CJCE, 6e ch., 7 mars 1996, n° C-360/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Parlement européen
Défendeur :
Conseil de l'Union européenne, Commission des Communautés européennes, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Kakouris
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Kapteyn, Murray
Avocat général :
M. Tesauro
LA COUR (sixième chambre),
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 20 juillet 1993, le Parlement européen a, en vertu de l'article 173, premier alinéa, du traité CEE, demandé l'annulation des décisions 93-323-CEE du Conseil, du 10 mai 1993, relative à la conclusion de l'accord sous forme de mémorandum d'entente entre la Communauté économique européenne et les États-Unis d'Amérique concernant la passation de marchés publics (JO L 125, p. 1, ci-après la "décision 93-323"), et 93-324-CEE du Conseil, du 10 mai 1993, relative à l'extension du bénéfice des dispositions de la directive 90-531-CEE aux États-Unis d'Amérique (JO L 125, p. 54, ci-après la "décision 93-324").
2 La directive 90-531-CEE du Conseil, du 17 septembre 1990, relative aux procédures de passation des marchés dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications (JO L 297, p. 1, ci-après la "directive 90-531"), a été adoptée sur le fondement des articles 57, paragraphe 2, dernière phrase, 66, 100 A et 113 du traité CEE.
3 L'article 29 de cette directive est libellé comme suit:
"1. Le présent article s'applique aux offres contenant des produits originaires des pays tiers avec lesquels la Communauté n'a pas conclu, dans un cadre multilatéral ou bilatéral, un accord assurant un accès comparable et effectif des entreprises de la Communauté aux marchés de ces pays tiers. Il est sans préjudice des obligations de la Communauté ou de ses États membres à l'égard des pays tiers.
2. Toute offre présentée pour l'attribution d'un marché de fournitures peut être rejetée lorsque la part des produits originaires des pays tiers, déterminés conformément au règlement (CEE) n 802-68 du Conseil, du 27 juin 1968, relatif à la définition commune de la notion d'origine des marchandises, modifié en dernier lieu par le règlement (CEE) n° 3860-87, excède 50 % de la valeur totale des produits composant cette offre. Aux fins du présent article, les logiciels utilisés dans les équipements de réseaux de télécommunications sont considérés comme des produits.
3. Sous réserve du paragraphe 4, lorsque deux ou plusieurs offres sont équivalentes au regard des critères d'attribution définis à l'article 27, une préférence est accordée à celle des offres qui ne peut être rejetée en application du paragraphe 2. Le montant de ces offres est considéré comme équivalent, aux fins du présent article, si leur écart de prix n'excède pas 3 %.
4. Toutefois, une offre ne sera pas préférée à une autre en vertu du paragraphe 3 lorsque son acceptation obligerait l'entité adjudicatrice à acquérir un matériel présentant des caractéristiques techniques différentes de celles du matériel déjà existant, entraînant une incompatibilité ou des difficultés techniques d'utilisation ou d'entretien ou des coûts disproportionnés.
5. Aux fins du présent article, pour la détermination de la part des produits originaires des pays tiers prévue au paragraphe 2, ne sont pas pris en compte les pays tiers auxquels le bénéfice des dispositions de la présente directive a été étendu par une décision du Conseil conformément au paragraphe 1.
6. La Commission fera un rapport annuel au Conseil, pour la première fois au cours du deuxième semestre 1991, sur les progrès réalisés dans les négociations multilatérales ou bilatérales concernant l'accès des entreprises de la Communauté aux marchés des pays tiers dans les domaines couverts par la présente directive, sur tout résultat que ces négociations ont permis d'atteindre, ainsi que sur l'application effective de tous les accords qui ont été conclus.
Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, peut, à la lumière de ces développements, modifier les dispositions du présent article."
