CJCE, 1re ch., 23 février 2006, n° C-59/05
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Siemens AG
Défendeur :
VIPA Gesellschaft für Visualisierung und Prozeßautomatisierung mbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Jann
Avocat général :
M. Tizzano
Juges :
MM. Cunha Rodrigues, Lenaerts, Ileic, Levits
Avocats :
Mes Jackermeier, Osterloh
LA COUR (première chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation de l'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450-CEE du Conseil, du 10 septembre 1984, en matière de publicité trompeuse et de publicité comparative (JO L 250, p. 17), telle que modifiée par la directive 97-55-CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 octobre 1997 (JO L 290, p. 18, ci-après la "directive 84-450").
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant la société Siemens AG (ci-après "Siemens") à la société VIPA Gesellschaft für Visualisierung und Prozeßautomatisierung mbH (ci-après "VIPA") au sujet de la publicité faite par cette dernière afin de promouvoir la vente de composants compatibles avec des automates produits et commercialisés par Siemens.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 Selon l'article 2, point 2 bis, de la directive 84-450, on entend par "publicité comparative", aux fins de cette directive, "toute publicité qui, explicitement ou implicitement, identifie un concurrent ou des biens ou services offerts par un concurrent".
4 L'article 3 bis, paragraphe 1, de la même directive prévoit:
"Pour autant que la comparaison est concernée, la publicité comparative est licite dès lors que les conditions suivantes sont satisfaites:
[...]
c) elle compare objectivement une ou plusieurs caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives de ces biens et services, dont le prix peut faire partie;
[...]
g) elle ne tire pas indûment profit de la notoriété attachée à une marque, à un nom commercial ou à d'autres signes distinctifs d'un concurrent ou de l'appellation d'origine de produits concurrents;
[...]"
5 Les deuxième, quatorzième et quinzième considérants de la directive 97-55 sont libellés comme suit:
"(2) considérant que, avec l'achèvement du marché intérieur, la variété de l'offre s'élargira de plus en plus; qu'étant donné la possibilité et la nécessité pour les consommateurs de tirer parti au maximum du marché intérieur et le fait que la publicité est un moyen très important pour ouvrir des débouchés réels partout dans la Communauté pour tous les biens et services, les dispositions essentielles régissant la forme et le contenu de la publicité comparative doivent être les mêmes et les conditions de l'utilisation de la publicité comparative dans les États membres doivent être harmonisées; que, si ces conditions sont réunies, cela contribuera à mettre en évidence de manière objective les avantages des différents produits comparables; que la publicité comparative peut aussi stimuler la concurrence entre les fournisseurs de biens et de services dans l'intérêt des consommateurs;
[...]
(14) considérant, toutefois, qu'il peut être indispensable, afin de rendre la publicité comparative effective, d'identifier les produits ou services d'un concurrent en faisant référence à une marque dont ce dernier est titulaire ou à son nom commercial;
(15) considérant qu'une telle utilisation de la marque, du nom commercial ou d'autres signes distinctifs d'autrui n'enfreint pas ce droit exclusif, dans les cas où elle est faite dans le respect des conditions établies par la présente directive, le but visé étant uniquement de les distinguer et, donc, de mettre les différences objectivement en relief".
La réglementation nationale
6 L'article 6 de la loi, du 7 juin 1909, relative à la lutte contre la concurrence déloyale (Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb, ci-après l'"UWG") prévoit notamment:
"(1) Constitue une publicité comparative toute publicité qui, implicitement ou explicitement, identifie un concurrent ou des biens ou services offerts par un concurrent.
(2) Quiconque fait de la publicité comparative agit de manière illicite [...] lorsque la comparaison:
[...]
4. tire indûment profit ou porte préjudice à la renommée d'un signe utilisé par un concurrent. [...]"
Le litige au principal et les questions préjudicielles
7 Siemens produit et commercialise, entre autres, des automates programmables sous la dénomination "Simatic". Elle a introduit, en 1983, pour ces automates et leurs composants complémentaires, un système de numéros de commande résultant de la combinaison de plusieurs lettres majuscules et de chiffres.
