CA Rennes, 7e ch., 1 décembre 2004, n° 03-02557
RENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mahon
Défendeur :
CPAM du Nord Finistère, Sunny Land France (SA), Zurich Belgique (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme Lairent
Conseillers :
M. Garec, Mme Lafay
Avoués :
SCP Bazille & Genicon, SCP d'Aboville, de Moncuit Saint-Hilaire & Le Callonnec
Avocats :
Mes Janvier, Pouessel
I - Cadre du litige :
A - Objet
Action en indemnisation des conséquences corporelles et personnelles dommageables réputées issues d'un accident survenu le 26 août 2000 vers 15 h 15 sur une plage de la presqu'île de Crozon, Finistère, à l'occasion de l'ouverture d'une canette de jus d'abricot dont la capsule, sous la pression de gaz de fermentation, aurait sauté au visage de Monsieur Roderick Mahon, lésé gravement son oeil gauche, lequel a finalement été énucléé sous anesthésie générale le 29 novembre 2000.
Cette action est engagée par M. Roderick Mahon contre la société Sunny Land France, fabricant du jus de fruit commercialisé dans les grandes surfaces et acheté le matin même de l'accident, selon le poursuivant, dans un magasin de Quimper à l'enseigne CDM Intermarché.
Elle est fondée devant la cour au principal sur les dispositions de l'article 1384 § 1 du Code civil, subsidiairement sur les dispositions des articles 1386-1 et suivants du Code Civil régissant la responsabilité du fait des produits défectueux.
Le litige oppose les parties en pur fait, la société Sunny Land France faisant valoir que les attestations et autres pièces produites par Monsieur Roderick Mahon ne sont pas de nature à faire preuve des circonstances exactes d'un accident dont elle soutient qu'il n'a pu se produire selon la version rapportée par l'intéressé dans la mesure où le jus de fruit mis en bouteille n'est pas un produit gazéifié, où, par ailleurs, le service qualité de son établissement n'a été saisi d'aucune plainte concernant l'efficacité du capsulage des canettes dépendant du lot référencé 00-43 avec date limite de consommation 22 09 01, où, en conséquence, l'accident, s'il s'est produit dans les circonstances décrites par M. Mahon, ce que rien ne démontre pourtant, ne peut être lié qu'à une micro fissuration du verre de bouteille provoquée par un choc quelconque survenu au cours du processus de commercialisation, hors ses ateliers d'embouteillage.
Cette opinion est combattue par M. Roderick Mahon qui a communiqué dans le cadre de l'appel la canette de jus de fruit censément affectée de vice et une autre canette mise en vente en 2003, nantie d'une capsule à vis, pour illustration des deux présentations successives du produit.
Action directe engagée par M. Roderick Mahon pour les mêmes causes contre la société Zurich Belgique, assureur de la société Sunny Land France.
Cette action est fondée sur l'article L. 124-3 du Code des assurances.
B - Décision discutée
Jugement du Tribunal de grande instance de Brest en date du 18 décembre 2002 qui a débouté M. Roderick Mahon et la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Nord Finistère, comparante en première instance, de l'ensemble de leurs demandes et l'a condamné à payer à la société Sunny Land France et à la société Zurich SA 380 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
C - Moyens et prétentions des parties
M. Roderick Mahon a relevé appel du jugement par déclaration enregistrée au greffe de la cour le 3 mars 2003.
Il a signifié, et déposé au greffe de la cour le 27 juin 2003, ses conclusions d'appelant accompagnées du visa d'une liste évoquant 48 documents étayant son recours et de 5 bordereaux de communication de pièces correspondant à la production desdits documents.
Par la suite, il a demandé l'annexion à ses écritures d'un bordereau complémentaire visant 6 pièces nouvelles communiquées par bordereaux des 21 juillet 2003 et 30 juin 2004.
Les sociétés Sunny Land France et Zurich Belgique ont signifié, et déposé au greffe de la cour le 2 mars 2004, leurs conclusions en réplique accompagnées d'un bordereau récapitulatif de pièces communiquées visant 10 documents.
Assignée à personne habilitée le 29 octobre 2003, la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Nord Finistère n'a pas constitué avoué mais a fait connaître à M. Mahon, qui l'a produit, le montant de ses débours définitifs (8 669,28 euro au titre des frais médicaux, de pharmacie, d'hospitalisation et de transport, frais futurs capitalisés compris).
