CJCE, 1re ch., 28 octobre 1982, n° 135-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Groupement des Agences de voyages, ASBL, Société Européenne de Voyage (SARL)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Michel, Reicherts, Jaeger
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 4 juin 1981, le groupement des agences et bureaux de voyages du grand-duché de Luxembourg (ci-après : le groupement), ASBL affiliée à la Fédération des commerçants du grand-duché de Luxembourg, ASBL, et, pour autant que de besoin, les dix agences de voyages regroupées sous la forme d'une SARL en formation, la SEV (Société Européenne de Voyages), ont introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours tendant à l'annulation d'une décision, non-publiée, par laquelle la Commission des Communautés européennes a retenu l'offre déposée par la société Hapag-Lloyd AG de Brême dans le cadre d'un appel d'offres publié au Journal officiel des Communautés européennes C 142 du 11 juin 1980 et concernant l'exploitation d'un bureau de voyages au siège de Luxembourg de la Commission.
2. Les parties requérantes font valoir que la décision attaquée n'est pas valide en ce que la société dont l'offre a été retenue ne satisfaisait pas aux conditions fixées dans l'appel d'offres. Elles soulignent, en particulier, que cette société n'était pas en possession, au moment de la remise de son offre, de l'autorisation d'exercer une activité commerciale au grand-duché de Luxembourg et ne disposait pas non plus, au 1er juillet 1980 - contrairement aux exigences mentionnées dans l'appel d'offres -, " des autorisations nécessaires de l'IATA et des principales compagnies ferroviaires et maritimes pour l'émission, dans les locaux mis à sa disposition au siège de Luxembourg de la Commission, de tout titre de voyage ".
3. La Commission, partie défenderesse, a excipé, tout d'abord, de l'irrecevabilité du recours et a avancé plusieurs moyens à l'appui de cette exception, à savoir la forclusion, le défaut de la qualité pour agir, le défaut pour les requérantes de satisfaire elles-mêmes aux conditions de l'appel d'offres que la firme soumissionnaire retenue par la Commission n'aurait pas remplies. Il convient, en raison du caractère préliminaire du problème, d'examiner tout d'abord le moyen tiré du défaut de qualité pour agir.
4. Par ce moyen, la Commission fait valoir que le recours est irrecevable au motif que ni le groupement ni la SEV ne rempliraient les conditions fixées à l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, d'après lequel " toute personne physique ou morale peut former... un recours contre les décisions dont elle est le destinataire, et contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement ".
5. Pour ce qui est du groupement, la Commission soutient que la loi luxembourgeoise du 21 avril 1928 empêche toute association sans but lucratif de se livrer à des opérations industrielles ou commerciales ou de chercher à procurer à ses membres un gain matériel, ce qui exclurait qu'une telle association puisse ester en justice pour défendre les intérêts commerciaux de ses membres. Le groupement réplique que, d'après la jurisprudence luxembourgeoise, une association sans but lucratif peut agir en justice pour la défense des intérêts professionnels de ses associés.
6. Il faut toutefois observer que, bien que le problème ait été placé par les parties sur le terrain du droit national du requérant, la recevabilité d'un recours en annulation intenté en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE est soumise à des conditions spécifiques plus restrictives que celles posées pour des recours de la même nature introduits devant des juridictions nationales.
7. Dans le cas d'espèce, on ne saurait estimer que le groupement ait été " directement " concerné, ainsi que l'exige l'article 173 précité, par une décision qui a retenu, dans le cadre d'un appel d'offres, l'offre d'une société concurrente de certains de ses membres regroupés dans une association de fait. En sa qualité d'association sans but lucratif, le groupement n'était et ne pouvait pas être candidat à l'appel d'offres, de sorte que le choix opéré par la Commission n'aurait pu en aucun cas le léser directement. Le recours, en tant qu'introduit par le groupement, n'est donc pas recevable.
8. Il reste à examiner la question de la recevabilité du recours en tant qu'introduit par la société européenne de voyages (SEV), SARL en formation, en ce que cette dernière n'aurait pas la capacité d'ester en justice.
9. A cet effet, on doit constater qu'il ressort du dossier de l'affaire que la décision de la Commission du 17 décembre 1980 d'écarter la SEV de l'appel d'offres a été prise, ainsi qu'il ressort du procès-verbal de la réunion du 24 octobre 1980 de la Commission consultative des achats et des marchés, au motif que la SEV " n'offre pas en pratique de garantie concrète pour l'exécution convenable des services demandés ". En outre, il ressort d'une lettre du 26 février 1981 du directeur du personnel et de l'Administration de la Commission à Luxembourg que cette décision a été prise " après examen comparatif de l'ensemble des firmes soumissionnaires ". Cela montre à l'évidence que la Commission avait reconnu la validité de l'offre présentée par la SEV. Elle ne peut pas, par conséquent, contester la capacité d'ester en justice d'une entité qu'elle a admise à participer à un appel d'offres et à laquelle elle a adressé une décision négative après un examen comparatif de l'ensemble des soumissionnaires.