8 VIPA fabrique et vend également des composants compatibles avec les automates "Simatic", pour lesquels elle utilise, depuis 1988, un système d'identification presque identique à celui utilisé par Siemens. En effet, la première partie de la combinaison de signes composant les numéros de commande de Siemens, par exemple "6ES5" ou "6ES7", est remplacée par le sigle de la société "VIPA", suivi de l'élément central du numéro de commande du produit original de Siemens. Cet élément central du numéro de commande renvoie aux caractéristiques du produit en cause et à son utilisation dans la plateforme d'automatisation, puisqu'il doit être introduit dans celle-ci pour que l'automate se mette en marche.
9 VIPA commercialise ainsi le composant correspondant au produit original de Siemens dont le numéro de commande est "6ES5 928-3UB21" sous le numéro de commande "VIPA 928-3UB21". Elle indique ce numéro sur ses produits et dans son catalogue tout en précisant: "Veuillez SVP vérifier le numéro de commande du module de programmation dont vous avez besoin dans la notice d'utilisation de votre plateforme ou appelez-nous ! Les numéros de commande correspondent à ceux des modules de programmation Siemens".
10 Siemens a attrait VIPA en justice, lui reprochant d'exploiter de façon illicite la notoriété de ses produits. La juridiction saisie en première instance a fait droit aux demandes de Siemens par une décision qui a été réformée en appel. Siemens a ensuite introduit un pourvoi en "révision" devant le Bundesgerichtshof.
11 Considérant que l'interprétation de la directive 84-450 lui était nécessaire pour trancher le litige pendant devant lui, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Est-il tiré indûment profit d'un 'autre signe distinctif' d'un concurrent, au sens de l'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450-CEE, lorsque l'annonceur adopte à l'identique l'élément central du signe distinctif (en l'espèce, un système de numéros de commande), connu dans les milieux spécialisés, de son concurrent et se réfère dans sa publicité au fait d'avoir adopté à l'identique ce signe distinctif ?
2) L'avantage que présente pour l'annonceur et le consommateur cette adoption à l'identique du signe distinctif est-il un élément déterminant dans l'appréciation du caractère indu du profit tiré de l'utilisation de la notoriété de celui-ci ?"
Sur les questions préjudicielles
12 Par ses questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance si, en utilisant dans ses catalogues l'élément central d'un signe distinctif d'un fabricant, à savoir un système de numéros de commande de ses produits connu dans les milieux spécialisés, un fournisseur concurrent tire indûment profit de la notoriété qui est attachée à ce signe distinctif, au sens de l'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450, et si, aux fins de cette appréciation, il convient de prendre en considération l'avantage qu'une telle utilisation représente pour les consommateurs et pour l'annonceur.
13 En vertu de l'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450, la publicité comparative est licite dès lors que, notamment, elle ne tire pas indûment profit de la notoriété attachée à une marque, à un nom commercial ou à d'autres signes distinctifs d'un concurrent ou de l'appellation d'origine de produits concurrents.
14 Selon la jurisprudence de la Cour, pour apprécier si la condition prévue à l'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450 a été respectée, il convient de tenir compte du quinzième considérant de la directive 97-55, selon lequel l'utilisation d'une marque ou d'un signe distinctif n'enfreint pas le droit à la marque lorsqu'elle est faite dans le respect des conditions établies par la directive 84-450, le but visé étant uniquement de distinguer les produits et les services de l'annonceur de ceux de son concurrent, et donc, de mettre les différences objectivement en relief (voir arrêt du 25 octobre 2001, Toshiba Europe, C-112-99, Rec. p. I-7945, point 53).
15 À cet égard, un annonceur ne saurait être considéré comme tirant indûment profit de la notoriété attachée à des signes distinctifs de son concurrent si une référence à ces signes est la condition d'une concurrence effective sur le marché en cause (voir arrêt Toshiba Europe, précité, point 54).
16 Par ailleurs, la Cour a jugé que l'usage, par un tiers, d'une marque peut tirer indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porter préjudice, par exemple en créant dans l'esprit du public de fausses impressions relatives aux relations entre l'annonceur et le titulaire de la marque (voir arrêt Toshiba Europe, précité, point 55).
17 Ainsi qu'il ressort de l'ordonnance de renvoi, l'adoption par VIPA de l'élément central du système de numéros de commande de Siemens fait connaître au public l'existence d'une équivalence des caractéristiques techniques des deux produits concernés. Il s'agit, par conséquent, d'une comparaison de caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives des produits au sens de l'article 3 bis, paragraphe 1, sous c), de la directive 84-450 (voir arrêt Toshiba Europe, précité, point 56).
