CA Paris, 4e ch. B, 6 janvier 2006, n° 04-15896
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Pierre Frey (SA)
Défendeur :
Gavaltex (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pezard
Conseillers :
Mme Regniez, M. Marcus
Avoués :
SCP Garnier, Me Teytaud
Avocats :
Mes Drubigny, Lataste
LA COUR est saisie d'un appel interjeté par la société Pierre Frey SA d'un jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 30 avril 2004 dans un litige l'opposant à la société Gavaltex SARL exerçant sous l'enseigne KA International.
La société Pierre Frey crée et exploite des tissus d'ameublement. Estimant que la société Gavaltex commercialisait des tissus (sous les références "Grecia", "Almonte", "Marvao", "Nièvre" "Tostada" et "Alcala"), identiques ou similaires à cinq modèles qu'elle vend sous les références "Meissac", "Etrier"(depuis 1997), "Victoire" (depuis 1998), "Faucigny" (depuis 2000) et Saint-Léger (depuis 1997) à des prix très inférieurs aux siens et dans des conditions aggravant la confusion avec ses tissus, la société Pierre Frey a, par acte d'huissier du 4 octobre 2002, fait assigner la société Gavaltex, devant le Tribunal de grande instance de Paris, en concurrence déloyale, afin d'obtenir, outre des mesures d'interdiction sous astreinte et de publication, paiement de la somme de 100 000 euro à titre de dommages et intérêts et subsidiairement la nomination d'un expert.
La société Gavaltex avait conclu au rejet de cette demande, soutenant que les tissus opposés par la société Pierre Frey étaient banals et relevaient du domaine public, et avait reconventionnellement demandé paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive.
Par le jugement entrepris, le tribunal a débouté la société Pierre Frey de la totalité de ses demandes, condamné la société Pierre Frey à payer à la société Gavaltex la somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, débouté la société Gavaltex de toutes demandes plus amples ou contraires, et condamné la société Pierre Frey aux dépens.
Par ses écritures d'appel signifiées le 13 octobre 2005, la société Pierre Frey demande à la cour, au visa des articles L. 111-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle et 1382 et suivants du Code civil de :
- dire et juger recevable et bien fondé l'appel interjeté par elle à l'encontre du jugement du 30 avril 2004,
- y faisant droit,
* infirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Pierre Frey de l'ensemble de ses demandes, et notamment en ce qu'il a considéré que ses cinq tissus "Victoire", "Etrier", "Faucigny", "Meissac", et "Saint-Léger" étaient dépourvus d'originalité, que les tissus "Grecia", "Almonte", "Marvao", "Nièvre Tostada" et "Alcala" n'en constituaient pas une imitation quasi-servile, que la société Gavaltex n'avait pas commis d'actes de concurrence déloyale et de parasitisme, et a jugé son action engagée avec légèreté,
* confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Gavaltex de ses demandes reconventionnelles,
- statuant à nouveau,
* dire et juger que la société Gavaltex en fabriquant, en éditant, en offrant à la vente et en vendant les tissus "Grecia", "Almonte", "Marvao", Nièvre Tostada" et "Alcala" a commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société Pierre Frey,
- en conséquence,
* débouter la société Gavaltex de l'ensemble de ses demandes,
* condamner la société Gavaltex à cesser immédiatement la fabrication et la commercialisation des tissus "Grecia", "Almonte", "Marvao", "Nièvre Tostada et "Alcala" sous astreinte non comminatoire et définitive de 1 000 euro par infraction constatée,
* condamner la société Gavaltex à payer à la société Pierre Frey une somme de 150 000 euro au titre de la concurrence déloyale,
* autoriser la société Gavaltex à faire publier l'arrêt à intervenir dans six journaux ou revues françaises ou étrangères de son choix aux frais avancés de la société Gavaltex,
- subsidiairement,
* commettre un expert avec mission de rechercher dans la comptabilité de la société Gavaltex la quantité de métrages de chacun des tissus " Grecia ", " Almonte ", "Marvao", Nièvre Tostada" et "Alcala" fabriqués et vendus, le chiffre d'affaires réalisé et la marge brute bénéficiaire réalisée par la société Gavaltex grâce à cette exploitation illicite,
* dans ce cas, condamner la société Gavaltex à payer à la société Pierre Frey une somme provisionnelle de 70 000 euro, en ce cas réserver les dépens,
- sinon, condamner la société Gavaltex à payer à la société Pierre Frey une indemnité de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et la condamner aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés par la SCP Mireille Garnier, avoué à la cour, dans les conditions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.
