CA Rennes, 2e ch. com., 10 janvier 2006, n° 04-01562
RENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Vitalac (SA)
Défendeur :
Manceau, Société d'exploitation et transformation des algues (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Guillanton
Conseillers :
Mmes Nivelle, Cocchiello
Avoués :
SCP Bazille-Genicon, Chaudet-Brebion, SCP Gauvain & Demidoff
Avocats :
Mes Chatellier, Ermeneux, Milchior
Exposé des faits - procédure - objet du recours
La SA Vitalac a régulièrement interjeté appel d'un jugement rendu le 26 janvier 2004 par le Tribunal de grande instance de Rennes qui, après avoir rejeté des débats les pièces non communiquées contradictoirement, a déclaré la SA Vitalac irrecevable pour défaut de qualité à agir;
Et, statuant sur les demandes reconventionnelles des défenderesses, condamné la SA Vitalac à payer :
* à Annick Poisson épouse Manceau la somme de 60 000 euro à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale outre 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
* à la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg) 30 000 euro pour procédure abusive, 40 000 euro pour concurrence déloyale outre 18 000 euro au titre des frais irrépétibles;
La même décision ordonnait l'exécution provisoire et autorisait la publication du dispositif du jugement par Madame Manceau;
Aux termes de ses conclusions récapitulatives en date du 7 juin 2005 la SA Vitalac demande à la cour de la déclarer recevable et bien fondée en son action et de :
- enjoindre aux sociétés défenderesses d'apporter la preuve contraire conformément aux dispositions de l'article L. 615-5-1 du Code de la propriété intellectuelle;
- dire et juger valable le brevet propriété de la SA Vitalac n° 9606206;
- dire et juger que Annick Poisson épouse Manceau et la Société d'exploitation et transformation des algues se sont rendues coupables de contrefaçon de ce brevet et ont engagé à ce titre leur responsabilité;
- ordonner sous astreinte la cessation de ces faits de contrefaçon en se réservant la liquidation de cette astreinte;
- dire et juger que Annick Poisson épouse Manceau et la société d'exploitation et transformation des algues se sont rendues coupables de concurrence déloyale et les condamner in solidum à payer à la SA Vitalac la somme de 366 011 euro à titre de dommages et intérêts pour le préjudice subi;
- autoriser la publication de la présente décision;
- condamner in solidum la Société d'exploitation et transformation des algues et Annick Poisson épouse Manceau au paiement de la somme de 30 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Aux termes de ses écritures récapitulatives en date du 19 août 2005, Annick Poisson épouse Manceau demande à la cour de confirmer la décision déférée ;
Y additant, de prononcer la nullité de l'ordonnance sur requête ayant autorisé la saisie-contrefaçon au sein de Vitadef et d'ordonner par voie de conséquence la nullité du procès-verbal subséquent;
Reprenant pour l'essentiel le dispositif de ses conclusions devant le tribunal, elle demande à nouveau à la cour :
De prononcer la nullité de l'assignation;
De prononcer la nullité des saisies-contrefaçons diligentées chez Madame Manceau et au sein de la société Setalg; en conséquence d'écarter des débats les procès-verbaux de saisie-contrefaçon;
De prononcer la nullité du brevet 96 06206 de la SA Vitalac;
De déclarer la SA Vitalac irrecevable à agir tout au moins sur le fondement de la concurrence déloyale;
De rejeter des débats les pièces non communiquées et dont la mention ne figure pas aux bordereaux de pièces annexées aux conclusions ;
De rejeter des débats faute d'avoir été communiqué le fax de Madame Manceau en date du 17 avril 2001 ainsi que la dénonciation du procès-verbal de Me Duguin, huissier de justice, le 11 avril 2001;
De débouter la SA Vitalac de l'intégralité de ses demandes;
De condamner la SA Vitalac à lui payer la somme de 568 628 euro à titre de dommages et intérêts; D'autoriser la publication de la décision à intervenir;
De condamner la SA Vitalac à lui payer la somme de 20 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par conclusions récapitulatives en date du 31 août 2005 la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg) demande à la cour de déclarer l'action irrecevable;
En tout état de cause de prononcer l'irrecevabilité et la nullité de l'assignation de la SA Vitalac;
A titre subsidiaire de prononcer la nullité des saisies-contrefaçon diligentées chez Madame Manceau et au sein de la société Setalg;