II - Motifs de la décision
Les circonstances mêmes de l'accident étant mises en doute par la société Sunny Land France et son assureur, il convient de recenser les données de fait qui attestent de la réalité dudit accident et d'en apprécier la portée probante quant au processus de celui-ci tel qu'il est succinctement décrit par M. Roderick Mahon.
A ce titre un événement ne souffre aucune discussion : les services de secours ont été appelés à 15 h 25 le 26 août 2000 afin de prendre en charge M. Roderick Mahon au Camping de l'Aber, presqu'île de Crozon (pièce 8).
Un second événement est tout aussi certain M. Roderick Mahon a été blessé à l'oeil ce même jour ainsi qu'en atteste le certificat médical du 31 août 2000 établi par M. S Sébastien, interne dans le service d'ophtalmologie du CHU de Brest (pièce 10).
Rien ne permet donc de douter du fait que la lésion provient de la canette de jus de fruit mise en cause par M. Mahon puisque, sans être spécialement bavards, mais en ayant le souci de justifier leur hypothèse, réflexe naturel chez tout témoin, les époux Reungoat, qui ont accueilli M. Mahon après l'accident, ont indiqué que Mme Bonneau avait récupéré le corps du délit, savoir la bouteille, ce qui leur a permis d'en apprécier les émanations, leur conclusion étant sur ce point précise : "l'odeur qui se dégageait de la bouteille était de la fermentation".
Au constat de ce qui est évident et certain, il est inutile d'analyser la valeur du témoignage des consorts Le Clech qui prétendent avoir vu Monsieur Roderick Mahon acheter la canette à 10 h 15 le 26 août 2000 : le corps du délit a été versé à la procédure et son existence matérielle ne fait pas de doute.
La société Sunny Land France, qui avait le loisir de rechercher à quelle date le lot 0043 avait été mis en bouteille puis mis dans le commerce, avant ou après le 26 août 2000, ne soutient pas que la mise en bouteille ne pouvais être que postérieure au 26 août 2000 puisque la date de limite de consommation imprimée sur la capsule était " 22 septembre 01 ", soit à un an de la mise en bouteille selon ses normes de production et elle ne communique d'ailleurs pas, en conséquence, des pièces probantes qui attesteraient de l'impossibilité où aurait été le poursuivant d'acheter la canette mise en cause avant le 22 septembre 2000.
Cette analyse conduit à tenir pour inopérante, sans autre commentaire, la thèse défendue par la société Sunny Land France qui tend, pour l'essentiel, à suspecter la sincérité des témoins ou du poursuivant en ce qui a trait à la source matérielle de la lésion.
Quant à l'enchaînement des gestes qui ont conduit à l'accident, il ne serait pas raisonnable d'eu demander à M. Roderick Mahon la description formelle et détaillée et il n'est pas plus normal d'exiger, vu les circonstances, que ce dernier ait pour premier réflexe de relever le nom d'éventuels témoins qui se trouvaient ou non assez proches de lui sur la plage pour voir ce qui s'était réellement passé et attester de quelque chose d'utile,
Mme Bonneau a eu un réflexe naturel, minimal, en récupérant la canette de jus de fruit et cela suffit à emporter la conviction étant observé que, d'une certaine manière, la thèse exposée par le poursuivant serait plus suspecte si, après 3 mois de silence, il s'était avisé de verser aux débats des attestations de relations ou amis présents sur la plage n'ayant pour seul objectif que de décrire avec beaucoup de précision un événement dont Monsieur Mahon aurait en la prescience du fait qu'il serait évidemment mis en doute.
S'il est admis que la canette de jus de fruit fabriquée par la société Sunny Land France est forcément l'agent de la lésion, il reste à démontrer que cette lésion a été causée par la capsule et non par le corps de la bouteille lui-même, maladroitement manipulé par l'opérateur ou par un tiers non identifié.
