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Décisions

CJCE, 2e ch., 19 avril 1988, n° 175-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Conseil des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Due

Juges :

MM. Bahlmann, O' Higgins

Avocat général :

M. Mancini

Avocats :

Me Entringer, Grossmann

CJCE n° 175-86

19 avril 1988

LA COUR,

1 Par requêtes déposées au greffe de la Cour les 16 juillet et 5 août 1986, M. M. (ci-après : "le requérant"), ancien fonctionnaire du Conseil des Communautés européennes, a introduit deux recours visant à l'annulation, sinon à la reformation, de la décision du secrétaire général du Conseil, prise le 13 juin 1986 à la suite d'une procédure disciplinaire, lui infligeant la sanction de révocation en application de l'article 86, paragraphe 2, sous F), du statut des fonctionnaires.

2 Il ressort du dossier que, dans deux déclarations, faites lors de son entrée en fonctions le 1er juillet 1982 et renouvelées dans les déclarations annuelles de 1983 et 1984, le requérant a certifié qu'il était marié, qu'il avait deux enfants à charge et que son conjoint ne recevait pas d'allocations familiales. C'est sur la base de ces déclarations que le Conseil lui a versé, jusqu'en juin 1985, les indemnités, les allocations familiales et les frais de voyage annuels. En fait, un jugement de divorce avait été prononcé le 14 novembre 1981 ; le 8 juillet 1982, son ex-épouse avait été désignée comme tutrice des deux enfants auxquels le requérant avait été condamne à verser une pension alimentaire, et les autorités néerlandaises avaient payé à l'ex épouse des allocations familiales pour les enfants jusqu'au 1er octobre 1982 et, de nouveau à partir du 1er juillet 1984, pour l'un des enfants.

3 Par ailleurs, le requérant a été condamné au paiement d'environ 1 350 000 BF de créances par cinq jugements rendus par défaut, dont l'administration du Conseil a été saisie pour l'exécution.

4 Le 28 octobre 1985, le secrétaire général du Conseil, en sa qualité d'autorité investie du pouvoir de nomination (ci-après : "AIPN"), a transmis au requérant une note exposant les faits qui lui étaient reprochés. Après avoir entendu l'intéressé, l'AIPN a saisi le Conseil de discipline conformément à l'article 87, alinéa 2, du statut des fonctionnaires.

5 Dans son avis du 16 mai 1986, le Conseil de discipline a considéré que les fausses déclarations du requérant constituaient un manquement à son devoir d'intégrité, dont la sanction appropriée serait la rétrogradation, afin de lui donner une possibilité de réhabilitation.

6 Par la décision litigieuse du 13 juin 1986, l'AIPN, après avoir à nouveau entendu le requérant, a considéré que la sanction proposée par le Conseil de discipline était sous-proportionnée à la gravité des faits reprochés au requérant et elle a donc décidé sa révocation.

7 Le requérant attaque cette décision en invoquant des vices procéduraux, une insuffisance de motivation et des erreurs manifestés. Le Conseil objecte que les recours sont non seulement mal fondés, mais également irrecevables, le premier en tant qu'il poursuit la reformation de la décision et le deuxième en ce qu'il n'a pas un objet distinct du premier.

8 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, de la réglementation communautaire, de la procédure devant la Cour et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la recevabilité

9 En ce qui concerne l'exception d'irrecevabilité dirigée contre le premier recours (175-86), il convient de rappeler que la Cour a déjà dit, entre autres, dans ses arrêts du 30 mai 1973 (de Greef/Commission, 46-72, Rec. p. 543) et du 29 janvier 1985 (F./Commission, 228-83, Rec. p. 275), que le choix de la sanction adéquate appartient à l'AIPN, la réalité des faits retenus à charge du fonctionnaire étant établie. Le recours 175-86 est donc à rejeter comme irrecevable pour autant que le requérant demande la reformation de la décision litigieuse.

10 Quant au deuxième recours (209-86), il y a lieu de relever qu'il se base essentiellement sur une note confidentielle du 4 juin 1986 de l'AIPN au président du Conseil de discipline, dans laquelle la décision d'aggraver la sanction était motivée dans d'autres termes que dans la décision litigieuse du 13 juin 1986. Après avoir pris connaissance de cette note, le requérant a estimé pouvoir en tirer argument pour étayer les moyens déjà soulevés dans son premier recours. Dans ces conditions, le deuxième recours qui a été dépose dans les délais doit être considéré comme étant recevable.

Sur le fond

A) Quant à la procédure disciplinaire

11 En premier lieu, le requérant soutient que le secrétaire général avait déjà pris position contre lui avant d'avoir saisi le Conseil de discipline. Cela apparaitrait de la note précitée du 28 octobre 1985 qui contient la phrase introductive suivante :

"J'ai été informé que, depuis votre entrée en fonctions le 1er juillet 1982, vous avez gravement et volontairement manqué aux obligations auxquelles vous êtes tenu en vertu du statut."

Le secrétaire général l'aurait donc privé du droit à un juge impartial et indépendant.

12 A cet égard, il convient de rappeler que, selon l'article 87 du statut, l'AIPN est tenue d'entendre le fonctionnaire avant d'engager la procédure disciplinaire. Cette règle présuppose que le fonctionnaire soit préalablement informé des faits qui lui sont reprochés. En outre, selon l'article 1er de l'annexe IX du statut, le Conseil de discipline est saisi par un rapport de l'AIPN indiquant clairement les faits reprochés et, s'il y a lieu, les circonstances dans lesquelles ils ont été commis. Dans ces communications, l'AIPN doit nécessairement se baser sur une appréciation provisoire du comportement du fonctionnaire et ne doit en aucun cas dissimuler le caractère grave et délibéré des actes découlant, le cas échéant, de cette appréciation. En l'espèce, dans sa note du 28 octobre 1985, le secrétaire général a bien souligné le caractère provisoire de l'appréciation par les mots "J'ai été informé que...". Il convient donc de rejeter ce premier grief du requérant.

13 En second lieu, le requérant fait grief au président du Conseil de discipline de l'avoir invite à présenter sa défense dans les quinze jours après réception du rapport de l'AIPN, alors que l'article 4, paragraphe 1, de l'annexe IX du statut lui accorde un délai de quinze jours au minimum.

14 Ce grief est manifestement mal fondé. Non seulement le président du Conseil de discipline a accordé à l'intéressé le délai prévu par la disposition précitée, mais ce dernier a, en fait, dispose d'un délai beaucoup plus long et le président dudit Conseil lui a rappelé à plusieurs reprises son droit de présenter une défense.

15 Ensuite, le requérant fait valoir la non-observation du délai prévu par l'article 7 de l'annexe IX selon lequel le Conseil de discipline émet son avis dans le délai d'un mois à compter du jour où il a été saisi.

16 A cet égard, il convient de rappeler qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour que les délais prévus à l'article 7 de l'annexe IX ne sont pas péremptoires, mais qu'ils constituent des règles de bonne administration dont la non-observation peut engager la responsabilité de l'institution pour le préjudice éventuellement causé aux intéressés (voir les arrêts du 4 février 1970, Van Eick/Commission, 13-69, Rec. p. 3, et du 29 janvier 1985, F/Commission, précité). Le dépassement du délai d'un mois n'affectant en rien la validité de la décision litigieuse, il convient de rejeter ce troisième grief et, partant, l'ensemble du moyen concernant la procédure.

B) Quant à la motivation

17 Le requérant reproche à l'AIPN d'avoir motivé de manière insuffisante l'aggravation de la sanction disciplinaire par rapport à celle proposée par le Conseil de discipline. Il fait également grief à l'AIPN d'avoir motivé cette aggravation dans sa note précitée du 4 juin 1986 au président du Conseil de discipline par une circonstance qui ne figure pas dans la décision litigieuse et qui n'a pas fait l'objet de la procédure disciplinaire, à savoir celle d'une "évasion par des voies procédurales".

18 A cet égard, il convient de relever que, dans la décision litigieuse, l'AIPN a motivé l'aggravation de la sanction par :

- les déclarations fausses qui démontreraient dans le chef du requérant une intention constante de méconnaitre les liens de loyauté et de confiance devant régir les relations entre fonctionnaires et service public et qui mettraient en évidence son absence d'intégrité ;

- les manquements du requérant à ses obligations privées assorties de condamnations en justice, ce qui démontrerait de sa part un mépris manifesté de l'autorité de la justice du pays d'affectation et porterait particulièrement atteinte à la dignité de ses fonctions ;

- le fait que, dans ces conditions, la réhabilitation évoquée par le Conseil de discipline revêtirait un caractère théorique ;

- l'absence de toute circonstance atténuante.

C'est d'ailleurs à ce dernier égard que l'AIPN, également dans la décision litigieuse, a souligné que le requérant, au lieu de s'expliquer sur le fond, s'est retranché derrière des affirmations concernant de nombreuses irrégularités de procédure prétendument commises par l'AIPN et par le Conseil de discipline.

19 Il convient de conclure que l'AIPN, dans la décision litigieuse, a motivé l'aggravation de la sanction disciplinaire de manière à permettre au requérant de connaitre les éléments essentiels qui ont guidé l'administration dans sa décision et à la Cour de contrôler la légalité de cette décision. Il convient d'ajouter que la note précitée du 4 juin 1986 n'a aucunement fait apparaitre des motifs supplémentaires ayant influencé la décision sans avoir été mentionnés dans la motivation de celle-ci. Il s'ensuit que le moyen dirigé contre la motivation doit être rejeté.

C) Quant à l'existence d'erreurs manifestés

20 Le requérant soutient que la décision litigieuse est viciée par des erreurs manifestes concernant aussi bien la mauvaise foi présumée que l'intention frauduleuse prétendue. Comme, selon le système procédural néerlandais, les décisions relatives au divorce et à la tutelle des enfants ne sont pas signifiées à personne ni à domicile, il n'aurait jamais pris connaissance des décisions en cause et son ex-épouse aurait reçu les allocations familiales néerlandaises à son insu. Par ailleurs, du fait qu'il a été condamné à participer aux frais d'alimentation des enfants et que l'un d'eux a résidé avec lui pendant une grande partie de la période en cause, il aurait eu droit quasiment aux mêmes indemnités et allocations que celles versées par le Conseil sur la base des déclarations objectivement inexactes, ce qui exclurait une intention frauduleuse.

21 Sans qu'il soit nécessaire pour la Cour de se prononcer sur la crédibilité des explications concernant le manque de connaissance des faits reprochés dans le chef du requérant, lui-même de formation juridique et assisté par un avocat devant les juridictions néerlandaises, il convient de souligner que le requérant, qui savait qu'une demande de divorce avait été introduite contre lui, avait le devoir de s'informer sur le stade de cette procédure avant de faire les déclarations en cause. Il savait que ces déclarations devaient constituer la base du versement des différentes indemnités et allocations et même si, en définitive, le préjudice financier causé au Conseil est relativement limite, il n'en reste pas moins qu'il s'agissait de fausses déclarations, contraires aux liens de loyauté et de confiance qui doivent régir les relations entre administration et fonctionnaires et inconciliables avec l'intégrité exigée de tout fonctionnaire.

22 En ce qui concerne les créances privées, le requérant fait valoir qu'il est du droit de tout débiteur de se laisser condamner par défaut et que le non-paiement de ces dettes constitue un fait de la vie privée qui ne saurait à lui seul justifier une action disciplinaire. Le requérant trouve une confirmation de cette thèse dans le fait qu'une proposition antérieure de son supérieur hiérarchique de lui infliger une sanction disciplinaire en raison de dettes non payées n'a pas eu de suite auprès de l'AIPN.

23 S'il est vrai que les faits de la vie privée ne peuvent pas, en règle générale, justifier des sanctions disciplinaires, il convient cependant d'admettre que la non-exécution volontaire de plusieurs décisions judiciaires totalisant une somme très importante constitue un fait susceptible de porter atteinte à la dignité des fonctions du fonctionnaire. En l'espèce, ce comportement pouvait donc être considéré comme des circonstances aggravantes.

24 Il découle de ces considérations que les arguments du requérant n'ont pas fait apparaitre d'erreurs manifestes de la part de l'AIPN et que, partant, ce dernier moyen doit également être rejeté.

25 Il résulte de ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son ensemble.

Sur les dépens

26 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Toutefois, aux termes de l'article 70, les frais exposés par les institutions dans les recours des agents des communautés restent à la charge de celles-ci.

Par ces motifs,

LA COUR (deuxième chambre),

Déclare et arrête :

1) le recours est rejeté.

2) chacune des parties supportera ses propres dépens, y compris ceux relatifs à la procédure en référé.