A titre également subsidiaire de prononcer la nullité des revendications 1 à 8 du brevet 96 06206;
De débouter en conséquence la SA Vitalac de l'intégralité de ses demandes;
A titre encore plus subsidiaire de constater le caractère irrecevable et l'absence de justification du préjudice allégué par la SA Vitalac et de débouter en conséquence la SA Vitalac de l'intégralité de ses demandes; et de la condamner au paiement de la somme de 120 000 euro pour procédure abusive outre 60 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision et aux conclusions déposées;
Motifs de la cour
Sur la recevabilité de l'action de la SA Vitalac
Considérant qu'aux termes de l'article L. 615-2 du Code de la propriété intellectuelle l'action en contrefaçon est exercée par le propriétaire du brevet;
Qu'en l'espèce il n'est plus contesté en appel que la SA Vitalac vient aux droits de la société Guildali;
Qu'il résulte par ailleurs des pièces versées au dossier de la cour que la brevet n° 96 06 206 qui avait été déposé par la société Guildali a bien fait l'objet d'un transfert de propriété à la SA Vitalac qui justifie par ailleurs être à jour du paiement des annuités;
Qu'elle a donc bien qualité à agir en contrefaçon du brevet dont la preuve est bien rapportée qu'elle en est propriétaire;
Sur la nullité de l'assignation
Considérant que l'article 56 du nouveau Code de procédure civile impose à peine de nullité que l'assignation contienne notamment l'objet de la demande avec l'exposé des moyens en fait et en droit, outre l'indication des pièces sur lesquelles la demande est fondée, ces pièces étant énumérées sur un bordereau annexé à l'assignation;
Considérant qu'en l'espèce la SA Vitalac a fait assigner Annick Poisson épouse Manceau et la Société d'exploitation et transformation des algues, suivant acte d'huissier du 24 avril 2000 en mentionnant expressément qu'elle leur reprochait des actes de contrefaçon du brevet 96 06206 en ses revendications 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 et 8; qu'elle expose dans les motifs de son assignation fonder sa demande sur la composition des produits commercialisés par la société Vidadef (Madame Manceau);
Qu'ainsi les défenderesses ne pouvaient aucunement se méprendre sur la portée des demandes développées et affinées dans les conclusions postérieure de la SA Vitalac, étant observé que ni Madame Manceau ni la société Setalg ne rapportent la preuve d'un quelconque grief au soutien de leur demande de nullité, toutes deux ayant largement conclu en réponse sur les griefs qui leur étaient adressés;
Considérant en ce qui concerne le bordereau de pièces jointes que celui-ci était annexé à l'assignation, les premiers juges ayant tiré toutes conséquences de la non-communication tardive de l'état de paiement des annuités et de l'état des inscriptions au Registre national des Brevets et dont il a été justifié en appel;
Sur la nullité des saisies-contrefaçon
Considérant que la SA Vitalac a fait pratiquer :
* le 10 avril 2001 une saisie-contrefaçon dans les locaux de la société Setalg, par Maître Tacon, huissier de justice à Tréguier, sur ordonnance rendue sur requête par le Président du Tribunal de grande instance de Guingamp le 5 avril 2001;
* le même jour, une saisie-contrefaçon dans les locaux de la société Vitadef appartenant à Madame Manceau par Maître Duguin, huissier de justice à Rennes, en exécution d'une ordonnance sur requête rendue le 5 avril 2001 par le Président du Tribunal de grande instance de Rennes;
Que les intimées soulèvent divers moyens de nullités et sollicitent l'annulation des opérations de saisie;
Considérant que la cour examinera la validité successive des deux saisies-contrefaçon pratiquées le même jour;
Sur la validité de la saisie-contrefaçon pratiquée au préjudice de Madame Manceau
Considérant qu'il ressort des pièces produites devant la cour que l'ordonnance rendue le 5 avril 2001 par le Président du Tribunal de grande instance de Rennes a bien été signifiée à Monsieur Manceau puis quasi-simultanément à Madame Manceau le 10 avril 2005 et ce conformément aux dispositions de l'article R. 615-2 du Code de la propriété intellectuelle, celle-ci ayant renvoyé par télécopie un exemplaire annoté du procès-verbal de saisie-contrefaçon, étant observé que Annick Poisson épouse Manceau a eu tout loisir d'organiser sa défense;
Considérant que la loi ne prohibe pas une signification de l'ordonnance immédiatement antérieure aux opérations de saisie-contrefaçon, étant observé que la rapidité et le caractère de surprise sont les caractéristiques de ce type de procédure destinée à ménager des preuves au propriétaire du brevet;