De fait, là encore, la version de l'accident donnée par M. Mahon est sommaire et celle de Mme Bonneau l'est tout autant sans qu'il y ait lieu cependant de s'attacher à l'heure, variable, qui a pu être donnée comme étant celle de l'accident, l'émotion créée par celui-ci n'étant pas de nature, normalement, à fixer l'attention des victimes et témoins sur cette donnée aussi dépourvue d'intérêt par rapport audit événement que le point de savoir par quelle voie et moyens avait été assuré le trajet vers le bar du camping.
Il reste que le caractère succinct de ce témoignage peut se concevoir et se comprendre en ce qu'il n'est, pour deux témoins que l'on peut percevoir comme choqués à des degrés divers par la brutalité de l'événement, que le reflet de leur surprise commune : il est difficile, là encore, de reprocher à Monsieur Roderick Mahon son incapacité à décrire les faits et gestes qui ont précédé immédiatement la percussion de son oeil gauche, surtout si l'on considère que, justement, il n'a eu aucun geste à faire pour décapsuler une canette dont l'opercule s'est éjecté sans préavis comme un bouchon de champagne.
Il convient donc de fonder la certitude de la sincérité de M. Roderick Mahon sur une donnée plus objective : le service qualité de la société Sunny Land France n'a pas exclu qu'une fermentation du jus de fruit puisse se produire par défaut de sertissage de la capsule métallique.
En l'occurrence, rien ne permet de douter du fait que ce sont bien des gaz de fermentation qui se sont exprimés sous une pression d'autant plus forte que, d'une part, on peut supposer que le volume d'air était réduit au niveau du goulot de la canette, d'autre part, la capsule portant la référence 0043 est vierge de toute trace de torsion, et elle est comme neuve ainsi que l'examen de la pièce communiquée le révèle.
Ce second indice est déterminant en ce qu'il démontre que, comme cela ressort en filigrane des déclarations sommaires de M. Roderick Mahon et de Mme Marie Françoise Bonneau, le geste de décapsulage a été virtuel plus que réel : la bouteille ayant été quelque peu agitée sur le trajet, la capsule, mal sertie, ayant elle-même été vraisemblablement soumise aux réactions physiques qu'une forte chaleur peut provoquer sur des gaz de fermentation, accélérant leur émission et favorisant leur expansion, a sauté, peut être aussi parce que, exposée au soleil, le métal la composant s'était dilaté, favorisant le phénomène d'éjection spontanée.
Ces indices objectifs apparaissent suffisants pour écarter la thèse exagérément empreinte de suspicion développée par les intimées en l'état des attestations, pièces et présomptions qui étayent les poursuites étant rappelé que les époux Reungoat ont su immédiatement repérer une odeur suspecte de fermentation qui subsistait après quelques minutes de trajet et dont ils ont attesté ultérieurement, ce qui établit, en l'absence d'indice objectif déterminant contraire, que la seule version crédible de l'accident est celle dénoncée par M. Roderick Mahon.
Il convient en conséquence d'infirmer le jugement et d'imputer aux intimées la charge de la réparation du dommage survenu en application des articles 1386-1, 13864 et 1386-10 du Code civil.
En effet, la société Sunny Land France ne démontre pas qu'elle peut utilement opposer au poursuivant l'une ou l'autre des causes exonératoires évoquées par l'article 1386-11 dudit Code.
Tel que reconstitué ci-dessus, le processus d'éjection de la capsule met en cause uniquement son défaut de sertissage initial et essentiel sur le col de la bouteille et il peut être objecté à la société Sunny Land France qu'elle ne peut se constituer de preuve à elle-même en affirmant que le lot 0043 n'aurait connu aucun incident de ce type, ce qui devrait être prouvé autrement que par le seul témoignage de Mme Marie Laure Midena, responsable qualité de la chaîne d'embouteillage (pièce 1).
La société Sunny Land France n'ayant pas demandé une analyse technique qui aurait pu établir que le sertissage de la capsule était parfait et qu'une micro-fissure affecte toujours la bouteille mise en cause, elle ne peut évoquer actuellement qu'à titre de simple hypothèse l'alternative que, objectivement, Mme Midena exposait dans sa consultation du 19 avril 2001.
Au regard des données médicales acquises aux débats, il apparaît que l'expertise médicale sollicitée s'impose et que la provision peut effectivement être allouée à hauteur de 15 000 euro.