Par ses dernières écritures du 20 octobre 2005, la société Gavaltex prie la cour de :
- statuer ce que de droit sur la recevabilité de l'appel de la société Pierre Frey à l'encontre du jugement du 30 avril 2004,
- le rejetant, confirmer purement et simplement le jugement de première instance en ce qu'il a débouté la société Pierre Frey de l'ensemble de ses demandes et conclusions au sujet des cinq tissus "Victoire", "Etrier", "Faucigny", Meissac", et "Saint-Léger",
- pour le surplus sur l'appel incident de la société Gavaltex,
* réformant le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la sociétés Gavaltex de ses demandes reconventionnelles, les accueillant et y faisant droit,
* dire et juger que le caractère abusif des demandes de la société Pierre Frey, que celle-ci ne cherche nullement à étayer ou justifier, caractérise sa mauvaise foi,
* en conséquence, la condamner reconventionnellement au paiement de la somme de 15 000 euro à titre de dommages et intérêts en raison de la procédure manifestement abusive initiée à l'encontre de la société Gavaltex,
* en tout état de cause, condamner la société Pierre Frey à payer à la société Gavaltex la somme de 22 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
* la condamner aux entiers dépens de la première instance dont distraction au profit de Maître Teytaud, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR :
Considérant que la société Pierre Frey agit sur le fondement de la concurrence déloyale, exposant que cinq tissus qu'elle a commercialisés antérieurement à ceux commercialisés par la société Gavaltex sont imités par son concurrent qui s'est emparé de cinq dessins de la société Frey choisis précisément parmi ceux qui rencontrent le plus de succès auprès du public, en vendant beaucoup moins cher un tissu de mauvaise qualité mais illustré par un dessin qui a déjà connu la faveur de la clientèle afin de détourner celle-ci;
Qu'elle ajoute que ces actes de concurrence déloyale doivent être d'autant plus sévèrement sanctionnés que c'est délibérément que la société Gavaltex se livre à ces agissements sous le prétexte d'en faire "sa philosophie" dans la mesure où elle indique dans la presse que la société KA International a pour philosophie de "démocratiser la décoration en offrant des produits actuels à des prix compétitifs", ce qui est précisément "la définition de la concurrence déloyale lorsque les articles présentés comme "actuels" sont des produits créés et commercialisés par des concurrents si possible bien connus du public et qui en ont assuré le succès par leur talent, leurs recherches, la qualité et la promotion dans leurs show-rooms, dans la presse, se plaçant ainsi dans le sillage du succès de concurrents et évitant des frais inhérents à un studio de création";
Qu'elle insiste sur le fait que le choix de la société Gavaltex s'est porté sur cinq références parmi les plus connues de la société Pierre Frey;
Qu'elle expose que la société Gavaltex prétend à tort qu'elle ne démontrerait pas avoir créé les tissus en cause, que ces tissus ne constitueraient pas des créations originales et qu'elle-même (société Gavaltex) justifierait avoir fait œuvre de création des tissus; qu'elle soutient que tous les documents versés aux débats prouvent que les imprimés des tissus qu'elle oppose à la société Gavaltex sont originaux, contrairement à ce qu'a dit le tribunal;
Considérant que la société Gavaltex reprend l'argumentation de première instance, affirmant essentiellement qu'il ne peut lui être reproché aucun acte de concurrence déloyale, les tissus opposés par la société Pierre Frey étant banals, au regard des imprimés de tissus existant dans le domaine public, comme cela résulte des documents qu'elle verse aux débats, et elle-même commercialisant des tissus qui ne sont pas la reproduction de ceux de la société Pierre Frey;
Considérant, cela exposé, que, bien que la société Pierre Frey n'agisse que sur le fondement de la concurrence déloyale, le tribunal a motivé sa décision de rejet des demandes de concurrence déloyale, en retenant que les imprimés opposés par cette société étaient dénués d'originalité ; qu'il convient en conséquence, l'appelante demandant la réformation du jugement de ce chef, de statuer sur l'originalité des imprimés des tissus;
Considérant que la société Gavaltex ne conteste pas que la société Pierre Frey commercialisait les cinq tissus qu'elle oppose avant les siens ; qu'elle ne prétend pas davantage que les tissus qu'elle vend sous les références "Nievre", "Marvao", "Grecia", "Alcala" et "Almonte" auraient été créés ou commercialisés avant ceux de la société Pierre Frey ; qu'elle soutient que chacun des tissus de la société Pierre Frey est banal ;
Considérant, toutefois, qu'il ressort des documents mis aux débats (extraits de livres publiés en 1991, 1988, 1992, soit à des dates antérieures aux actes de commercialisation) que les imprimés figurant sur les tissus de la société Pierre Frey sont certes inspirés de dessins du domaine public, reprenant par exemple le thème du décor floral, de carreaux, de rayures verticales, que, néanmoins, chacun d'eux comporte une combinaison particulière d'éléments décoratifs, qui confère à chacun des imprimés en cause son originalité, en révélant l'empreinte de la personnalité de l'auteur;
Considérant, cela étant, que le tribunal, après une analyse des tissus en litige et des documents appartenant au domaine public qui n'est pas remise en cause par l'argumentation soutenue en appel, et que la cour fait sienne, a exactement dit que les tissus "Nièvre", "Grecia", "Alcala" et "Almonte" ne font que s'inspirer des imprimés du domaine public et diffèrent suffisamment des tissus commercialisés par la société Pierre Frey sous les références "Etrier", "Meissac", "Victoire" et "Saint-Léger", pour éviter tout risque de confusion; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a dit que la commercialisation des tissus ci-dessus cités qui ne font que reprendre des thèmes du domaine public et ne sont pas des copies de ceux de la société Pierre Frey ne saurait constituer des actes de concurrence déloyale, ce d'autant plus que l'appelante ne justifie pas de ce que ces tissus seraient particulièrement connus de la clientèle;
Considérant qu'en ce qui concerne l'imprimé "Faucigny" de la société Pierre Frey, la Cour relève que, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, les documents antérieurs enseignent certes des dessins comportant des bandes verticales, séparées par de fines rayures "semblables en apparence, aux passementeries utilisées pour border les rideaux", mais non pas le dessin particulier de la rayure de séparation à effet de passementerie comportant une ligne géométrique verticale à damier; que cet élément est reproduit à l'identique par la société Gavaltex sur le tissu Marvao qui ne présente qu'une différence tenant à la largeur des bandes verticales existant entre cet élément décoratif;
Que la Cour relève, par ailleurs, que l'imprimé "Faucigny" a été l'objet de diverses publications (en 2001 et 2002) et a été utilisé non seulement pour des tissus d'ameublement mais pour des objets décoratifs accessoires (tels des lampes et des serviettes ou assiettes en papier) ; que par ces publications dans des magazines de décoration, la société Pierre Frey démontre que ce tissu a été amplement diffusé dans le public qui l'identifie ainsi à l'entreprise;
Qu'en conséquence, en commercialisant un tissu qui est la copie quasi-servile de celui de la société Pierre Frey à qui le public l'associe, la société Gavaltex a cherché à profiter de la renommée de cette société, en créant un risque de confusion entre les produits en cause; qu'elle a ainsi eu un comportement déloyal à l'égard d'une société concurrente, en pratiquant, de plus, des prix très nettement inférieurs à ceux de la société Pierre Frey ; que le jugement sera réformé sur ce point;
Considérant que par la commercialisation de ce tissu, la société Pierre Frey a subi un préjudice consistant dans l'atteinte portée à "son image de qualité", et un préjudice commercial, du fait qu'une partie de sa clientèle a pu acquérir des produits auprès de la société Gavaltex qui les vendait moins chers ; que toutefois, ce préjudice ne saurait avoir l'importance alléguée, la société Pierre Frey n'apportant pas la preuve d'une baisse de chiffre d'affaires sensible; qu'eu égard à ces éléments, la cour estime que le préjudice global de la société Pierre Frey sera exactement réparé par l'allocation de la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts;
Considérant qu'il sera fait droit aux mesures d'interdiction sollicitées dans les termes du dispositif ci-dessous énoncé;
Considérant que le préjudice étant suffisamment réparé par l'allocation des dommages et intérêts ci-dessus alloués, il n'y a pas lieu d'ordonner de mesure de publication;
Considérant qu'il ne sera pas fait droit à la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive présentée par la société Gavaltex qui succombe partiellement dans sa défense;
Considérant qu'il convient de réformer le jugement qui avait alloué une indemnité à la société Gavaltex au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; que l'équité commande d'allouer à ce titre à la société Pierre Frey la somme de 5 000 euro;
Sur ce, LA COUR :
Infirme le jugement du 30 avril 2004;
Statuant à nouveau, Dit que la société Gavaltex SARL a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Pierre Frey SA en commercialisant le tissu référencé "Marvao";
Condamne la société Gavaltex à payer à la société Pierre Frey la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts;
Lui fait interdiction de commercialiser le tissu imprimé référencé Marvao sous astreinte de 200 euro par infraction constatée à compter du délai d'un mois de la signification du présent arrêt;
Condamne la société Gavaltex à payer à la société Pierre Frey la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Rejette toutes autres demandes;
Condamne la société Gavaltex aux entiers dépens;
Autorise la SCP Mireille Garnier, avoué, à recouvrer les dépens d'appel conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.