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Décisions

CA Paris, 18e ch. D, 18 janvier 2000, n° 98-30377

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Elf Antar France (Sté), Beaufour Distribution (Sté)

Défendeur :

Dray (Epoux)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Linden

Conseillers :

M. Rosello, Mme Burdeau

Avocats :

Mes Lardin, Pinto, Léger

Cons. prud'h. Paris, sect. encadr., du 2…

20 novembre 1997

Faits et procédure

Par contrat de location-gérance, la société Elf Antar France a confié à Mme Dray en 1978 l'exploitation d'une station-service à Levallois-Perret ; en 1983, Mme Dray a créé, pour l'exploitation de ce fonds, la société à responsabilité limitée Levapétrole, dont elle a été nommée gérante statutaire.

M. Dray affirme avoir été depuis 1978 salarié de son épouse ; il est devenu salarié de la société Levapétrole le 7 janvier 1983.

A partir du 28 décembre 1988, M. et Mme Dray ont exercé leur activité dans une station-service située avenue du Maine à Paris, dans le cadre de la société Maine-pétrole, à laquelle s'est substituée la société JS Benoît, en vertu de contrats de gérance des 20 décembre 1988 et 22 novembre 1991 :

- mandat pour la distribution des carburants;

- location-gérance pour tous les autres produits et services.

Les relations contractuelles se sont poursuivies jusqu'au 31 mars 1996.

M. et Mme Dray étaient associés de la société JS Benoît, à hauteur respectivement de 10 et 15 % du capital ; Mme Dray en était la gérante statutaire.

Contestant le terme du contrat, la société JS Benoît a saisi le Tribunal de commerce de Paris, lequel a, par décision du 25 mars 1996, confirmée par arrêt du 12 juin 1998, jugé que le contrat expirait bien le 31 mars 1996.

La société JS Benoît ayant refusé de libérer les lieux, une ordonnance d'expulsion est intervenue le 10 avril 1996 ; le fonds a été confié par la société Elf Antar France à la société Beaufour distribution (SO.BEAU.DIS), laquelle a repris le personnel en place en application de l'article L. 122-12 du Code du travail, mais n'a pas repris M. et Mme Dray, de sorte que ceux-ci ont dû cesser leur activité le 13 avril 1996.

Le 21 juin 1996, la société Elf Antar France a saisi le Tribunal de commerce de Paris d'une demande à l'encontre de la société JS Benoît en paiement du solde de fin de gérance ; la société JS Benoît a formé une demande reconventionnelle en paiement d'une prime de fin de gérance.

Par jugement du 21 septembre 1998, le tribunal de commerce a condamné la société JS Benoît à payer la somme de 117 140,26 F à titre de solde de fin de gérance et l'a déboutée de sa demande reconventionnelle.

L'appel formé par la société JS Benoît est pendant devant la cour.

Revendiquant la qualité de salariés, M. et Mme Dray ont, le 24 mai 1996, saisi le Conseil de prud'hommes de Paris de demandes en paiement d'indemnités diverses à l'encontre de la société Elf Antar France et de la SO.BEAU.DIS ; Mme Dray a également sollicité un rappel de salaire à titre d'heures supplémentaires.

Par jugement du 20 novembre 1997, la juridiction prud'homale a mis hors de cause SO.BEAU.DIS et condamné la société Elf Antar France à payer à Mme Dray :

- 34 500 F à titre d'indemnité de préavis;

- 50 600 F à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement;

- 115 000 F à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse;

- 11 500 F à titre de dommages-intérêts pour non-respect de la procédure de licenciement;

- 6 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Elf Antar France a été condamnée à payer à M. Dray :

- 54 000 F à titre d'indemnité de préavis;

- 79 200 F à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement;

- 180 000 F à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse;

- 18 000 F à titre de dommages-intérêts pour non-respect de la procédure de licenciement ;

- 6 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Il a également été ordonné la remise sous astreinte par l'employeur d'une lettre de licenciement et d'attestations Assedic conformes.

Mme Dray a été déboutée de sa demande à titre d'heures supplémentaires.

La société Elf Antar France a interjeté appel. La cour se réfère aux conclusions des parties du 30 novembre 1999.

Motivation

Sur la compétence

La société Elf Antar France invoque l'incompétence de la juridiction prud'homale, mais ne conteste pas la compétence de cette cour.

Sur la demande d'annulation du jugement

Dès lors qu'il a été conclu au fond, la cour, saisie de l'entier litige par l'effet dévolutif de l'appel, est tenue en toute hypothèse de statuer sur le fond.

La demande de la société Elf Antar France tendant à l'annulation du jugement est dès lors dépourvue d'intérêt et, partant, irrecevable.

Sur la demande de M. Dray fondée sur l'article L. 122-12 du Code du travail

M. Dray, associé de la société JS Benoît, percevait une rémunération mensuelle de 18 000 F, nettement supérieure à celle de son épouse, gérante statutaire.

Il a signé, en qualité de co-gérant, le contrat de gérance du 22 novembre 1991 et les avenants ; il s'est porté caution des engagements de la société JS Benoît à l'égard de la société Elf Antar France; dans un courrier du 4 janvier 1996, Mme Dray fait état, au sujet de la société JS Benoît, "des dirigeants".