Par ailleurs, il serait inéquitable que M. Roderick Mahon conserve à sa charge les frais irrépétibles issus à ce jour de la procédure engagée : les intimées lui paieront en conséquence 2 400 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Perdant en définitive le procès, les intimées sont mal fondées en leurs demandes tendant à l'indemnisation de leurs propres frais irrépétibles.
III - Decision
LA COUR,
- Infirme le jugement déféré.
- Statuant de nouveau,
- Déclare la société Sunny Land France responsable sur le fondement des articles 1386-1 et suivants du Code civil du dommage corporel et personnel subi par M. Roderick Mahon le 26 août 2000 du fait du vice de sertissage affectant la capsule de la canette de jus de fruit fabriquée par celle-ci lot 0043.
- En conséquence, condamne in solidum la société Sunny Land France et la société Zurich Belgique à réparer l'entier dommage corporel, personnel et matériel subi par M. Roderick Mahon,
- Avant dire droit sur l'étendue dudit dommage, désigne en qualité d'expert :
* le Docteur Etienne Ribaute 10, rue de Locronan 29 000 - Quimper Tél : 02 98 55 65 90
à son défaut :
* le Docteur Gérard Decroix 4, rue Pierre Maël 56100 - Lorient Tél : 02 97 84 88 21
avec mission de :
1 - examiner M. Roderick Mahon
2 - décrire les lésions qu'il impute à l'accident dont celui-ci a été victime.
3 - indiquer, après s'être fait communiquer tous documents relatifs aux examens, soins et interventions dont la victime a été l'objet, leur évolution et les traitements appliqués; préciser si ces lésions sont bien en relation directe et certaine avec l'accident.
4 - déterminer la durée de l'incapacité temporaire de travail en indiquant si elle a été totale ou si une reprise partielle est intervenue; dans ce cas on préciser les conditions et la durée.
5 - fixer la date de consolidation des blessures.
6 - dégager, en les spécifiant, les éléments propres à justifier une indemnisation au titre de la douleur et éventuellement du préjudice esthétique, d'agrément et sexuel en les qualifiant de très léger, léger, modéré, moyen assez important, important ou très important.
7 - dire si du fait des lésions constatées initialement il existe une atteinte permanente d'une ou plusieurs fonctions et dans l'affirmative, après en avoir précisé les éléments, chiffrer le taux du déficit physiologique résultant au jour de l'examen de la différence entre la capacité antérieure dont le cas échéant les anomalies devront être discutées et évaluées, et la capacité actuelle.
8 - dire si l'état de la victime est susceptible de modification en aggravation ou amélioration; dans l'affirmative fournir à la cour toutes précisions utiles sur cette évolution, son degré de probabilité et, dans le cas où un nouvel examen apparaîtrait nécessaire, indiquer le délai dans lequel il devra y être procédé.
9 - dire si malgré son incapacité permanente, la victime est au plan médical physiquement apte à reprendre dans les conditions antérieures ou autres, l'activité qu'elle exerçait lors de l'accident.
- Ordonne la consignation au greffe de la cour par M. Roderick Mahon d'une provision de 350 euro (trois cent cinquante euro) à valoir sur les honoraires de l'expert que M. Mahon consignera au greffe de la cour avant le 31 décembre 2004.
- Dit qu'à défaut pour M. Mahon de consigner cette somme dans ce délai, il sera fait application des dispositions de l'article 271 du Code de procédure civile.
- Dit que l'expert déposera son rapport au greffe dans les 3 mois à compter de la réception de l'avis de consignation émanant du greffe de la cour et, au plus tard, pour le 30 avril 2005.
- Condamne lu solidum les sociétés Sunny Land France et Zurich Belgique à payer à M. Roderick Mahon :
* 15 000 euro à titre de provision à valoir sur l'indemnisation doses dommages personnels et corporels.
* 2 400 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
- Déboute les sociétés Sunny Land France et Zurich Belgique de leurs demandes fondées sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
- Déclare le présent arrêt commun et opposable à la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Nord Finistère.
- Condamne lu solidum les sociétés Sunny Land France et Zurich Belgique aux dépens de première instance et aux dépens d'appel exposés à ce jour; réserve le sort des dépens à. venir; autorise la Société Civile Professionnelle Bazille et Genicon à les recouvrer par application de l'article 699 du Code de procédure civile.