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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 10 mai 2006, n° 05-01174

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Publicis Conseil (SA)

Défendeur :

Groupe TBWA France (SA), BDDP et Fils (SAS), TBWA Paris (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

MM. Roche, Byk

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Fanet-Serra-Ghidini

Avocats :

Mes Jourde, Mendelsohn, Lartigue

CA Paris n° 05-01174

10 mai 2006

Les agences de publicité BDDP et TBWA Paris & Fils sont, nonobstant leur autonomie opérationnelle propre, toutes deux des filiales de la société TBWA France, elle-même appartenant au groupe TBWA Worldwide. Elles sont, ainsi, de part la nature même de leur activité, en situation de concurrence directe avec la société Publicis Conseil dont l'objet social est également d'être une agence de publicité et qui est, par ailleurs, membre du groupe Publicis.

A la suite de l'embauche par ladite société Publicis Conseil de 6 collaborateurs de l'agence TBWA Paris (3 commerciaux et 3 créatifs) ainsi que de 3 agents de la société BDDP & Fils, ces deux dernières sociétés ainsi que la société TBWA France ont estimé être victimes d'agissements caractéristiques de concurrence déloyale et ont, par acte du 7 juin 2004, assigné l'intéressée devant le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil.

Par le jugement présentement déféré en date du 26 novembre 2004 et assorti de l'exécution provisoire, le tribunal saisi a, notamment:

- dit la société Publicis Conseil coupable d'actes de concurrence déloyale à l'encontre des demanderesses,

- condamné la défenderesse à verser à titre de dommages-intérêts la somme de 750 000 euro à la société TBWA Paris et celle de 800 000 euro à la société BDDP & Fils,

- condamné également l'intéressée aux dépens et au versement à chacune des intimées de la somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Régulièrement appelante, la société Publicis Conseil a par conclusions enregistrées le 6 mars 2006, prié la cour de :

- infirmer le jugement, et statuant à nouveau,

- déclarer la société TBWA France irrecevable en toutes ses demandes,

- débouter les sociétés TBWA Paris et BDDF & Fils de leurs prétentions indemnitaires,

- ordonner la restitution des sommes versées à ces dernières en exécution dudit jugement, outre les intérêts au taux légal à compter de la date du paiement et la capitalisation de ceux-ci,

- condamner chacune des intimées à lui payer la somme de 10 000 euro au titre des frais hors dépens,

- condamner les intimées aux dépens.

Par conclusions enregistrées le 7 mars 2006, les sociétés TBWA France, TBWA Paris et BDDP & Fils ont demandé à la cour de:

- déclarer la société Publicis Conseil mal fondée en son appel et la débouter de toutes ses demandes,

- confirmer le jugement en ce qu'il a dit cette dernière coupable d'actes de concurrence déloyale

- déclarer les sociétés intimées TBWA Paris et BBDP & Fils recevables en leur appel incident et, ajoutant au jugement entrepris, condamner l'appelante à payer à titre de dommages-intérêts:

à la société TBWA Paris la somme de 1 300 000 euro,

à la société BDDP & Fils la somme de 3 188 000 euro,

- condamner la société Publicis Conseil aux dépens ainsi qu'au versement au titre de l'article 700 de la somme de 15 000 euro en sus des sommes déjà allouées à ce titre en première instance.

Sur ce

Sur la demande formée par la société TBWA France et tendant à ce que le jugement soit confirmé en ce qu'il a dit la société Publicis Conseil coupable d'actes de concurrence déloyale à son endroit

Considérant qu'aux termes de l'article 31 "l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention ou pour défendre un intérêt déterminé";

Considérant, ainsi, qu'une société-mère ne peut se substituer à sa filiale pour intenter une action visant à la réparation d'un préjudice subi par cette seule filiale, la simple relation de contrôle de celle-ci par la société-mère ne conférant pas à cette dernière un intérêt à agir; que, par suite, la société TBWA France, laquelle est une société holding sans activité opérationnelle et qui n'invoque, au demeurant, aucun préjudice direct et spécifique, ne saurait, en son unique qualité d'actionnaire des sociétés TBWA Paris et BDDP & Fils, être regardée comme ayant un intérêt à agir au sens de l'article précité au titre d'actes de concurrence déloyale dont l'éventuelle existence ne peut être appréciée qu'au regard de chacune des deux autres sociétés intimées ; qu'il y a lieu, en conséquence, et par infirmation de ce chef du jugement déféré, de déclarer la société groupe TBWA France irrecevable en sa demande susvisée;

Sur les demandes indemnitaires présentées par les sociétés TBWA Paris et BDDP & Fils

