Livv
Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 21 juin 2006, n° 06-04629

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

TPS (SNC)

Défendeur :

Free (SA), TF1 (Sté), Métropole Télévision (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

MM. Roche, Byk

Avoués :

Me Olivier, SCP Monin-d'Auriac de Brons, SCP Roblin-Chaix de Lavarene

Avocats :

Mes Henry, Adalbert (SCP Vogel), Gunther, Coursin, Sprung, Guidoux, SCP Deprez Dian Guignot

T. com. Paris, du 6 janv. 2006

6 janvier 2006

Reprochant à la société Free de ne pas lui fournir ses conditions générales de vente et d'avoir refusé de distribuer à ses abonnés son offre de "bouquet de chaînes" alors qu'elle avait accepté de diffuser celle de sa concurrente Canal Plus, la société TPS a, par acte du 20 octobre 2005, assigné à bref délai la société Free devant le Tribunal de commerce de Paris afin de la voir condamner pour refus de communication des conditions tarifaires et pratique discriminatoire. Par acte du 21 novembre 2005, cette dernière société ayant, suivant une procédure identique, assigné devant la même juridiction TF1 et M6 (Métropole Télévision), actionnaires de TPS, à qui elle reproche un accord d'exclusivité avec TPS lui interdisant de reprendre ces chaînes dans son offre télévisuelle de base, la juridiction consulaire a, par jugement du 6 janvier 2006, prononcé la jonction des deux procédures et fait droit à la demande de sursis à statuer de la société Free, le Conseil de la concurrence étant saisi des pratiques reprochées par Free aux sociétés susvisées.

Par déclaration du 9 mars 2006, TPS a fait appel de cette décision et, ayant obtenu le droit d'assigner à jour fixe devant la cour, conclut le 5 mai 2006 à l'infirmation du jugement entrepris s'agissant du sursis opposé à ses demandes, à l'évocation par la cour à qui il est demandé de dire que le refus de Free de communiquer ses conditions tarifaires est contraire à l'article 441-6 du Code de commerce, d'ordonner la communication des dites conditions sous astreinte de 10 000 euro par jour de retard à compter de la signification du présent arrêt, de dire que le refus de Free de transporter et distribuer son " bouquet de chaînes " constitue une pratique discriminatoire et un abus de droit, ce transport et cette distribution devant être ordonnés sous astreinte de 10 000 euro par jour de retard à compter de la signification du jugement, la société Free devant en outre être condamnée à lui verser 11 858 100 euro, subsidiairement, 6 403 200 euro et, en tout état de cause, 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les sociétés TF1 et M6 concluent le 16 mai 2006 à l'infirmation du jugement entrepris concernant le sursis à statuer sur les demandes de la société TPS et à sa confirmation en ce qu'il a prononcé le sursis à statuer s'agissant des demandes de Free à leur encontre.

La société Free réplique le 16 mai 2006 en réclamant, à titre principal, la confirmation du jugement querellé, à titre subsidiaire, le prononcé du sursis à statuer dans l'attente de la décision du ministre relative à la fusion Vivendi Universal avec CanalSat et TPS, à titre très subsidiaire, dire qu'il n'y a pas lieu à évocation et, plus subsidiairement, constater que les demandes de TPS ne sont pas fondées en droit. Enfin, à titre infiniment subsidiaire, il est demandé de désigner un médiateur et d'ordonner que l'éventuel transport du bouquet de TPS ne devienne effectif qu'une fois obtenue la garantie que ce bouquet sera maintenu en tant qu'offre commerciale distincte postérieurement à la fusion ci-dessus évoquée. En tout état de cause, 15 000 euro sont sollicités de l'appelante au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce,

Sur les demandes de sursis à statuer,

Considérant que la société Free sollicite la confirmation du jugement querellé, qui a ordonné le sursis à statuer dans l'attente de la décision du Conseil de la concurrence l'opposant à TF1 et M6, en faisant valoir que les pratiques dénoncées, à savoir le refus des chaînes en cause d'autoriser leur diffusion à l'unité dans le cadre de l'offre télévisuelle de base de Free, serait directement en relation avec le fait que ces chaînes figurent à titre exclusif dans le "bouquet de chaînes" payant de TPS alors que cette exclusivité serait légalement contestable;

