CJCE, 4 octobre 1979, n° 64-76
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Dumortier frères (SA), Maiseries du Nord (SA), Moulins & Huileries de Pont-à-Mousson (SA), Maiseries de Beauce (SARL), Costimex (SA), La Providence Agricole de la Champagne (SCA), Maiseries Alsaciennes (SA)
Défendeur :
Conseil des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Lesourd, Jaudel
1. Les requérantes dans ces affaires demandent que la Communauté économique européenne, représentée par le Conseil, soit condamnée, en vertu de l'article 15, alinéa 2, du traité CEE, à les indemniser du préjudice qu'elles allèguent avoir subi du fait de la suppression des restitutions à la production de gruaux et semoules ('gritz') de maïs destinés à la brasserie, résultant du règlement du Conseil n° 665-75 du 4 mars 1975 modifiant le règlement n° 120-67 portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO n° L 72 du 20.3.1975, p. 14).
2. Les affaires ont été jointes aux fins de la procédure et il y a lieu de maintenir la jonction aux fins de l'arrêt.
3. Dans son arrêt du 19 octobre 1977 rendu, sur demande préjudicielle de deux tribunaux administratifs français, dans les affaires jointes 124-76 et 20-77, SA Moulins et Huileries de Pont-à-Mousson et Société coopérative providence agricole de la Champagne contre Office national interprofessionnel des céréales (Recueil 1977, p. 1795), la Cour a dit pour droit que les dispositions litigieuses des règlements du Conseil étaient incompatibles avec le principe d'égalité dans la mesure où elles comportaient une différence de traitement, en ce qui concernait les restitutions à la production, entre les gruaux et les semoules de mais destinés à la brasserie et l'amidon de maïs. La Cour a dit, en outre, qu'il appartenait aux institutions compétentes en matière de politique agricole commune de prendre les mesures nécessaires pour remédier à cette incompatibilité.
4. A la suite de cet arrêt, les restitutions à la production de gritz de mais utilisé par l'industrie de la brasserie ont été réintroduites par le règlement n° 1125-78 du Conseil du 22 mai 1978 modifiant le règlement n° 2727-75 portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO n° L 142 du 30. 5. 1978, p. 21). Le montant de la restitution a été fixé par le règlement n° 1127-78 du Conseil, adopté et publié aux mêmes dates que le règlement n° 1125-78 (JO n° L 142, p. 24). Les deux règlements sont entrés en vigueur le troisième jour suivant celui de leur publication au Journal officiel des Communautés européennes. Cependant, aux termes de l'article 1, dernier alinéa, du règlement n° 1125-78 et de l'article 6 du règlement n° 1127-78, les restitutions, sur demande de l'intéressé, ont été octroyées à compter du 19 octobre 1977, c'est-à-dire avec effet rétroactif à compter de la date de l'arrêt de la Cour dans les affaires préjudicielles mentionnées ci-dessus.
5. C'est ainsi que l'objet des demandes des parties requérantes est la réparation du préjudice qui leur aurait été causé par l'absence de restitutions pendant la période allant du 1 août 1975, date de la première application du règlement n° 665-75, jusqu'au 19 octobre 1977. Le préjudice consisterait, en ce qui concerne toutes les requérantes, dans le défaut de recettes correspondant aux montants des restitutions qui leur auraient été versées si le gritz de mais avait bénéficié des mêmes restitutions que l'amidon et, en ce qui concerne certaines requérantes, de pertes supplémentaires résultant notamment du recul des ventes et des déficits d'exploitation.
Sur la recevabilité
6. Le Conseil, partie défenderesse, a fait valoir, à titre d'exception, le fait que les requérantes, afin d'obtenir l'octroi des restitutions réclamées, auraient dû exercer, devant les juridictions administratives nationales et contre les organismes nationaux compétents, une action en paiement des restitutions. Cette exception, cependant, ne peut pas être retenue. S'il est vrai qu'une action en paiement de montants dus au titre de la réglementation communautaire ne saurait être engagée sous le couvert des articles 178 et 215, alinéa 2, du traité CEE, les demandes présentées par les requérantes en l'espèce ne s'analysent pas en demandes de paiement de montants dus, mais en demandes de réparation du préjudice qui résulterait de l'illégalité constatée par l'arrêt de la Cour du 19 octobre 1977. Ce préjudice, d'après les requérantes, ne se mesure d'ailleurs pas exclusivement en fonction des restitutions non versées. Dans les circonstances de l'espèce, il est en outre constant, aux termes dudit arrêt de la Cour, qu'une juridiction nationale n'aurait pu donner suite à une action en paiement, à défaut de toute disposition réglementaire de la Communauté autorisant les organismes nationaux à verser les montants réclamés.