Considérant qu'à l'appui de leurs demandes indemnitaires susvisées les sociétés intimées reprochent à la société Publicis Conseil "un plan concerté, programmé et orchestre exécuté au moyen d'offres de nature à briser toutes les résistances (promotion et surenchère financière anormalement élevée)" et se traduisant par les démissions quasi-simultanées de neuf de leurs salariés en moins de 6 mois ; que si les intéressés ajoutent que leur "savoir-faire et une partie de leur production" ont ainsi été transférés à l'appelante et que leur propre "force créative et commerciale en a été fortement amputée", déstabilisant de la sorte les "équipes restantes", il convient, tout d'abord, de rappeler que l'action en concurrence déloyale reposant non sur la présomption de responsabilité de l'article 1384 du Code civil mais sur une faute engageant la responsabilité civile délictuelle de son auteur au sens des articles 1382 et 1383 du même Code, suppose l'accomplissement d'actes positifs et caractérisés dont la preuve incombe à celui qui s'en prétend victime; que, par ailleurs, toute entreprise peut, par principe, profiter du savoir ainsi que du savoir-faire acquis dans une autre entreprise par les salariés qu'elle embauche; qu'il ne saurait davantage être reproché à ceux-ci d'exploiter les connaissances techniques ou commerciales acquises chez leur précédent employeur; que, plus généralement et sauf à méconnaître directement le principe de la liberté du commerce et de l'industrie, il appartient à tout opérateur de mettre en œuvre tous moyens destinés à assurer son développement et, pour ce faire, de procéder au recrutement de tout salarié utile à son entreprise, fût-ce au sein d'une structure concurrente; qu'ainsi la simultanéité des départs et la qualification du personnel recruté ne suffisent pas à imprimer, par elles-mêmes, un caractère déloyal à l'embauche réalisée par un concurrent, fût-ce à des conditions de rémunération particulièrement élevées, en l'absence de toute preuve de manœuvres caractérisées ainsi que de l'existence de faits concrets susceptibles de désorganiser le fonctionnement de l'entreprise d'origine des salariés et ce indépendamment, en tout état de cause, du préjudice concurrentiel normal et licite induit par l'exercice du principe de la liberté du travail et de l'embauche;

Considérant, en l'espèce, qu'il échet de souligner que seulement six salariés (3 "commerciaux" ainsi qu'un tandem de "créatifs" et leur assistant) ont quitté la société TBWA Paris pour rejoindre la société Publicis Conseil alors que l'intimée considérée employait elle-même 249 salariés dont 50 "créatifs" ; que, par ailleurs, ces départs se sont inscrits dans un processus d'ensemble de renouvellement des équipes engagé depuis 2002 et il n'est nullement démontré que la capacité créatrice ou commerciale de l'agence en eût souffert; qu'au contraire, les documents professionnels versés aux débats révèlent l'excellence du classement de celle-ci sur le marche des entreprises de publicité tant en 2004 qu'en 2005, soit postérieurement à l'intervention des départs litigieux ; qu'en outre et quelqu'ait été leur apport conceptuel, aucun desdits salariés n'avait de fonction de direction au sein de la société dont s'agit et il n'est justifié par les intimées d'aucune désorganisation effective de l'activité de celle-ci ou de confusion générée dans l'esprit de la clientèle concernée;

Considérant, enfin, que, s'agissant du départ de 3 salariés de la société BDDP & Fils, il sera relevé que MM. de Lestrade et Arnal, respectivement directeur artistique et concepteur-rédacteur, avaient pris leur décision de quitter l'agence dès octobre 2003 tandis que M. Altman, directeur de la rédaction, avait lui-même organisé avec sa hiérarchie les conditions de son départ et, lors de l'annonce de celui-ci, le 5 février 2004, il avait d'ores et déjà été pourvu à son remplacement, ce qui ne pouvait qu'exclure tout risque de désorganisation interne de la société en dépit des fonctions d'encadrement de l'intéressé;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les conditions sus-analysées du départ des 9 salariés en cause, dont il n'est de toute façon pas allégué qu'ils se soient eux-mêmes livrés à un quelconque démarchage de la clientèle de leur ancien employeur ou aient procédé à des actes de dénigrement de ce dernier, ne présentent aucun caractère déloyal ou fautif de nature à engager la responsabilité de la société Publicis Conseil qui a procédé à leur recrutement; qu'il y a lieu, par suite et par infirmation en toutes ses dispositions du jugement déféré, de débouter les sociétés TBWA Paris et BDDP & Fils de leurs prétentions indemnitaires et d'ordonner, en revanche, la restitution des sommes qui leur ont été versées en exécution de ladite décision, outre les intérêts au taux légal y afférents à compter de la notification valant mise en demeure du présent arrêt ainsi que la capitalisation de ceux-ci dans les conditions de l'article 1154 du Code civil;

Sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

Considérant que l'équité commande dans les circonstances de l'espèce de condamner chacune des sociétés intimées à payer à la société Publicis Conseil la somme de 1 000 euro au titre des frais hors dépens;

Par ces motifs, Reçoit les appels principal et incident jugés réguliers en la forme, Au fond, infirme le jugement en toutes ses dispositions, Et statuant à nouveau, Dit la société TBWA France irrecevable en ses prétentions, Déboute les sociétés TBWA Paris et BDDP & Fils de l'ensemble de leurs demandes, Ordonne la restitution par ces dernières des sommes qui leur ont été versées en exécution du jugement infirmé, outre les intérêts au taux légal y afférents à compter de la notification du présent arrêt, Ordonne la capitalisation des intérêts échus dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, Condamne les intimées aux dépens de l'instance d'appel avec, pour ces derniers, droit de recouvrement direct au profit de la SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, avoué Condamne également chacune des sociétés intimées à verser à la société Publicis Conseil la somme de 1 000 euro au titre des frais hors dépens.