Considérant que Free ajoute que le Conseil de la concurrence devrait statuer dans un bref délai et que le sursis à statuer ne préjudicierait donc pas, en tout état de cause, aux intérêts de l'appelante;

Considérant que pour s'opposer à ces arguments, s'agissant du sursis à statuer de ses demandes, TPS, soutenue par TF1 et M6, réplique que celui-ci n'est pas justifié, les procédures pendantes tant devant le Conseil que devant la cour étant distinctes par leur objet et que la solution de la première n'est pas utile aux débats de la seconde, que ce sursis, purement dilatoire (aucune décision du Conseil n'étant attendue rapidement) lui sera préjudiciable;

Considérant que Free, qui a pris l'initiative d'attraire en la cause les sociétés TF1 et M6 sans toutefois rien leur réclamer dans ses conclusions, ne saurait arguer d'un lien suffisant entre la présente instance et celle dont est saisi le Conseil de la concurrence pour obtenir le sursis à statuer sur les demandes présentées par TPS, le fait que cette société soit une filiale de TF1 et M6 étant en soi insuffisant, à défaut d'identité d'objet ou de tout autre élément, non rapporté en l'espèce, pour dire que la solution du présent litige est susceptible d'être influencée par la décision que rendra le Conseil de la concurrence;

Considérant qu'à défaut Free soutient que la demande de sursis est justifiée par la décision ministérielle attendue s'agissant de la fusion de TPS et Canal Plus, qu'une telle fusion fera, en effet, perdre tout intérêt aux demandes de TPS alors qu'elle créerait un préjudice à la société Free, qui ne pourrait plus garantir à ses abonnés la fourniture du " bouquet TPS " s'il lui était ordonné de transporter et distribuer celui-ci;

Considérant que TPS estime, au contraire, que le rachat de TPS par Vivendi Universal serait sans incidence sur le présent litige dès lors qu'il n'est pas certain que l'opération de concentration soit autorisée par les autorités compétentes;

Considérant que la décision de concentration, c'est-à-dire son interdiction, son autorisation ou les conditions et limites qui pourraient lui être fixées, relève d'une autorité qui n'a ni pris ni annoncé sa décision, qu'en l'état la société TPS offre sur le marché des produits et services concurrentiels d'autres sociétés et notamment de Canal Plus, que TPS, soutenue par ses actionnaires, est donc en droit, quels que soient les mobiles de son action, d'agir pour la défense de ses intérêts et d'obtenir réparation du préjudice qui lui aurait, le cas échéant, été causé par la société Free, qui, en tout état de cause, est un tiers aux sociétés dont la fusion est annoncée;

Considérant, en conséquence, que les arguments de Free ne sauraient pas plus sur ce point être retenus par la cour, qu'il convient donc de rejeter la demande de sursis à statuer de Free et d'infirmer de ce chef le jugement dont appel;

Considérant que tant TF1 que M6 réclament la confirmation du jugement entrepris s'agissant des demandes de Free à leur encontre;

Mais constatant, ainsi qu'il a déjà été relevé, que Free ne fait aucune demande à l'égard de ces sociétés, que la confirmation du sursis sur ce chef est donc sans objet;

Sur la demande d'évocation

Considérant que pour soutenir sa demande l'appelante estime que tant la nature du litige, relatif à un secteur économique à croissance rapide, que l'intérêt d'une bonne administration de la justice justifient que la cour exerce en l'espèce sa faculté d'évocation;

Considérant que Free s'oppose à cette demande sans pour autant développer dans ses conclusions d'arguments;

Considérant que la circonstance que l'appelante se plaint de pratiques illicites et discriminatoires de la société Free alors qu'il n'est pas contesté par celle-ci, qui a elle-même assigné à jour fixe TF1 et M6, que le domaine d'activités en cause est soumis à une forte concurrence et à des évolutions économiques rapides, amène à considérer qu'il est de bonne justice de donner une solution définitive à la présente affaire;

Considérant qu'il y a donc lieu d'exercer en l'espèce la faculté d'évocation qui est offerte à la cour par l'article 568 du nouveau Code de procédure civile;

Au fond

Sur la violation alléguée de l'article L. 441-6 du Code de commerce

Considérant que TPS estime tout d'abord qu'en ne répondant pas à sa demande de remise des conditions générales et tarifs de vente, la société Free n'aurait pas respecté les dispositions de l'article L. 441-6 du Code de commerce et devrait donc recevoir injonction d'effectuer cette communication, sous astreinte de 10 000 euro par jour de retard à compter de la signification du présent arrêt;

Considérant, au contraire, que la société Free estime que l'établissement d'un barème de prix n'est pas obligatoire lorsque le produit ou service ne se prête pas à son élaboration;

Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 441-6 du Code de commerce que "Tout producteur, prestataire de services, grossiste ou importateur est tenu de communiquer à tout acheteur de produit ou demandeur de prestation de services pour une activité professionnelle qui en fait la demande son barème de prix et les conditions de vente. Celles-ci comprennent les conditions de règlement et, le cas échéant, les rabais et ristournes";

Considérant que pour prétendre que la société Free n'avait pas respecté ces dispositions légales à son égard, la société TPS invoque le fait qu'à raison de son caractère général cette obligation légale s'imposerait à tout prestataire de services;

Considérant, néanmoins, qu'il résulte de la rédaction même de l'article L. 441-6 du Code de commerce que l'obligation de communication ne s'applique que pour autant qu'existent un barème de prix et des conditions de vente, que si le prestataire de services ne saurait échapper à l'obligation légale de communiquer en invoquant simplement l'absence d'établissement de ces documents et sans démontrer d'incompatibilité entre cette tâche et les services proposés, il convient, pour répondre à cette question sur l'incompatibilité invoquée par la société Free, de l'examiner au regard des faits de l'espèce et des arguments et pièces soumis au débat;

Considérant que la nature du service en cause concerne le transport et la distribution de " bouquet de chaînes ", que si plusieurs prestataires sont susceptibles de proposer un tel service, seuls deux acheteurs potentiels existent, en l'état du marché français, Canal Plus et TPS;

Considérant que les différents courriers par lesquels cette dernière société a réclamé à la société Free de lui fournir les documents litigieux précisaient qu'en raison de son souci particulier "de la qualité de la diffusion du bouquet TPS (elle) souhaitait que tout prestataire de service qui se propose de transporter son bouquet réponde à un cahier de charges technique minimal" et ajoutait qu' "outre les questions techniques, elle (souhaitait) garder... la maîtrise de sa politique commerciale, marketing et éditoriale quant à la composition de ses bouquets, à la fixation de ses prix de vente au public ainsi qu'à la gestion de la relation client " (courrier du 24 novembre 2004) ;

Considérant que la précision de ces contraintes posées par l'acheteur potentiel justifie que l'activité du prestataire de services soit considérée comme incompatible avec l'établissement a priori d'un barème et de conditions générales, cette activité ne pouvant s'exercer qu'au cas par cas en fonction du cahier des charges établi par l'acheteur;

Considérant, au demeurant, que TPS, par ses demandes ("nous sommes à votre disposition pour discuter de ces conditions générales - celles que TPS a joint à son cahier de charges techniques - et de ce cahier des charges") reconnaissait la spécificité de l'activité exercée par Free;

Qu'elle ne sollicite pas en fait les conditions générales et le barème de la société Free en tant que tels mais "aux seules fins d'étudier, qu'elles devraient, en tout état de cause, être au moins équivalentes à celles que vous avez proposé au groupe Canal +..." (Courrier du 24 novembre 2004);

Considérant que, dans son courrier postérieur du 27 juin 2005, la société TPS dévoile plus clairement l'objet exact de sa demande puisqu'elle écrit en conclusion : "nous souhaitons donc obtenir communication des conditions, en particulier tarifaires, que vous octroyez à notre concurrent direct commercialisant un bouquet de chaînes, la plate-forme CanalSat";

Considérant qu'au vu des constatations la société Free n'ayant pas manqué aux obligations de l'article L. 441-6 du Code de commerce, il ne saurait lui être enjoint de communiquer sous astreinte les documents sollicités;

Sur la violation alléguée de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce

Considérant que la société TPS avance que le comportement de Free à son encontre constitue un refus de vente discriminatoire qui engage sa responsabilité;

Considérant que la société Free conteste tant l'application à l'espèce de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce que la réalité du comportement incriminé;

Considérant qu'il résulte des dispositions précitées du Code de commerce qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : 1° de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence" ;

Considérant que les comportements incriminés doivent viser un partenaire économique, que pour contester à TPS cette qualité, la société Free estime qu'elle suppose l'existence de relations commerciales avec l'auteur des pratiques litigieuses ;

Considérant que TPS s'oppose à cette interprétation;

Mais considérant que le partenaire économique, seul mentionné comme victime des actes de discrimination, ne peut s'entendre que d'une personne qui était en relation d'affaires avec l'auteur des faits allégués, que tel n'est pas le cas en l'espèce, TPS, qui ne démontre pas avoir déjà eu directement ou indirectement des relations avec la société Free portant sur les prestations considérées, ne pouvant tirer cette qualité de partenaire économique du seul fait qu'elle déclare avoir souhaité contracter avec Free, aucune véritable négociation n'ayant, au demeurant, été engagée puisque la société TPS reproche précisément à la société Free son refus de vente;

Considérant que, sans qu'il soit nécessaire d'examiner sous ce fondement le comportement reproché à Free, il convient en conséquence de rejeter la demande de ce chef, l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce n'étant pas applicable à l'espèce;

Sur l'abus de droit allégué

Considérant qu'à défaut TPS soutient qu'un tel comportement constituerait un abus de droit engageant la responsabilité de Free sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, notamment en raison du fait que la société Free serait un opérateur nécessaire à son développement;

Considérant que Free estime qu'aucune obligation de transporter un bouquet satellitaire ne peut lui être légitimement opposée, qu'en l'espèce son comportement à l'égard de TPS n'est nullement fautif mais est lié aux exigences techniques imposées par TPS, les dites exigences rendant économiquement moins attractives un éventuel partenariat avec cette société;

Considérant que le refus de vente, à le supposer réalisé en l'espèce, ne revêt pas en soi un caractère fautif;

Considérant que pour prouver que le comportement de Free à son égard a bien été tel, TPS considère, d'une part, que Free a abusé du fait qu'il était un transporteur "obligé" de bouquets satellitaires, empêchant ainsi TPS de se développer et, d'autre part, que Free a agi de façon discriminatoire puisque cette société avait déjà accepté de transporter et distribuer son concurrent, CanalSat;

Mais considérant, sur le premier point, que TPS n'établit nullement que Free détiendrait une position dominante sur le marché ou détiendrait une infrastructure nécessaire et indispensable à l'activité de TPS, qu'il existe, en effet, sur le marché d'autres prestataires pour ce type de services, étant d'ailleurs relevé en l'espèce que TPS a contracté avec certains d'entre eux, que ce moyen devra donc être rejeté;

Considérant, sur le second point, qu'il ne saurait non plus être établi que Free, en ayant préalablement contracté avec CanalSat, concurrent de TPS, aurait ainsi eu un comportement fautif à l'encontre de TPS, les exigences techniques et commerciales ci-dessus rappelées de TPS, qui auraient conduit Free à revoir radicalement sa technique de diffusion, justifiant l'attitude de cette société à qui il ne peut donc être reproché d'avoir agi de façon discriminatoire;

Considérant que Free ne pouvant se voir reprocher ni violation de l'article L. 442-6-I 1° du Code de commerce, ni violation de l'article 1382 du Code civil, doit être rejetée la demande de la société TPS tendant à voir ordonner sous astreinte à la société Free de transporter et distribuer son "bouquet de chaînes" ainsi que sa demande de réparation, tant principale que subsidiaire, du préjudice allégué;

Considérant que l'équité commande de condamner la seule société TPS à payer à la société Free la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Rejette la demande de sursis à statuer de la société Free concernant les demandes portées à son encontre par la société TPS et infirme de ce chef le jugement querellé, Dit sans objet la demande de sursis à statuer des sociétés TF1 et M6, Evoque l'affaire, Déboute la société TPS de l'ensemble de ses demandes, Condamne la société TPS à payer 5 000 euro à la société Free sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, La condamne aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de la SCP Monin d'Auriac de Brons, et la SCP Roblin Chaix de Lavarene, avoués.