CJCE, 14 mai 1974, n° 4-73
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
J. Nold, Kohlen - und Baustoffgrosshandlung (SEC)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes, Ruhrkohle Aktiengesellschaft (SA), Ruhrkohle Verkaufs-Gesellschaft Mbh (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Lutkehaus, Lieberknecht
LA COUR,
1 Attendu que, par recours déposé le 31 janvier 1973, l'entreprise J. Nold, société en commandite exploitant à Darmstadt, un négoce en gros de charbon et de matériaux de construction, a demandé - dans le dernier état de ses conclusions - l'annulation de la décision de la Commission du 21 décembre 1972 relative à l'autorisation de nouvelles règles de vente de la Ruhrkohle AG (JO 1973, n° 1-20, p. 14) et, à titre subsidiaire, la constatation de la nullité et de la non-applicabilité de cette décision dans la mesure où elle concerne la requérante ;
Que celle-ci fait essentiellement grief à la décision d'avoir autorisé le comptoir de vente des charbonnages de la Ruhr à subordonner la livraison directe de charbon à la conclusion de contrats fermes de deux ans, prévoyant un achat minimum de 6 000 tonnes par an pour l'approvisionnement des foyers domestiques et de la petite industrie, tonnage dépassant largement ses ventes annuelles dans ce secteur, et de l'avoir ainsi écartée de sa position de grossiste de première main ;
Sur la recevabilité
2 Attendu que la Commission n'a pas contesté la recevabilité de la requête ;
Que, par contre, la Ruhrkohle AG et la Ruhrkohle-Verkaufs GMBH, parties intervenantes, ont soulevé l'irrecevabilité du recours pour défaut d'intérêt de la requérante ;
Qu'elles estiment en effet que, dans l'hypothèse où celle-ci obtiendrait gain de cause par l'annulation de la décision du 21 décembre 1972, l'arrêt de la Cour aurait pour effet de faire revivre la réglementation commerciale antérieure à celle qui forme l'objet de la décision en cause ;
Que la requérante ne satisfait pas non plus aux exigences de la réglementation ancienne, de sorte qu'elle perdrait, en tout état de cause, sa qualité de grossiste de première main ;
3 Attendu que cette exception ne saurait être retenue ;
Qu'en effet, dans l'hypothèse où la décision attaquée serait annulée en raison des griefs soulevés, la Commission serait amenée, selon toutes prévisions, à agir en sorte que la réglementation commerciale autorisée soit remplacée par des dispositions nouvelles, plus conformes à la situation de la requérante ;
Qu'on ne saurait, dès lors, denier à celle-ci un intérêt à poursuivre l'annulation de la décision en cause ;
Sur le fond
4 Attendu que la requérante n'a pas précisé, au regard des causes d'annulation énoncées par l'article 33 du traité CECA, les moyens qu'elle soulève à l'encontre de la décision litigieuse ;
5 Qu'en tout état de cause, une partie notable de son argumentation doit être écartée d'emblée, dans la mesure où elle se réfère à des griefs qui ont trait non pas aux dispositions de la décision attaquée de la Commission, mais à ses rapports avec les parties intervenantes ;
6 Que, dans la mesure où les griefs concernent la décision de la Commission, l'argumentation écrite et orale de la requérante revient à soulever en substance les moyens de violation des formes substantielles et de violation du traité ou de règles de droit relatives à son application ;
Que ces moyens sont tirés, plus particulièrement, en ce qui concerne les nouvelles conditions fixées à l'approvisionnement direct par les charbonnages, d'une insuffisance de motivation de la décision attaquée, d'une discrimination à l'encontre de la requérante, ainsi que d'une prétendue atteinte à ses droits fondamentaux ;
1. Sur les griefs d'insuffisance de motivation et de discrimination
7 Attendu que, par décision du 27 novembre 1969, la Commission a autorisé, en vertu de l'article 66, paragraphes 1 et 2, du traité CECA, la fusion de la plus grande partie des sociétés minières de la Ruhr dans le cadre d'une société unique, la Ruhrkohle AG ;
Que l'article 2, paragraphe 1, de cette décision a fait obligation à la nouvelle société de soumettre toute modification de ses conditions de vente à l'autorisation de la Commission ;
Qu'une demande ayant un tel objet a été adressée par la Ruhrkohle AG à la Commission le 30 juin 1972 ;
Que l'autorisation de la Commission a été accordée par la décision du 21 décembre 1972, qui fait l'objet du litige ;
Que, par la réglementation ainsi approuvée, des conditions nouvelles ont été fixées en ce qui concerne les quantités minimales que les négociants doivent s'engager à acheter afin de pouvoir jouir de l'avantage d'un approvisionnement direct par le producteur ;
Qu'en particulier, les livraisons directes sont subordonnées à la condition, pour le négociant, de conclure des contrats de deux ans prévoyant un achat minimum de 6 000 tonnes par an pour l'approvisionnement des foyers domestiques et de la petite industrie ;
8 Attendu qu'il est fait grief à la Commission d'avoir permis à la Ruhrkohle AG de fixer arbitrairement cette exigence de manière telle que, vu le montant et la nature de ses ventes annuelles, la requérante se trouve éliminée de l'approvisionnement direct et reléguée au rang de négociant de seconde main, avec les désavantages commerciaux que cela comporte ;
Que, d'une part, la requérante considère comme discriminatoire le fait qu'à la différence d'autres entreprises, elle serait écartée de la livraison directe par le producteur et qu'elle se trouverait ainsi dans une situation plus défavorable que celle des négociants qui continuent à jouir de cet avantage ;
Que, d'autre part, elle invoque l'article 65, paragraphe 2, qui, dans une situation comparable à celle qu'envisage l'article 66, n'autoriserait des accords de vente en commun que si de tels arrangements contribuent " à une amélioration notable dans la production ou la distribution des produits visés " ;
