des mêmes garanties procédurales que si l'avis avait été rendu dans le cadre de la procédure administrative suite à la saisine du Conseil de la concurrence par le ministre ;
Considérant qu'il y a lieu d'examiner le bien fondé de la décision attaquée, au regard des éléments nouveaux ou complémentaires retenus par le ministre, qui invoque son droit à justifier sa décision par d'autres motifs que ceux initialement retenus, dès lors qu'il ne porte atteinte, ce faisant, à aucune garantie procédurale liée au motif substitué ;
Sur le marché pertinent et la part détenue par les parties à la concentration : - Considérant que, selon le Conseil de la concurrence, le marché pertinent sur lequel doivent être observés les effets de la concentration est le marché français de l'offre à la profession des experts comptables libéraux (PCL), y compris ceux qui sont regroupés au sein des centres de gestion agréés, des progiciels de gestion spécialisés et des services associés, tel que l'adaptation des progiciels aux exigences du client et l'assistance-dépannage, à l'exclusion des services de formation ; que cette analyse, qui ne diffère de elle initialement faite par le ministre qu'en tant qu'elle inclut les centres de gestion agréés et exclut les services de formation, conduit à reconnaître au nouveau groupe résultant de la concentration une part représentant 45 % du marché, tant en valeur (part des 80 millions d'euro représentant le chiffre d'affaires total réalisé sur ce marché) qu'en volume (part des 15 650 sites de production, répertoriés en fonction de leur progiciel de production principal), et à son plus proche concurrent (le groups Sage) des parts de 25-30 % en valeur et de 19,3 % en volume ; que ni l'observation des sociétés requérantes, selon laquelle la pondération des sites de production en fonction du nombre d'experts comptables dépendant effectivement de chaque site conduirait à reconnaître respectivement au nouveau groupe Sage des parts en volume de 60 % et de 23 %, ni les réserves du ministre qui, comme les sociétés requérantes, conteste l'inclusion des centres de gestion agréés au nombre des sites déjà susceptibles d'acquérir des progiciels de gestion comptable, ne modifient le constat selon lequel la concentration conduit à une situation dans laquelle, si les deux sociétés principales se partagent une grande part du marché, une part significative de e marché est détenue par de nombreux autres opérateurs très actifs, notamment les groupes Isagri-Agiris, Cador-Dorac et Azur Conception ;
Sur les barrières à l'entrée sur le marché : - Considérant qu'il ressort des pièces du dossier, et notamment de l'avis du Conseil de la concurrence, que, s'il est malaisé de faire évoluer un progiciel de gestion conçu pour les entreprises, pour le transformer en progiciel adapté à la PCL, le développement d'un tel progiciel ne rencontre aucune barrière liée à la technologie ou aux coûts d'investissement ; que si la constitution d'un réseau de démarcheurs spécialisés pour la PCL implique, elle, un investissement notable, celui-ci pourrait être aisément effectué par plusieurs des éditeurs déjà présents sur le marché des progiciels " entreprise ", qui sont de grands groupes internationaux disposant d'une importante puissance financière ; que la véritable limite à une pénétration rapide sur le marché réside dans l'inertie des clients qui, même à l'occasion de l'indispensable renouvellement de leurs progiciels (tous les cinq ans environ), hésitent à supporter les " risques migratoires " et les coûts de formation impliqués par un changement de fournisseur, surtout si celui-ci n'a pas la notoriété du précédent ; que toutefois doivent être pris en compte les facteurs d'animation concurrentielle sur le marché des progiciels que constituent les modifications règlementaires, qui contraignent les clients à anticiper le renouvellement de leurs progiciels, l'accélération des innovations technologiques, telles que la fourniture d'applications en ligne, et la mobilité des équipes de salariés, qui développent ce type d'application en changeant d'entreprise ;
Sur le bilan concurrentiel : - Considérant que, même dans la situation actuelle où le marché, dans sa structure résultant de la concentration litigieuse, n'est pas encore confronté à de tels comportements, d'abord aucun de ses membres n'aura, par hypothèse, intérêt à augmenter les prix affichés des licences, ensuite, le manque de transparence dans la fixation des remises effectivement octroyées sur les prix affichés exclut l'instauration de comportements coordonnés traduisant une position dominante collective, enfin, l'importance des acteurs présents sur le marché voisin des progiciels de gestion " entreprise ", au nombre desquels figure d'ailleurs le groupe Sage, minimise la portée de l'avantage " congloméral " que le nouveau groupe pourrait tirer du pouvoir prescripteur des comptables libéraux auprès de leurs propres clients ; qu'ainsi qu'il a été déjà dit, la nouvelle entité est confrontée d'une part à un concurrent qui, non seulement, détient une part de marché représentant environ la moitié de la sienne, mais encore appartient à un groupe international beaucoup plus puissant qu'elle, d'autres part à une importante frange du marché, dans laquelle sont actifs de nombreux autres opérateurs ; qu'au demeurant le Conseil supérieur de l'ordre des experts comptables, se faisant l'écho de la très grande majorité de la profession qu'il représente a estimé que l'opération ne menaçait pas la concurrence sur le marché des progiciels destinés à la PCL, du fait notamment de l'apparition régulière de nouveaux acteurs réactifs ;
Considérant que les éléments nouveaux ou complémentaires invoqués devant le Conseil d'Etat par le ministre confirment en substance les conclusions de la décision attaquée, d'une part en explicitant les motifs pour lesquels cette dernière avait relevé la faiblesse des barrières à l'entrée sur le marché concerné et d'autre part en ajoutant le triple constat sus-analysé, relatifs à l'absence d'effets horizontaux, unilatéraux ou coordonnés, et d'effets " congloméraux " de l'opération ; que ces précisons et compléments corrigent l'apparente contradiction qui résultait, dans la décision attaquée, de la disproportion entre les développements consacrés à l'inertie de ce marché de renouvellement et aux difficultés d'y pénétrer sans avoir constitué un réseau de démarcheurs spécialisés et acquis une notoriété préalable et l'affirmation que la faiblesse des barrières à l'entrée justifiait néanmoins l'autorisation de la concentration ; que, dans ces conditions, les sociétés requérantes ne sont fondées à soutenir ni que le ministre n'aurait pas pris la même décision au vu de ces éléments, ni qu'il aurait inexactement apprécié la portée de la concentration litigieuse sur la concurrence ; que leur requête doit donc être rejetée, ainsi que leur demande de remboursement des frais exposés et non compris dans les dépens ;
Considérant qu'il y ait lieu de mettre à la charge de chacune des deux sociétés requérantes la somme de 2 500 euro au titre des frais exposés par la société Cegid et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu en revanche de faire droit aux conclusions que le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie présente à l'encontre de ces sociétés sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;
Décide :
Article 1er : La requête des sociétés Fiducial Informatique et Fiducial Expertise est rejetée.
Article 2 : Les sociétés Fiducial Informatique et Fiducial Expertise verseront chacune la somme de 2 500 euro à la société Cegid SA, au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
Article 3 : Les conclusions du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie tendant à l'application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Fiducial Informatique, à la société Fiducial Expertise, à la société Cegid, à la société CCMX Holding, au Conseil de la concurrence et au ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie.