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Décisions

CA Rouen, 2e ch., 2 février 2006, n° 04-05042

ROUEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Sodisro (SA)

Défendeur :

Syndicat de la librairie française, Librairie générale et universitaire Colbert

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lottin

Conseillers :

Mme Vinot, M. Perignon

Avoués :

SCP Hamel Fagoo Duroy, Me Couppey

Avocats :

Mes Pointel, Thirel

T. com. Rouen, du 6 déc. 2004

6 décembre 2004

Exposé du litige

Le 1er septembre 2004, la société Sodisro, qui exploite le centre Edouard Leclerc de Saint-Etienne du Rouvray, a fait passer dans le journal Paris Normandie une publicité pour une opération promotionnelle en offrant à ses clients, à partir de 150 euro d'achats de livres scolaires un bon d'achat de 25 euro, porté à 35 euro à partir de 230 euro d'achats de ces livres, valable sur l'ensemble du site "Le Technopole" dès le lendemain de l'achat hors livres et carburants.

Après avoir tenté de mettre fin à cette opération par une sommation interpellative du 10 septembre 2004 à l'occasion de laquelle elle s'est vue opposer un refus, la Société Librairie Générale et Universitaire Colbert (ci-après dénommée Librairie Colbert) ainsi que le Syndicat de la Librairie française (ci-après dénommé le Syndicat LF), estimant que cette opération contrevenait aux dispositions de la loi du 10 août 1981 relative au prix unique du livre, ont, par acte en date du 15 septembre 2004, assigné la société Sodisro aux fins de voir dire que cette violation de la loi constituait un acte de concurrence déloyale, condamner la société Sodisro à cesser cette pratique sous astreinte et à leur payer diverses sommes au titre des dommages et intérêts et des frais irrépétibles, et ordonner la publication du jugement à intervenir dans le journal Paris Normandie et son affichage sur la porte de l'espace culturel du centre Leclerc de Saint-Etienne du Rouvray.

Par jugement rendu le 6 décembre 2004, le Tribunal de commerce de Rouen a :

- reçu le syndicat de la Librairie Française et la SA Librairie Générale et Universitaire Colbert en leurs demandes, fins et conclusions, et les a dîtes partiellement fondées,

- reçu la SAS Sodisro en ses demandes, fins et conclusions, les a dites non fondées, et l'en a déboutée,

- dit et jugé qu'en offrant de remettre des bons d'achat à tout client procédant à l'acquisition de livres scolaires auprès de son " espace culturel ", la SAS Sodisro a méconnu l'interdiction (le vente à prime de livres édictée par les dispositions de la loi n° 81-766 du 10 août 1981,

- ordonné à la SAS Sodisro de cesser toute pratique anticoncurrentielle concernant les ventes de livres scolaires avec primes, telles que décrites dans la publicité sous astreinte à hauteur de 1 500 euro par jour de retard à compter de la signification du jugement,

- ordonné la publication, aux frais de la SAS Sodisro, du présent jugement dans le journal Paris Normandie, à la même page, avec la même disposition et le même espace publicitaire que celui utilisé par la SAS Sodisro pour sa publicité du 1er septembre 2004, et cela pendant une semaine, à débuter quinze jours après la signification du jugement,

- ordonné l'affichage du jugement à intervenir sur la porte "Espace culturel" du Centre Edouard Leclerc de Saint Etienne du Rouvray, pendant un mois à débuter quinze jours après la signification du jugement,

- condamné la SAS Sodisro à payer, à titre de dommages et intérêts :

* au Syndicat de la Librairie Française, la somme de 15 000 euro

* à la SA Librairie Générale et Universitaire Colbert, la somme de 7 500 euro

- ordonné l'exécution provisoire,

- condamné la SAS Sodisro à payer, sur le fondement de l'article 700 du NCPC :

* au Syndicat de la Librairie Française, la somme de 1 000 euro,

* à la SA Librairie Générale et Universitaire Colbert, la somme de 1 000 euro,

- condamné la SAS Sodisro aux entiers dépens de la procédure.

Pour statuer comme il l'a fait, le tribunal a estimé que les bons d'achat, permettant d'acquérir toutes sortes de biens à terme, constituaient des primes telles que définies par l'article L. 121-35 du Code de la consommation et que le législateur, en adoptant la loi du 10 août 1981, avait entendu limiter les possibilités de dérogation afin d'empêcher que la loi soit contournée, aux fins de préserver l'existence des librairies indépendantes confrontées à la concurrence des grandes surfaces de distribution.

La société Sodisro a interjeté appel de cette décision.

Prétentions et moyens des parties

Pour l'exposé des prétentions et des moyens des parties, il est renvoyé aux conclusions signifiées le 14 avril 2005 par la société Sodisro et le 6 octobre 2005 par la Librairie Colbert et le syndicat LF.

Leurs moyens seront examinés dans les motifs de l'arrêt.

La société Sodisro demande à la cour de constater qu'au terme de l'opération promotionnelle, le consommateur a acquitté auprès d'elle le prix normal du livre et que le bon d'achat est un avoir financier émis par elle dont l'imputation est soumise à des conditions strictes exclusives de toute imputation sur le prix du livre.