En outre, la qualité de "chef de station" figurant sur les bulletins de paie de M. Dray, correspondant selon l'intéressé à des fonctions purement techniques et commerciales, ne peut être distincte, compte tenu de la taille de l'entreprise, de celle de dirigeant.

M. Dray ne peut donc revendiquer la qualité de salarié et invoquer les dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail.

Par suite, c'est à juste titre que les premiers juges ont mis hors de cause la SO.BEAU.DIS,

Sur les demandes fondées sur l'article L. 781-1 du Code du travail

En vertu de l'article L. 781-1 du Code du travail, les dispositions de ce code qui visent les travailleurs sont applicables aux personnes dont la profession consiste essentiellement, soit à vendre des marchandises ou denrées de toute nature... qui leur sont fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise industrielle ou commerciale..., lorsque ces personnes exercent leur profession dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par ladite entreprise.

Cet article n'exige pas pour son application l'existence d'un lien de subordination juridique entre les personnes protégées et les entreprises qui les occupent ; il concerne les non-salariés qui sont à l'égard de celles-ci dans un état de dépendance économique.

Il n'est pas contesté que le local dans lequel exerçaient M. et Mme Dray était fourni par la société Elf Antar France.

Sur la condition d'exclusivité ou de quasi-exclusivité

Le contrat de gérance du 22 novembre 1991 prévoit que la SARL ne devra vendre que les carburants qui lui seront fournis par la société Elf Antar France (article 2.2.2.) et réservera à celle-ci l'exclusivité de ses approvisionnements en fuel domestique (article 3.3.).

L'exclusivité est également prévue pour les produits composant le mélange deux-temps (article 3.4).

Pour ce qui concerne les lubrifiants, la SARL devait s'approvisionner auprès de la société Elf Antar France pour une quantité minimum de 12 000 1/kg par an.

Les autres activités commerciales, à savoir la vente d'accessoires destinés à l'automobile, à son conducteur, à ses passagers, l'utilisation de la baie technique, le lavage, la vente des gaz de pétrole liquéfiés non destinés à être utilisés comme carburant, cette liste étant limitative, ne devaient ni modifier ni dénaturer la destination du fonds de commerce, ni altérer l'image de marque de la société Elf Antar France.

Si la société JS Benoît était, en vertu de l'article 3.6 du contrat, libre de choisir ses fournisseurs, il lui était "signalé", selon le même texte, que la société Elf Antar France pouvait soit directement, soit par l'intermédiaire de tiers agréés, dont la liste était tenue à sa disposition, la faire profiter de conditions compétitives, de sorte que, de fait, au vu des pièces versées au dossier et des débats, le chiffre d'affaires réalisé par la SARL provenait presque exclusivement des produits fournis par la société Elf Antar France et sa filiale, la société Lescot.

Selon l'article 4.7 du contrat, "la SARL aura à coeur de s'associer aux manifestations promotionnelles et publicitaires qui seront décidées par la société Elf Antar France soit localement soit sur l'ensemble de son réseau".

La société Elf Antar France a ainsi monté avec la société Mars une opération promotionnelle en novembre 1992 ; la lettre de la société Elf Antar France du 5 novembre 1992 indique "veuillez indiquer au représentant de Mars le fournisseur agréé que vous aurez choisi..."

Les affirmations de M. et Mme Dray sur l'obligation, de fait, de s'approvisionner auprès de la société Lescot, sont corroborées par la lettre adressée le 26 septembre 1988 aux Etablissements Levapétrole par la société Elf Antar France, relative certes à l'exploitation d'une autre station-service, indiquant "j'attire voire attention sur la faiblesse de vos résultats Lescot... Il va de soi que si cette situation devait durer, la réalisation de nos objectifs 1988 serait compromise. Aussi je ne saurais trop insister afin que vous preniez toutes les dispositions nécessaires pour y remédier, notamment en présentant à la clientèle une gamme complète et attrayante et en utilisant tous les moyens promotionnels à votre disposition pour développer vos ventes."

Sur la condition relative aux prix imposés

Les prix étaient imposés en droit ou en fait par la société Elf Antar France.

En effet, le prix du carburant était fixé par celle-ci (article 2.1).

S'agissant des lubrifiants, les prix de vente à la clientèle étaient fixés en fait par la société Elf Antar France qui octroyait une marge de 20 à 25 % à son mandataire selon les produits ou les campagnes de promotion.

Les prix facturés par la société Elf Antar France étant plus élevés que les prix de vente des mêmes produits dans les grandes surfaces, la société JS Benoît devait appliquer les marges définies par la société Elf Antar France, sans réduction ni augmentation, la possibilité de pratiquer une politique de prix personnelle étant toute théorique.

S'agissant des produits diversifiés, la société JS Benoît devait s'approvisionner chez les fournisseurs référencés, tels que la société Lescot, dont les prix de vente conseillés figuraient sur les catalogues, de sorte qu'ils étaient pratiquement imposés (cf Lettre de Mme Dray du 4 janvier 1996 et lettre de la société Lescot du 17 novembre 1992, conseillant le prix de la batterie Elf).