4 Le 10 mai 1993, le Conseil a adopté les décisions 93-323 et 93-324 sur la base de l'article 113 du traité.
5 Par la décision 93-323, le Conseil a approuvé au nom de la Communauté l'accord sous forme de mémorandum d'entente entre la Communauté économique européenne et les États-Unis d'Amérique concernant la passation de marchés publics (ci-après l'"accord").
6 En vertu de son article 1er, l'accord s'applique aux marchés de fournitures, de travaux et d'autres services passés par les entités adjudicatrices désignées, pour ce qui concerne la Communauté, dans l'annexe 1 et aux marchés concernant des fournitures et des travaux dont les entités adjudicatrices figurent, pour la Communauté, à l'annexe 3 de l'accord.
7 L'article 2, paragraphe 1, de l'accord dispose que la Communauté, pour la passation de marchés d'un montant supérieur à certains seuils par des entités figurant à l'annexe 1, applique aux fournisseurs, soumissionnaires et prestataires de services des États-Unis et aux biens et services originaires des États-Unis les procédures prévues aux directives du Conseil 77-62-CEE, du 21 décembre 1976, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (JO 1977, L 13, p. 1), 92-50-CEE, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1), et 71-305-CEE, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5).
8 S'agissant des fournitures et des travaux relatifs au secteur de la production, des transports et de la distribution de l'énergie électrique, l'article 3, paragraphe 1, de l'accord fait obligation à la Communauté, dans le premier membre de la phrase, d'étendre aux produits, fournisseurs et soumissionnaires des États-Unis le bénéfice de la directive 90-531 lors de l'adjudication par les entités visées à l'annexe 3 de l'accord et, dans le dernier membre de la phrase, de les faire bénéficier des dispositions de la directive 92-13-CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications (JO L 76, p. 14).
9 En application de ces engagements, l'article 1er de la décision 93-324 étend le bénéfice des dispositions de la directive 90-531 aux offres comprenant des produits originaires des États-Unis, présentées pour la passation d'un marché public de fournitures par les entités adjudicatrices visées à l'annexe 3 de l'accord.
10 Le Parlement fonde son recours sur la violation du traité et de ses formes substantielles, du fait que les décisions 93-323 et 93-324 sont basées uniquement sur l'article 113 du traité, en méconnaissance des articles propres aux domaines envisagés. En ce qui concerne plus particulièrement la décision 93-324, elle modifierait dans ses effets la directive 90-531, qui avait été adoptée en coopération avec le Parlement sur le fondement des articles 57, 66, 100 A, ainsi que de l'article 113 qui, à présent, est le seul utilisé en tant que base juridique de cette décision.
11 Le Conseil estime que l'article 113 du traité constitue la base juridique appropriée pour l'adoption des décisions 93-323 et 93-324 dès lors que les engagements contenus dans l'article 2, paragraphe 1, et dans l'article 3, paragraphe 1, dernier membre de la phrase, de l'accord sont accessoires par rapport à l'engagement contenu dans le premier membre de la phrase, qui n'a pour objet que de régler les échanges extérieurs de la Communauté au sens de l'article 113.
12 Quant à la question de savoir si les décisions 93-323 et 93-324 constituent une modification de la directive 90-531, comme le prétend le Parlement, ou une extension de son bénéfice à un pays tiers à laquelle se réfère l'article 29, paragraphe 5, de cette directive, elle n'a pas, selon le Conseil, d'incidence sur la validité de ces décisions.
13 En effet, dès lors que leur objet principal serait seulement d'écarter la préférence communautaire visée à l'article 29, paragraphe 3, à l'égard de certaines offres comprenant des biens en provenance des États-Unis, la procédure d'adoption de ces décisions devrait être la même, qu'elles soient analysées comme une modification de l'article 29 de la directive ou comme une extension du bénéfice de la directive.
14 Le Conseil observe que la base juridique serait, dans le premier cas, l'article 29, paragraphe 6, de la directive, et, dans le second cas, l'article 113 du traité. Dans les deux cas, il serait tenu de statuer à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, sans qu'aucune intervention parlementaire soit prévue.
15 Dans de telles circonstances, une éventuelle illégalité du choix opéré par lui entre ces deux bases juridiques ne serait qu'un vice purement formel qui ne saurait entraîner la nullité des décisions. Le Conseil se réfère à cet égard à l'arrêt du 27 septembre 1988, Commission/Conseil (165-87, Rec. p. 5545, point 19).
16 La Commission, en soutenant les conclusions du Conseil, rappelle qu'elle avait proposé l'article 113 comme base juridique de la décision 93-323, estimant que, pour les raisons qu'elle développe dans son mémoire en intervention, la politique commerciale prévue à cette disposition englobe à la fois les échanges de marchandises et de services.
Sur la recevabilité
17 Il convient, à titre liminaire, de rappeler que, selon une jurisprudence constante (voir, notamment, arrêt du 28 juin 1994, Parlement/Conseil, C-187-93, Rec. p. I-2857, point 14), le Parlement est admis à saisir la Cour d'un recours en annulation contre un acte du Conseil ou de la Commission, à la condition que ce recours ne tende qu'à la sauvegarde de ses prérogatives et qu'il ne se fonde que sur des moyens tirés de la violation de celles-ci.
18 Dans le cas d'espèce, le Parlement fait valoir que les décisions 93-323 et 93-324 auraient dû être adoptées, sur la base non seulement de l'article 113, mais également des articles 57, paragraphe 2, 66 et 100 A du traité, qui, avant l'entrée en vigueur du traité sur l'Union européenne, prescrivaient, à la différence de l'article 113, la procédure de coopération avec lui. En adoptant les décisions sur la seule base de l'article 113, cette prérogative aurait été violée par le Conseil.
19 Il y a donc lieu de constater que le recours du Parlement est recevable.
20 Le Parlement demande, en application de l'article 37, troisième alinéa, du statut de la Cour, que la demande en intervention de la Commission, qui a été admise par ordonnance du président de la Cour du 8 novembre 1993, soit déclarée irrecevable dans la mesure où elle soutient une interprétation de l'article 113 du traité qui est radicalement opposée à celle du Conseil.
21 Cette exception d'irrecevabilité doit être rejetée.
22 En effet, même s'il est vrai que les arguments invoqués par la Commission en faveur du choix de l'article 113 du traité comme base juridique de la décision 93-323 ont une portée qui diffère considérablement de ceux avancés par le Conseil à cet égard, il n'en reste pas moins que les conclusions de la requête en intervention respectent les termes de l'article 37, troisième alinéa, du statut en tant qu'elles n'ont pas d'autre objet que le soutien des conclusions du Conseil.
Sur le fond
23 Il est de jurisprudence constante que, dans le cadre du système de compétences de la Communauté, le choix de la base juridique d'un acte doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel. Parmi de tels éléments figurent, notamment, le but et le contenu de l'acte (voir, notamment, arrêt Parlement/Conseil, précité, point 17).
24 S'agissant du but poursuivi, il résulte d'abord du préambule de l'accord approuvé par la décision 93-323 qu'il entend, conformément aux engagements déjà pris par les parties dans le cadre de l'accord multilatéral du GATT sur les marchés publics et afin de faciliter la réalisation d'un nouvel accord multilatéral en la matière, accepter, au niveau bilatéral et sur un plan de réciprocité, certaines obligations destinées à ouvrir leurs marchés publics.
25 A cette fin, l'accord prévoit une ouverture des marchés publics des deux parties contractantes qui ne se limite plus aux seuls achats de produits et à d'éventuels services accessoires à leur fourniture, comme le prévoyait l'accord multilatéral du GATT relatif aux marchés publics, approuvé par la décision 80-271-CEE du Conseil, du 10 décembre 1979, concernant la conclusion des accords multilatéraux résultant des négociations commerciales de 1973-1979 (JO 1980, 271, p. 1), sur la base de l'article 113 du traité.
26 Au contraire, selon l'article 1er, paragraphe 1, de l'accord, celui-ci s'applique aux contrats portant sur des marchandises, travaux et autres services conclus par les entités visées aux annexes 1 et 2 et à ceux portant sur des marchandises et des travaux lorsqu'ils sont conclus par les entités figurant dans les annexes 3 et 4 de l'accord. Aux termes de l'article 1er, paragraphe 2, deuxième alinéa, de l'accord, l'expression "autres services" se réfère aux contrats dont l'objet principal est constitué par la prestation d'un ou de plusieurs services visés aux annexes 5 et 6 de celui-ci, parmi lesquels figurent, notamment, des services d'entretien et de réparation, de transport, d'informatique, de publicité et de comptabilité.
27 Il s'ensuit que l'accord concerne également, à titre autonome, la prestation de services.
28 S'agissant de la décision 93-324, elle a pour but, selon ses deuxième et troisième considérants, d'étendre le bénéfice des dispositions de la directive 90-531 aux marchés publics couverts par l'accord.
29 Il y a lieu de rappeler ensuite que, selon la jurisprudence de la Cour, en l'état actuel du droit communautaire, seuls les services qui font l'objet d'une fourniture transfrontalière entrent dans le champ d'application de l'article 113 du traité (avis 1-94, du 15 novembre 1994, Rec. p. I-5267, point 53).
30 Étant donné que les modalités de prestations des services visées tant par la décision 93-323, par laquelle l'accord a été approuvé, que par la décision 93-324, par laquelle le bénéfice des dispositions de la directive 90-531 a été étendu aux marchés publics couverts par l'accord, ne peuvent pas être ramenées à la seule hypothèse d'une fourniture transfrontalière qui n'implique aucun déplacement de personnes, mais concernent aussi bien une fourniture, grâce à une présence commerciale ou une présence de personnes physiques sur le territoire de l'autre partie contractante, il y a donc lieu de conclure que les décisions 93-323 et 93-324 n'auraient pas dû être fondées sur la seule base de l'article 113 du traité.
31 Il s'ensuit que les décisions 93-323 et 93-324 doivent être annulées.
Sur la limitation des effets de l'annulation
32 Le Conseil a demandé à la Cour de limiter les effets d'une éventuelle annulation des décisions, demande à laquelle le Parlement ne s'est pas opposé.
33 A cet égard, il convient de relever que l'annulation pure et simple des décisions 93-323 et 93-324 serait de nature à porter préjudice à l'exercice des droits résultant de celles-ci.
34 Il y a lieu également de prendre en considération le fait que l'accord a expiré le 30 mai 1995.
35 Dans ces circonstances, d'importants motifs de sécurité juridique, comparables à ceux qui interviennent en cas d'annulation de certains règlements, justifient que la Cour exerce le pouvoir que lui confère l'article 174, paragraphe 2, du traité CEE, en cas d'annulation d'un règlement, et qu'elle indique les effets des décisions qui doivent être maintenus.
36 Dans les circonstances particulières de l'espèce, il y a lieu de maintenir l'ensemble des effets des décisions annulées.
Sur les dépens
37 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, le Conseil ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens. En application du paragraphe 4, premier alinéa, de ce même article, la Commission et le Gouvernement du Royaume-Uni, qui sont intervenus au litige, supporteront leurs propres dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
déclare et arrête:
1) Les décisions 93-323-CEE du Conseil, du 10 mai 1993, relative à la conclusion de l'accord sous forme de mémorandum d'entente entre la Communauté économique européenne et les États-Unis d'Amérique concernant la passation de marchés publics, et 93-324-CEE du Conseil, du 10 mai 1993, relative à l'extension du bénéfice des dispositions de la directive 90-531-CEE aux États-Unis d'Amérique, sont annulées.
2) Les effets des décisions annulées sont maintenus en vigueur.
3) Le Conseil est condamné aux dépens.
4) La Commission ainsi que le Gouvernement du Royaume-Uni supporteront leurs propres dépens.