Elle sollicite en conséquence que la Librairie Colbert et le Syndicat LF soient déboutés de toutes leurs demandes et condamnés à lui payer une somme de 15 000 euro pour procédure abusive et vexatoire et une somme de 3 000 euro au titre des frais irrépétibles.

La Librairie Colbert et le syndicat LF, qui sollicitent la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions, demandent à la cour de condamner en outre la société Sodisro à leur payer une somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

L'article 1 de la loi du 10 août 1981 (dite loi Lang), qui a institué un prix unique du livre, oblige les détaillants à pratiquer pour le livre un prix effectif de vente au public compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l'éditeur ou l'importateur. Il interdit ainsi toute remise supérieure à 5 % sur ce produit.

L'article 6 de la loi dispose que les ventes à prime de livres ne sont autorisées, sous réserve des dispositions de la loi n° 516356 du 20 mars 1951 modifiée et de la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 modifiée, que si elles sont proposées, par l'éditeur ou l'importateur, simultanément et dans les mêmes conditions à l'ensemble des détaillants ou si elles portent sur les livres faisant l'objet d'une édition exclusivement réservée à la vente par courtage, par abonnement ou par correspondance.

Les exceptions à l'application de l'article 6 ne sont pas invoquées en l'espèce.

La vente avec prime est évoquée par l'article L. 123-35 du Code de la consommation qui interdit toute vente ou offre de vente de produits ou de biens (ou toute prestation ou offre de services) faites aux consommateurs et donnant droit, à titre gratuit, immédiatement ou à terme, à une prime consistant en produits, biens ou services.

Pour conclure à l'infirmation du jugement entrepris, la société Sodisro fait valoir que le bon d'achat relatif à l'opération litigieuse, valable à partir du lendemain de son obtention, est une créance à valoir sur un achat à venir et ne constitue pas une prime au sens de l'article L. 123-35 du Code de la consommation.

Selon la partie appelante, il y a lieu de distinguer entre la prime, qui est indissociable de l'achat qui y donne droit et est acquise définitivement à son bénéficiaire, et le bon d'achat, qui est une créance (ou avoir) conditionnelle dont la valeur est fixée en référence à des achats précédents et qui n'est pas immédiatement déductible sur le prix du produit.

S'agissant plus particulièrement du prix du livre dans l'opération litigieuse, elle souligne que le livre est vendu au prix prévu par la loi et que le bon d'achat ne peut être imputé sur l'achat d'une autre livre.

En second lieu la société Sodisro invoque le bénéfice de l'article L. 511-7-5° du Code monétaire et financier qui l'autorise à émettre des bons et cartes délivrés pour l'achat auprès d'elle de biens ou de services.

Toutefois l'article L. 511-7-5° susvisé fait partie d'un ensemble des dispositions permettant de délimiter les opérations qui ne peuvent être pratiquées que par les établissements bancaires de celles qui sont ouvertes aux autres entreprises.

S'il autorise de façon générale ces dernières à délivrer des bons et cartes pour l'achat auprès d'elles d'un bien ou d'un service, et notamment des cartes de paiement comme le soulignent les parties intimées, c'est sous réserve du respect des législations particulières comme en l'espèce celle relative au prix du livre.

Par ailleurs, il résulte du mécanisme de l'opération promotionnelle litigieuse pratiquée par la société Sodisro que l'acheteur se fait remettre, en relation causale, proportionnelle et synchrone à l'achat d'un livre, un bon qui constitue un bien matériel représentatif d'une valeur d'usage différé, à savoir une créance acquise dès le moment du premier achat.

Il s'agit d'une technique d'incitation à l'achat consistant à attirer le client en lui offrant, en sus du livre acquis au prix autorisé, un autre objet ou service remis gratuitement ou à des conditions avantageuses.

La prime est constituée par cet avantage dénommé bon d'achat, mais qui constitue un bien, service ou produit accessoire offert à l'acheteur du livre.

Ce bon d'achat doit en conséquence être qualifié de prime accompagnant l'achat d'un livre, prohibée par l'article 6 de la loi du 10 août 1981.

Surabondamment, il convient de rappeler que l'objectif de la loi Lang est d'assurer une égalité absolue entre les détaillants face au prix du livre et d'empêcher les grandes surfaces, qui seules ont la possibilité de proposer des bons d'achat s'imputant sur d'autres biens ou services, d'être ainsi avantagées au détriment des librairies traditionnelles.

A cet égard, il importe peu que la librairie Colbert appartienne à un grand groupe, étant observé qu'il ne peut par ailleurs être valablement soutenu que l'espace culturel du Centre Leclerc, qui peut proposer des bons d'achat sur tous les produits de ce centre commercial, se rapprocherait davantage d'une librairie " indépendante et traditionnelle ".

Pour ces motifs et ceux non contraires des premiers juges, la cour confirmera le jugement déféré en toutes ses dispositions.

La société Sodisro, qui sera déboutée de toutes ses demandes, sera en outre condamnée à payer aux parties intimées une indemnité au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.

Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Déboute la société Sodisro de toutes ses demandes. Condamne la société Sodisro à payer à la société Librairie générale et Universitaire Colbert et au Syndicat de la Librairie Française une somme de 2 500 euro au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel, Condamne la société Sodisro à payer les dépens de première instance et d'appel, avec droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.