10. Il convient en outre de relever que, comme on peut le déduire des arrêts de la Cour du 8 octobre 1974 (Syndicat général du personnel des organismes européens/Commission, aff. 18-74, Recueil p. 933, et Union syndicale, Massa & Kortner/Conseil, aff. 175-73, Recueil p. 917), la notion de " personne morale " figurant à l'article 173, alinéa 2, du traité CEE ne coïncide pas nécessairement avec celles propres aux différents ordres juridiques des Etats membres.
11. Dans le cas d'espèce, la SEV, association occasionnelle de dix agences de voyages regroupées pour répondre ensemble à un appel d'offres, ayant été admise par la Commission elle-même à participer à cet appel et ayant fait l'objet d'un examen et d'un refus de son offre, remplit les conditions exigées par le droit communautaire en vue de la reconnaissance de la qualité de " personne morale " au sens de l'article 173.
12. L'exception d'irrecevabilité du recours tirée du défaut de la qualité pour agir n'est par conséquent pas fondée pour autant qu'elle concerne la SEV.
13. L'association constituée par les dix agences peut en outre être considérée comme étant " directement et individuellement " lésée par la décision attaquée puisque, si elle pouvait se porter candidate à l'appel d'offres, sous réserve bien entendu de sa transformation subséquente en société formellement constituée, elle avait manifestement un intérêt à obtenir l'adjudication.
14. La Commission fait valoir, en deuxième lieu, le moyen de la forclusion au motif que le recours aurait été introduit hors du délai de deux mois à compter du jour où le requérant a eu connaissance de la décision attaquée, prévu à l'article 173, alinéa 3.
15. A l'appui de ce moyen, la Commission produit, dans son mémoire en duplique, une lettre, adressée le 17 mars 1981 par le secrétaire général du Conseil du Gouvernement du grand-duché de Luxembourg au directeur du personnel et de l'Administration de la Commission à Luxembourg, dont la teneur est la suivante : " Monsieur le directeur, j'ai l'honneur de vous informer que M. le secrétaire d'Etat au ministère de l'Economie et des classes moyennes vient d'être saisi d'une plainte de la part des agents de voyages de la place, évincés selon eux à tort à l'occasion d'un appel d'offres émanant de votre institution, en rapport avec l'implantation d'une agence de voyages au bâtiment Jean Monnet. Il s'agit en particulier de connaitre les raisons qui ont déterminé la Commission à refuser la soumission d'agents luxembourgeois ; ces derniers prétendent avoir rempli toutes les conditions requises, notamment celle posée à l'alinéa 4 de l'appel d'offres, alors que la société adjudicataire, en voie de formation seulement, n'y satisferait pas encore à l'heure actuelle.
Au cas où il ne serait plus possible de faire revoir l'adjudication intervenue, il devrait être possible d'obtenir la garantie que le contrat temporaire (art. 8 de l'appel d'offres) fasse l'objet d'une nouvelle soumission publique après un délai déterminé, afin d'assurer des chances égales à tous les professionnels de la branche des différents pays membres de la CEE.
Je vous serais très obligé si vous vouliez bien me fournir, à votre meilleure convenance, les renseignements indispensables sur ce qui précède, en attirant votre attention particulière sur le fait que la demande en autorisation de faire le commerce de la société adjudicataire est en instance auprès du ministère compétent.
Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l'expression de mes sentiments très distingués. "
16. Il ressort de ce document que, déjà à la date du 17 mars 1981, les agences de voyages de Luxembourg avaient eu connaissance de ce qu'une décision d'adjudication était intervenue et estimaient que la société adjudicataire ne remplissait pas les conditions figurant à l'appel d'offres.
17. Par conséquent, le délai de recours prévu à l'article 173, aliéna 3, a commencé à courir depuis le 17 mars 1981 et est venu à échéance le 17 mai 1981. Le présent recours, introduit le 4 juin 1981, est donc tardif.
18. Dans ces circonstances, la forclusion s'étant vérifiée avant la présentation du recours, celui-ci est irrecevable. Dès lors, l'autre moyen soulevé par la Commission au soutien de l'irrecevabilité devient sans objet
Sur les dépens
19. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Toutefois, aux termes du paragraphe 3, premier alinéa, in fine, du même article, la Cour peut compenser les dépens pour des motifs exceptionnels.
20. Dans le cas d'espèce, la Commission a présenté tardivement, c'est-à-dire seulement dans son mémoire en duplique, le texte intégral de la lettre du 17 mars 1981, qui, s'il avait été versé au dossier avec le mémoire en défense, aurait pu amener les requérantes à ne pas poursuivre la procédure entamée. La Cour voit dans ce comportement de la Commission un motif exceptionnel justifiant la compensation des dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (première chambre),
déclare et arrête :
1) le recours est rejeté comme irrecevable.
2) les dépens sont compensés.