7. Il en est de même en ce qui concerne une " exception de litispendance " soulevée par le Conseil. Les recours pendant devant les juridictions administratives françaises sont des recours en annulation dirigés contre le refus de l'organisme national compétent de verser des restitutions. Ces juridictions nationales sont incompétentes pour se prononcer sur la responsabilité non contractuelle de la Communauté. L'objet et la base juridique des actions engagées devant les juridictions nationales et devant la Cour étant ainsi différents, les principes en matière de litispendance, reconnus dans les systèmes nationaux de procédure judiciaire, ne sauraient donc être invoqués pour contester la recevabilité des recours introduits en l'espèce auprès de la Cour.
Sur le fond
8. Etant donné que la Cour a déjà constaté, par son arrêt du 19 octobre 1977, que la suppression des restitutions pour le gritz de maïs destiné à la brasserie, conjointement avec le maintien des restitutions pour l'amidon de mais, était incompatible avec le principe d'égalité, le premier problème qui se pose dans les présentes affaires est de savoir si cette illégalité est de nature à engager la responsabilité de la Communauté en vertu de l'article 215, alinéa 2, du traité CEE.
9. La constatation qu'une situation juridique résultant des actes normatifs de la Communauté est illégale ne suffit pas en elle-même pour engager cette responsabilité. La Cour s'est déjà prononcée en ce sens dans son arrêt du 25 mai 1978 dans les affaires jointes 83-76 et autres, Bayerische HNL Vermehrungsbetriebe et autres contre le Conseil et la Commission (Recueil 1978, p. 1209). A ce propos, la Cour a rappelé sa jurisprudence constante d'après laquelle la responsabilité de la Communauté du fait d'un acte normatif qui implique des choix de politique économique ne saurait être engagée qu'en présence d'une violation suffisamment caractérisée d'une règle supérieure de droit protégeant les particuliers. Tenant compte des principes qui, dans les systèmes juridiques des Etats membres, régissent la responsabilité des pouvoirs publics pour les préjudices causés aux particuliers par les actes normatifs, la Cour a dit que dans un contexte de normes communautaires, caractérisé par l'exercice d'un large pouvoir discrétionnaire, indispensable à la mise en œuvre de la politique agricole commune, la responsabilité de la Communauté ne pourrait être engagée que de manière exceptionnelle dans les cas où l'institution concernée aurait méconnu, de manière manifeste et grave, les limites qui s'imposent à l'exercice de ses pouvoirs.
10. Dans les circonstances de l'espèce, la Cour est amenée à estimer qu'il y a eu, de la part du Conseil, une telle méconnaissance grave et manifeste des limites qu'il doit respecter en exerçant ses pouvoirs discrétionnaires dans le cadre de la politique agricole commune. La Cour retient à cet égard notamment les éléments suivants.
11. Il y a lieu de prendre en considération, tout d'abord, que le principe d'égalité, consacré notamment par l'article 40, paragraphe 3, alinéa 2, du traité CEE, qui interdit toute discrimination dans l'organisation commune des marchés agricoles, revêt une importance particulière parmi les règles du droit communautaire destinées à protéger les intérêts des particuliers. En second lieu, la méconnaissance de ce principe en l'espèce a atteint un groupe restreint et nettement délimité d'opérateurs économiques. Il semble, en effet, que les requérantes dans les présentes affaires et dans les affaires parallèles 241-78 et autres, Deutsche Getreideverwertung und Rheinische Kraftfutterwerke GmbH et autres contre Conseil et Commission, constituent l'ensemble des producteurs de gritz de maïs dans la Communauté. En outre, le dommage allégué par les requérantes dépasse les limites des risques économiques inhérents aux activités dans le secteur concerné. Enfin, l'égalité de traitement avec les producteurs d'amidon de maïs qui avait été respectée des le début de l'organisation commune des marchés dans le secteur des céréales a été rompue par le Conseil en 1975 sans justification suffisante.
12. La méconnaissance par le Conseil des limites imposées à son pouvoir discrétionnaire est d'autant plus manifeste que le Conseil, comme la Cour l'a rappelé dans son arrêt du 19 octobre 1977, n'a donné aucune suite à une proposition faite par la Commission des juin 1975 et tendant à réintroduire les restitutions pour le gritz de maïs au motif que l'absence de telles restitutions pourrait, dans les conditions prévisibles, perturber l'équilibre entre les coûts d'approvisionnement des brasseries en gritz de maïs et en amidon de maïs.
13. Pour ces raisons, la Cour arrive à la conclusion que la responsabilité de la Communauté est engagée du fait de la suppression des restitutions pour le gritz de maïs résultant du règlement n° 665-75 du Conseil.
14. Cette constatation faite, il convient de procéder à l'examen du préjudice résultant de la discrimination dont les producteurs de gritz ont fait l'objet. L'origine du préjudice invoqué par les requérantes se trouve dans la suppression, par le Conseil, des restitutions qui auraient du être versées aux producteurs de gritz si l'égalité de traitement avec les producteurs d'amidon de maïs avait été respectée. C'est le montant de ces restitutions qui doit, dès lors, fournir la base de calcul pour l'évaluation du préjudice subi.
15. Contre cette méthode de calcul du préjudice, le Conseil a soulevé l'objection selon laquelle les producteurs de gritz ont éliminé le préjudice en répercutant sur leurs prix de vente le désavantage résultant de la suppression des restitutions. En principe, une telle objection ne saurait être écartée comme dépourvue de fondement dans le cadre d'un recours en responsabilité. Il faut en effet admettre que dans l'hypothèse ou la suppression des restitutions a effectivement été répercutée sur les prix, le préjudice ne peut pas être mesure en fonction des restitutions non versées. L'augmentation des prix se substituerait, dans ce cas, à l'octroi des restitutions pour tenir le producteur indemne.
16. Les requérantes, de leur côté, ont contesté la réalité de la répercussion alléguée par le Conseil, à l'exception d'une brève période initiale pendant la campagne de 1975/76. Elles affirment que, face à la concurrence faite par les producteurs d'amidon bénéficiaires de restitutions, elles ont choisi, dans le cadre de leur politique commerciale, de vendre le gritz a perte afin de conserver leurs marchés, plutôt que d'augmenter les prix au risque de perdre ces derniers. Les augmentations de prix signalées par le Conseil sont dues, d'après les requérantes, au relèvement du prix de seuil du maïs et à l'augmentation des coûts de production.
17. Les parties ont présenté des données statistiques et autres pour soutenir leurs thèses respectives. Ces données ne permettent pas de conclure dans le sens préconisé par le Conseil. La conclusion qui se dégage est plutôt que, pendant la période litigieuse, l'évolution des prix du gritz et de l'amidon a suivi des cours parallèles, sans refléter l'absence de restitutions pour le gritz. La seule exception concerne la période couvrant les derniers mois de 1975 et le début de 1976, pendant laquelle les prix du gritz ont été augmentés àconcurrence de montants correspondant aux restitutions non versées. Les requérantes ont expliqué, cependant, que ces augmentations ont été acceptées provisoirement par les brasseries, à condition d'insérer dans les contrats de vente une clause garantissant à l'acheteur de bénéficier, éventuellement avec effet rétroactif, d'une nouvelle restitution accordée par la Communauté.
18. Il s'ensuit que le préjudice dont les requérantes doivent être indemnisées devra être calculé comme étant équivalent aux restitutions qui leur auraient été versées si, pendant la période du 1er août 1975 au 19 octobre 1977, l'utilisation de maïs pour la fabrication de gritz employé par l'industrie de la brasserie avait ouvert un droit aux mêmes restitutions que l'utilisation de maïs pour la fabrication d'amidon ; une exception devra être faite pour les quantités de maïs utilisées pour la fabrication de gritz qui a été vendu à des prix majorés des montants des restitutions non versées, en vertu de contrats assurant à l'acheteur le bénéfice de la introduction éventuelle des restitutions.
19. Certaines requérantes ont, en outre, présenté des demandes tendant à les faire indemniser de certains préjudices supplémentaires qu'elles soutiennent avoir subis.
20. Dans le cas des deux Maiseries installées dans le Nord de la France, ces préjudices supplémentaires consisteraient notamment en un recul considérable de leurs ventes de gritz aux brasseries. S'il est indiscutable que le recul ressort nettement des chiffres présentés par les requérantes, ce fait ne saurait guère être attribué à l'absence de restitutions. En effet, comme il a déjà été dit, les requérantes ont insisté sur le fait que les prix de vente de gritz n'ont pas été augmentés en raison de la suppression des restitutions. Bien au contraire, comme la Cour l'a reconnu en examinant l'évolution des prix, les producteurs de gritz ont choisi de vendre à perte pour conserver leurs marchés, et non pas d'augmenter leurs prix au risque de perdre ces derniers. L'inégalité qui existait entre le gritz et l'amidon en ce qui concerne l'octroi de restitutions ne s'est donc pas reflétée dans les prix de vente. Si, malgré cette politique commerciale, les producteurs de gritz ont vu leurs ventes reculer, la cause doit en être recherchée ailleurs que dans l'inégalité résultant de la suppression des restitutions.
21. Dans le cas de certaines autres requérantes, les préjudices supplémentaires seraient d'une autre nature. Deux entreprises se sont vues dans la nécessité de fermer leurs usines et une troisième s'est vue contrainte de déposer son bilan. Le Conseil a fait valoir que les difficultés qu'ont connues ainsi ces entreprises ont leur origine dans des circonstances particulières à chacune d'elles, telles que le caractère vétuste des installations ainsi que des problèmes de direction ou de financement. Les données fournies par les parties à ce sujet au cours de la procédure ne sont pas de nature à établir les causes véritables des dommages supplémentaires allégués. Il suffit de constater, cependant, que même à supposer que la suppression des restitutions ait contribué à actualiser les difficultés de ces requérantes, ces difficultés ne découleraient pas de façon suffisamment directe du comportement illégal du Conseil pour engager la Communauté à réparer le dommage. En matière de responsabilité non contractuelle des pouvoirs publics pour actes normatifs, les principes communs aux droits des Etats membres auxquels renvoie l'article 215, alinéa 2, du traité CEE, ne sauraient être invoqués pour soutenir une obligation de réparer toute conséquence préjudiciable, même éloignée, d'une situation normative illégale.
22. Il s'ensuit que les demandes de réparation des préjudices supplémentaires allégués ne sauraient être accueillies.
23. Les requérantes ont soumis à la Cour un certain nombre de pièces tendant à justifier les quantités de gritz pour lesquelles l'indemnisation serait due ainsi que les montants des restitutions non versées au titre de ces quantités. La Cour, cependant, n'est pas en mesure, à ce stade de la procédure, de se prononcer sur l'exactitude des ces données. Il y a donc lieu de fixer, par arrêt interlocutoire, les critères retenus par la Cour pour l'indemnisation des requérantes, tout en réservant la détermination des montants de la réparation soit au commun accord des parties, soit à la Cour à défaut d'un tel accord.
Sur la demande d'intérêts
24. Les requérantes ont demandé, en outre, que le Conseil soit condamné au paiement d'intérêts au taux légal français, à compter des dates d'échéance mensuelle de paiement des restitutions.
25. S'agissant d'une demande faite en rapport avec la responsabilité non contractuelle de la Communauté en vertu de l'article 215, alinéa 2, elle doit être appréciée à la lumière des principes communs aux droits des Etats membres auxquels renvoie cette disposition. Il en résulte qu'une demande d'intérêts est, en général, admissible. Compte tenu des critères d'évaluation du dommage retenus par la Cour, l'obligation de payer des intérêts naît à partir de la date du présent arrêt, en tant qu'il constate l'obligation de réparer le préjudice. Le taux d'intérêt qu'il convient d'appliquer est celui de 6 % ;
Dispositif
LA COUR,
Statuant avant faire droit, déclare et arrête :
1) la Communauté économique européenne paiera a :
A) P. Dumortier frères SA, Tourcoing ;
B) Maiseries du Nord SA, Marquette-Lez-Lille ;
C) Moulins et Huileries de Pont-à-Mousson SA, Pont-à-Mousson ;
D) Maisieries de Beauce SARL, Marboue ;
E) Costimex SA, Strasbourg ;
F) La providence agricole de la Champagne, société coopérative agricole, Reims ;
G) Maiseries alsaciennes SA, Colmar,
Les montants équivalant aux restitutions à la production de gritz de maïs utilisé par l'industrie de la brasserie que ces entreprises, chacune en ce qui la concerne, auraient eu droit à percevoir si, pendant la période du 1er août 1975 au 19 octobre 1977, l'utilisation de maïs à la production de gritz avait ouvert un droit aux mêmes restitutions que l'utilisation de maïs pour la fabrication d'amidon ; une exception sera faite pour les quantités de gritz vendues à des prix majorés des montants correspondant aux restitutions non versées, en vertu de contrats assurant à l'acheteur le bénéfice de la réintroduction éventuelle des restitutions.
2) les montants à payer seront assortis de 6 % d'intérêts à compter de la date du présent arrêt.
3) les parties transmettront à la Cour, dans un délai de douze mois après le prononcé du présent arrêt, les chiffres des montants de la réparation établis d'un commun accord.
4) à défaut d'accord, les parties feront parvenir à la Cour, dans le même délai, leurs conclusions chiffrées.
5) les dépens sont réservés.