Considérant par ailleurs que l'ordonnance rendue par le Président du Tribunal de grande instance de Rennes l'a bien été au visa du brevet litigieux et des pièces à lui présentées, Annick Poisson épouse Manceau ne pouvant sérieusement prétendre ignorer de quel brevet il était question;
Mais considérant qu'à l'occasion de ces opérations de saisie, l'huissier instrumentaire, qui était autorisé par l'ordonnance du Président du tribunal de grande instance à se faire accompagner d'un expert s'est présenté à l'adresse professionnelle de Annick Poisson épouse Manceau " accompagné de Maître Mear, expert requis ";
Considérant que rien dans les textes n'interdit à une partie de se faire assister par son avocat agissant en qualité d'expert; que cependant il résulte de l'article 6-1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme l'exigence d'un procès équitable qui s'oppose à ce que l'expert mandaté par une partie soit également son conseil, ce qui lui enlève le caractère d'indépendance exigé par cet article;
Considérant qu'en l'espèce Maître Mear n'a pas décliné sa qualité d'avocat, ce qui est contraire à l'exigence de loyauté qui s'impose à un membre du barreau et qui relève de la déontologie; que ce comportement au surplus est contraire à l'exigence d'impartialité posé par l'article sus-visé, quand bien même l'avocat aurait été mentionné, comme c'est le cas dans la signification de l'ordonnance ayant immédiatement précédé les opérations de saisie;
Qu'il convient en conséquence d'annuler le procès-verbal de saisie-contrefaçon établi le 10 avril 2001 par Maître Duguin au préjudice de Madame Manceau, étant observé qu'il n'est pas démontré que la présence aux opérations de saisie d'une tierce personne non autorisée, en l'espèce un jeune stagiaire, ait porté préjudice au saisi;
Considérant que le procès-verbal annulé sera dès lors écarté des débats;
Sur la validité de la saisie-contrefaçon pratiquée au préjudice de la société Setalg
Considérant que la société SETALG soutient à nouveau devant la cour que l'ordonnance rendue le 5 avril 2001 par le Président du Tribunal de grande instance de Guingamp serait nulle et entraînerait de ce fait la nullité des opérations de saisie dans la mesure où elle ne fait pas mention des pièces présentées au soutien de la requête; Mais considérant que les mentions contenues dans une décision de justice font foi jusqu'à inscription de faux, procédure qui n' a pas eu lieu;
Qu'en effet l'ordonnance critiquée mentionne expressément le numéro du brevet et les pièces annexées à la requête;
Que par ailleurs quand bien même une copie du procès-verbal de saisie n'aurait pas été laissée sur place, il ne s'agit là que d'une nullité de forme dont il n'est pas démontré qu'elle ait causé un dommage au saisi (la société Setalg), étant observé que la mauvaise qualité de la copie versée au dossier ne permet pas à la cour de vérifier si cette formalité a bien été accomplie comme l'affirme la société appelante;
Sur la nullité du brevet
Considérant que le 20 mai 1996 la société Guidali aux droits de laquelle vient la SA Vitalac a déposé à l'Institut national de la propriété industrielle un brevet intitulé "additifs acidifiants à effet retard pour l'alimentation animale et les procédés de mise en œuvre";
Considérant que Annick Poisson épouse Manceau et la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg) soutiennent que ce brevet est nul pour insuffisance de description et absence de clarté ; qu'il encourt encore la nullité pour défaut de nouveauté et d'activité inventive et pour défaut d'application industrielle;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle encourt la nullité le brevet qui n'expose pas l'invention de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter;
Que la description suffisante est celle qui permet à l'homme de métier avec ses connaissances professionnelles normales à la fois théoriques et pratiques, auxquelles s'ajoutent les descriptions du brevet, de réaliser l'invention;
Qu'enfin cet homme de métier doit parvenir sans difficultés excessives au résultat prévu dans l'ensemble du domaine couvert par les revendications du brevet;
Considérant que dans la description du brevet l'invention est présentée comme ayant pour but de proposer " un additif acidifiant à effet retard destiné à être ajouté à l'alimentation animale, c'est-à-dire un additif à partir duquel un acide peut être libéré au cours du temps";