9 Attendu que, dans la motivation de sa décision, la Commission a fait ressortir qu'elle avait conscience que l'introduction des nouvelles règles de vente aurait pour effet de retirer à un certain nombre de négociants la possibilité d'acheter directement au producteur, faute de pouvoir prendre les engagements ci-dessus spécifiés ;
Qu'elle justifie cette mesure par la nécessité, pour la Ruhrkohle AG, en présence de la forte diminution des ventes de charbon, de rationaliser sa distribution en limitant sa collaboration directe aux négociants qui sont en mesure de lui garantir un volume de ventes approprié ;
Que l'exigence d'un engagement contractuel portant sur un tonnage annuel minimum doit en effet assurer aux charbonnages un écoulement régulier, en des quantités adaptées au rythme de leur production ;
10 Qu'il résulte des explications fournies, par la Commission et par les parties intervenantes, que la fixation des critères ci-dessus indiqués peut être justifiée, non seulement par les conditions techniques de l'exploitation des charbonnages, mais encore par les difficultés économiques particulières créées par la récession de la production charbonnière ;
Qu'il apparaît dès lors que ces critères, établis par un acte de portée générale, ne sauraient être considérés comme discriminatoires et sont motivés à suffisance de droit dans la décision du 21 décembre 1972 ;
Qu'en ce qui concerne l'application de ces critères, il n'est pas allégué que la requérante serait traitée différemment des autres entreprises qui, à défaut de remplir les exigences posées par la nouvelle réglementation ont, comme elle, perdu l'avantage de l'admission à l'achat direct auprès du producteur ;
11 Que ces moyens doivent donc être rejetés ;
2. Sur le grief tiré d'une prétendue violation des droits fondamentaux
12 Attendu que la requérante fait enfin valoir une violation de certains de ses droits fondamentaux en raison du fait que les restrictions apportées par la nouvelle réglementation commerciale autorisée par la Commission auraient pour effet, en l'éliminant de l'approvisionnement direct, de porter atteinte à la rentabilité de son entreprise et au libre déploiement des affaires de celle-ci, au point d'en compromettre l'existence ;
Qu'ainsi, seraient atteints dans son chef un droit assimilable au droit de propriété, ainsi que le droit au libre exercice de ses activités professionnelles, protégés par la loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne, autant que par les constitutions d'autres États membres, et divers instruments internationaux, notamment la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme, du 4 novembre 1950, y compris le protocole additionnel du 20 mars 1952;
13 Attendu que, ainsi que la Cour l'a déjà affirmé, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont elle assure le respect ;
Qu'en assurant la sauvegarde de ces droits, la Cour est tenue de s'inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres et ne saurait, dès lors, admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les constitutions de ces états ;
Que les instruments internationaux concernant la protection des Droits de l'Homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré peuvent également fournir des indications dont il convient de tenir compte dans le cadre du droit communautaire ;
Que c'est à la lumière de ces principes que doivent être appréciés les griefs soulevés par la requérante ;
14 Attendu que si une protection est assurée au droit de propriété par l'ordre constitutionnel de tous les États membres et si des garanties similaires sont accordées au libre exercice du commerce, du travail et d'autres activités professionnelles, les droits ainsi garantis, loin d'apparaître comme des prérogatives absolues, doivent être considérés en vue de la fonction sociale des biens et activités protégés ;
Que, pour cette raison, les droits de cet ordre ne sont garantis régulièrement que sous réserve de limitations prévues en fonction de l'intérêt public ;
Que, dans l'ordre juridique communautaire, il apparaît de même légitime de réserver à l'égard de ces droits l'application de certaines limites justifiées par les objectifs d'intérêt général poursuivis par la Communauté, dès lors qu'il n'est pas porté atteinte à la substance de ces droits ;
Qu'en ce qui concerne les garanties conférées à l'entreprise en particulier, on ne saurait en aucun cas étendre celles-ci à la protection de simples intérêts ou chances d'ordre commercial, dont le caractère aléatoire est inhérent à l'essence même de l'activité économique ;
15 Attendu que les désavantages mis en avant par la requérante sont en réalité la conséquence de l'évolution économique et non de la décision attaquée ;
Qu'il lui appartenait, en présence du changement économique imposé par la récession de la production charbonnière, de faire face à la situation nouvelle et de procéder, elle-même, aux reconversions indispensables ;
16 Que, pour toutes ces raisons, le moyen soulevé doit être écarté ;
17 Attendu que le recours doit dès lors être rejeté ;
18 Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;
Que la partie requérante a succombé en ses moyens ;
19 Que l'ordonnance du président du 14 mars 1973 et l'ordonnance de la Cour du 21 novembre 1973 ont réservé les dépens concernant respectivement la demande en sursis à l'exécution de la décision attaquée et la requête en intervention ;
20 Que, par ordonnance du 21 juin 1973, la Cour a condamné la partie requérante aux dépens exposés, à cette date, par les sociétés Ruhrkohle AG et Ruhrkohle-Verkaufs GMBH dans l'affaire au principal et dans la procédure en référé ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté comme non-fondé ;
2) la partie requérante est condamnée aux dépens de l'instance, y compris les dépens réservés par les ordonnances du 14 mars et du 21 novembre 1973 et ceux qui ont fait l'objet de l'ordonnance du 21 juin 1973.