Sur les conditions d'exploitation

Le contrat prévoit, dans les articles 2.2.2., 2.2.3., 2.2.4.2., 3.8 et 4.7.1., s'agissant des carburants, que la SARL doit se conformer aux méthodes de vente fixées par la société Elf Antar France, que celle-ci se réserve le droit de modifier les modalités de réapprovisionnement, que la banque de la SARL doit être autorisée à communiquer à la société Elf Antar France tous les renseignements relatifs aux comptes, que la SARL consent à la société Elf Antar France, à titre irrévocable, la faculté de prélever les fonds lui appartenant, que la comptabilité doit être tenue à la disposition de la société Elf Antar France, qu'aucune modification ou installation ne peut être faite sans l'autorisation de celle-ci, qu'enfin les horaires d'ouverture de la station-service, fixés par la SARL en tenant compte de la nécessité d'assurer le service qu'est raisonnablement en droit d'attendre la clientèle de la société Elf Antar France, doivent être portés à la connaissance de celle-ci.

Par ailleurs, il résulte des termes d'une lettre adressée à la société Elf Antar France par Mme Dray le 4 janvier 1996 que la société Elf Antar France est intervenue dans la gestion des sociétés Levapétrole et JS Benoît, notamment sur :

- la réfection des locaux, avec répercussion sur le montant du loyer;

- la fixation d'objectifs de ventes d'articles (carburant, huiles, pneumatiques notamment) et de chiffre d'affaires d'activités (lavage), ce qui a entraîné une augmentation importante des horaires, lesquels étaient en dernier lieu de 6h30 à 22h30, la station-service étant ouverte six jours par semaine.

Si, selon l'article 4.7.2. du contrat de travail, la société JS Benoît embauchait et gérait librement le personnel, M. et Mme Dray disposaient pour l'exploitation de la station-service d'une marge d'initiative extrêmement réduite, de sorte que l'on doit considérer que les conditions dans lesquelles ils exerçaient leur profession étaient imposées par la société Elf Antar France.

Il est ainsi établi que les conditions d'application de l'article L. 781-1 du Code du travail sont remplies ; il importe peu à cet égard que l'exploitation de la station-service ait été faite au nom de la société JS Benoît, étant observé que selon l'article 4.1. du contrat, celui-ci n'a été signé par la société Elf Antar France qu'en considération de la personne des gérants et de l'engagement pris par ces derniers de diriger et d'exploiter personnellement le fonds de commerce, toute cession ou sous-location étant subordonnée à l'accord de la société Elf Antar France (articles 4.8.2.1. et 4.10), et qu'en vertu de l'article 1er du préambule, le contrat pouvait être résilié de plein droit en cas de changement d'un seul ou des deux gérants ou de modification dans la répartition du capital social non approuvée préalablement par la société Elf Antar France.

De même, il n'importe que la société JS Benoît ait eu toute liberté d'embaucher du personnel, cette circonstance n'étant pas de nature à supprimer l'état de dépendance économique de M. et Mme Dray à l'égard de la société Elf Antar France.

Dans ces conditions, il apparaît que derrière l'écran de la société JS Benoît, dont le caractère fictif est établi, M. et Mme Dray avaient en réalité la qualité de gérants au sens de l'article L. 781-1 du Code du travail.

Par suite, la rupture intervenue est la conséquence de la décision unilatérale de la société Elf Antar France, en qualité d'employeur, et non de l'expiration du terme fixé pour le contrat de gérance, comme le prétend la société Elf Antar France.

Sur la portée de l'application des accords interprofessionnels du pétrole

Le caractère fictif de la société JS Benoît étant acquis, M. et Mme Dray ne peuvent invoquer l'inopposabilité à leur égard des accords interprofessionnels du pétrole.

La société JS Benoît, a sollicité, en application de ces accords, le versement d'une prime de fin de relations contractuelles et la reprise des stocks (cf lettre du 20 mai 1996).

La société Elf Antar France a accepté la reprise des stocks, pour un montant de 147 800,23 F.

Le bénéfice des dispositions de l'article L. 781-1 du Code du travail est exclusif de celui des avantages prévus par les accords interprofessionnels du pétrole, de sorte que M. et Mme Dray doivent être considérés comme ayant de façon claire et non équivoque renoncé à se prévaloir du statut de travailleurs ; leurs demandes seront donc rejetées.

Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

Il n'y a pas lieu en la cause à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, par arrêt contradictoire, Déclare irrecevable la demande d'annulation du jugement formée par la société Elf Antar France; Confirme le jugement déféré en ce qu'il a mis hors de cause la SO.BEAU.DIS; Infirme pour le surplus le jugement déféré et statuant à nouveau, Déboute M. et Mme Dray de leurs demandes; Ordonne le remboursement par M. et Mme Dray de la somme de 239 282,72 F (deux cent trente-neuf mille deux cent quatre-vingt-deux francs soixante-douze centimes) versée au titre de l'exécution provisoire du jugement déféré ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne M. et Mme Dray aux dépens.