Que la description poursuit : " Un autre but de l'invention est de proposer un additif acidifiant qui peut aussi bien être utilisé dans un aliment pour animaux pour abaisser le pH du tractus digestif que dans un ensilage pour abaisser le pH du fourrage ensilé " ;
Mais considérant que dans les exemples qui sont donnés à la suite de la description, aucune indication n'est fournie quant à la manière de procéder aux mélanges indiqués : temps, vitesse, température de la préparation;
Que par ailleurs le brevet est insuffisamment explicite sur la manière d'obtenir l'effet retard qui apparaît comme l'essence même de l'invention;
Que la SA Vitalac se voit notamment contrainte à expliciter dans ses propres conclusions les qualités que doit remplir le support objet essentiel des revendications du brevet en précisant que ce support de l'acide formique doit être poreux et ne doit pas être une "matière première pour la nutrition";
Qu'il est évident que l'homme de métier, spécialiste de l'alimentation animale et non des réactions chimiques entre les différents composants ne pouvait réaliser l'invention avec les seules indications du brevet et ses propres connaissances techniques et professionnelles;
Qu'il convient en conséquence de prononcer l'annulation du brevet concerné
Sur la demande reconventionnelle de Annick Poisson épouse Manceau et de la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg)
Considérant que Annick Poisson épouse Manceau réclame 305 000 euro à titre de dommages et intérêts, estimant que le comportement dénigrant de la SA Vitalac lui a fait du tort auprès de sa propre clientèle;
Que de même la société SETALG, fabricant du produit concerné s'estime diffamée par les courriers adressés à la clientèle par la SA Vitalac;
Considérant que le fait pour une société d'adresser à la clientèle d'une entreprise concurrente un courrier laissant entendre que celle-ci a commis des actes de contrefaçon, alors que ces actes n'ont1pas été sanctionnés an justice, constitue un comportement répréhensible;
Que le dommage causé à la société mise en cause est incontestable;
Considérant en l'espèce que dès avant le début de la présente procédure, la SA Vitalac a fait adresser aux clients de Madame Manceau une lettre la mettant en cause, sans toutefois la nommer;
Que ce comportement, intervenant avant toute décision judiciaire, justifie l'attribution de dommages et intérêts que la cour possède les éléments pour qu'ils soient chiffrés à la somme de 50 000 euro, étant observé que la comparaison des prix pratiqués ne saurait s'analyser comme un comportement dénigrant;
Considérant sur la procédure abusive, que la SA Vitalac n'ayant fait qu'user de son droit légitime à rester en justice et à faire appel, il n'est pas démontré en l'espèce qu'elle ait fait un usage abusif de ce droit;
Que tant Annick Poisson épouse Manceau que la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg) seront déboutées de leurs demandes de dommages et intérêts de ce chef;
Qu'il sera fait droit en revanche à la demande de publication de la présente décision;
Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge des intimés les frais irrépétibles qu'ils ont exposés en cause d'appel;
Que la complexité de la procédure justifie que la SA Vitalac soit condamnée à payer à chacun la somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Considérant que succombant en son recours la SA Vitalac sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel;
Décision
Par ces motifs, LA COUR, Réformant la décision attaquée et statuant à nouveau; Déclare recevable l'action intentée par la SA Vitalac; Annule le procès-verbal de saisie-contrefaçon établi le 10 avril 2001 par Maître Duguin au préjudice de Madame Manceau; Prononce la nullité du brevet 96 06206 appartenant à la SA Vitalac; Déboute la SA Vitalac de l'ensemble de ses demandes; Autorise la publication de la présente décision aux frais de la Société Vitalac; Ordonne la notification de la présente décision à Monsieur le Directeur de l'Institut national de la propriété industrielle; Condamne la SA Vitalac à payer à Annick Poisson épouse Manceau et à la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg) la somme de 50 000 euro chacune à titre de dommages et intérêts; Déboute les parties de leurs autres demandes; Condamne la SA Vitalac à payer à Annick Poisson épouse Manceau et à la Société d'exploitation et transformation des algues (Setalg) la somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la SA Vitalac aux dépens de première instance et d'appel, ceux-ci pouvant être recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.