18 Il convient toutefois de vérifier si cette adoption est susceptible d'avoir pour effet de créer, dans l'esprit du public visé par la publicité faite par VIPA, une association entre le fabricant des automates en cause au principal ainsi que de leurs composants complémentaires et le fournisseur concurrent, dès lors que ledit public opérerait un transfert de la réputation des produits de ce fabricant à ceux que commercialise ledit fournisseur.
19 Tout d'abord, il y a lieu de constater que les produits en cause au principal sont destinés à un public spécialisé. Une association entre la réputation des produits de Siemens et ceux de VIPA est donc beaucoup moins probable que si ces produits étaient destinés à des consommateurs finals (voir, en ce sens, arrêt Toshiba Europe, précité, point 52).
20 Ensuite, le fait que VIPA utilise son propre sigle dans la première partie des numéros de commande et qu'elle précise, dans son catalogue, que ces numéros correspondent à ceux des modules de programmation de Siemens permet d'établir une distinction entre l'identité de VIPA et celle de Siemens et n'est pas de nature à créer de fausses impressions concernant, soit l'origine des produits de VIPA, soit une association entre ces deux entreprises (voir, en ce sens, arrêt Toshiba Europe, précité, point 59).
21 Enfin, il ressort du dossier soumis à la Cour que les chiffres et les lettres qui constituent l'élément central du numéro de commande renvoient non seulement aux caractéristiques du produit en cause, mais également à l'utilisation de celui-ci dans la plateforme d'automatisation. En effet, la mise en marche de l'automate dépend de l'introduction de ces chiffres et de ces lettres dans ladite plateforme.
22 En ce qui concerne l'avantage que présente pour l'annonceur et le consommateur l'adoption à l'identique d'un signe distinctif, d'une part, la Cour a déjà jugé que la publicité comparative vise à donner aux consommateurs la possibilité de tirer parti au maximum du marché intérieur, étant donné que la publicité est un moyen très important pour ouvrir des débouchés réels partout dans la Communauté pour tous les biens et services (voir arrêt du 8 avril 2003, Pippig Augenoptik, C-44-01, Rec. p. I-3095, point 64).
23 D'autre part, il ressort du deuxième considérant de la directive 97-55 que la publicité comparative a également pour objectif de stimuler la concurrence entre les fournisseurs de biens et de services dans l'intérêt des consommateurs.
24 Il s'ensuit que l'avantage que constitue pour les consommateurs la publicité comparative doit nécessairement être pris en compte dans l'appréciation du caractère indu du profit que l'annonceur tire de la notoriété attachée à une marque, à un nom commercial ou à d'autres signes distinctifs d'un concurrent.
25 En revanche, le bénéfice qu'un annonceur tire de la publicité comparative, dont l'existence est, dans tous les cas, une évidence en raison de la nature même de ce type de publicité, n'est pas susceptible, à lui seul, de constituer un élément déterminant dans l'appréciation de la légalité du comportement dudit annonceur.
26 En l'occurrence, l'adoption d'un autre élément central des numéros de commande des produits commercialisés par VIPA et destinés à être utilisés, en tant que composants complémentaires, dans les automates de Siemens, exigerait des utilisateurs concernés une recherche, au moyen d'une liste comparative, des numéros de commande correspondants des produits offerts par Siemens. Il en résulterait, ainsi que le constate la juridiction de renvoi, des inconvénients pour les consommateurs et pour VIPA. Des effets restrictifs sur la concurrence dans le marché des composants complémentaires des automates produits par Siemens ne sauraient donc être exclus.
27 Au vu des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450 doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles de l'affaire au principal, en utilisant dans ses catalogues l'élément central d'un signe distinctif d'un fabricant, connu dans les milieux spécialisés, un fournisseur concurrent ne tire pas indûment profit de la notoriété qui est attachée à ce signe distinctif.
Sur les dépens
28 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs,
LA COUR (première chambre),
dit pour droit:
L'article 3 bis, paragraphe 1, sous g), de la directive 84-450-CEE du Conseil, du 10 septembre 1984, en matière de publicité trompeuse et de publicité comparative, telle que modifiée par la directive 97-55-CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 octobre 1997, doit être interprétée en ce sens que, dans des circonstances telles que celles de l'affaire au principal, en utilisant dans ses catalogues l'élément central d'un signe distinctif d'un fabricant, connu dans les milieux spécialisés, un fournisseur concurrent ne tire pas indûment profit de la notoriété qui est attachée à ce signe distinctif.