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Décisions

CA Amiens, ch. solennelle, 10 avril 2006, n° 04-01028

AMIENS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Café de Paris (SA)

Défendeur :

Caves Gambrinus (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Brieuc de Mordant de Massiac (faisant fonction)

Conseillers :

Mme Malandain, M. Bougon

Avoués :

SCP Tetelin Marguet, de Surirey, SCP Selosse, Bouvet, André

Avocats :

Mes Courtin, Nowak

T. com. Valenciennes, du 8 févr. 2000

8 février 2000

Décision

Faits, procédures, demandes en appel

1 - Par acte du 12 septembre 1990, la société Le Café de Paris a emprunté 1 500 000 F à la BNP pour la restructuration d'un fonds de commerce de débit de boissons sis à Valenciennes.

La Brasserie Interbrew France est intervenue à l'acte.

Elle s'est engagée à prendre en charge une petite partie des intérêts de l'emprunt et s'est également portée caution de celui-ci à hauteur de 40 %, c'est-à-dire à hauteur de 600 000 F, contre l'engagement de la société Le Café de Paris de s'approvisionner, en bière, pendant dix ans, exclusivement auprès d'elle ou auprès de l'entrepositaire qu'elle désignerait, avec un minimum de 500 hl par an.

Le contrat prévoyait qu'en cas de manquement à cette obligation d'approvisionnement exclusif, la société Le Café de Paris encourrait une pénalité de 120 F par hectolitre restant à livrer, avec un minimum égal à 50 % du montant cautionné (soit, en l'espèce, un minimum de 300 000 F).

La société Interbrew France a désigné, dans l'acte, sa filiale, la société des Caves Gambrinus, comme entrepositaire chargé d'exécuter le contrat.

Cette dernière s'est elle-même engagée, dans l'acte, à l'égard de la société Interbrew France, à contre-garantir cette dernière à hauteur de 300 000 F.

Quelques années plus tard, en novembre 1996, la Brasserie Interbrew France et la société des Caves Gambrinus ont été amenées, par deux fois, à rappeler à l'ordre la société Le Café de Paris qui tentait de se soustraire à son obligation d'approvisionnement exclusif, mais ont constaté que cette société persistait à ne pas respecter son obligation d'exclusivité.

2 - Par acte du 3 septembre 1998, la société des Caves Gambrinus a assigné la société Le Café de Paris devant le Tribunal de commerce de Valenciennes, sur le fondement de l'article 1147 du Code civil, en paiement de dommages-intérêts, en faisant grief à celle-ci de lui avoir causé, en violant son obligation d'approvisionnement exclusif, un manque à gagner de 1 263 000 F.

La société des Caves Gambrinus a soutenu que la société Le Café de Paris s'était engagée à commander 500 hl de bière par an soit 5 000 hl sur dix ans, mais que cette société n'avait acheté en réalité que 1 822 hl pour cette période, lui causant ainsi un manque à gagner quantitatif de 3 177,20 hl et, sur la base d'une marge bénéficiaire de 397,52 F/hl, un manque à gagner en valeur de 3 177,20 x 397,52 = 1 263 000 F.

En défense, la société Le Café de Paris a fait valoir devant le Tribunal de commerce de Valenciennes (comme elle l'a fait parallèlement devant le Tribunal de commerce de Lille), que deux contrats avaient été signés à peu de temps d'intervalle, l'un du 31 août 1990 qui prévoyait un approvisionnement exclusif sur cinq ans dans les produits autres que la bière et l'autre du 12 septembre 1990 qui prévoyait un approvisionnement exclusif pendant dix ans sur la bière ; que ces deux contrats formaient un tout dont l'ensemble, en ce qu'il excédait le seuil de 5 ans prévu par le règlement 1984-83 du 22 juin 1983, était nul et de nul effet.

Par jugement du 8 février 2000, le Tribunal de commerce de Valenciennes a écarté l'argumentation du Café de Paris, constaté les manquements de celui-ci à ses obligations contractuelles, condamné cette entreprise à payer des dommages-intérêts à son co-contractant, tout en limitant à 88 410 F l'indemnité à verser par la société Le Café de Paris à la société Caves Gambrinus.

Sur appel interjeté par le Café de Paris, la Cour d'appel de Douai a estimé que les deux contrats du 31 août 1990 et du 12 septembre 1990 formaient bien un tout, mais que l'ensemble ne contrevenait pas à la réglementation communautaire et, par voie de conséquence, a débouté le Café de Paris de ses demandes.

Statuant sur l'appel incident des Caves Gambrinus, la Cour d'appel de Douai a relevé que les engagements financiers de la Brasserie Interbrew et de la société des Caves Gambrinus n'excédaient pas 300 000 F, pour chacune de ces sociétés, que le risque n'avait pas excédé 4 ans en raison d'un remboursement anticipé de l'emprunt, que pendant cette période le Café de Paris avait respecté ses engagements, qu'il s'en déduisait que la société des Caves de Gambrinus n'avait pas subi de préjudice de telle sorte que la clause pénale, excessive, devait être réduite à 1 euro.

3 - Sur le pourvoi de la société des Caves Gambrinus, la Cour de cassation a déclaré irrecevable le moyen de la société Caves Gambrinus soutenant " que la clause pénale insérée au contrat n'était opposable qu'à la société Interbrew non à la société Caves Gambrinus ", aux motifs que ce n'était pas la thèse que la société avait développé devant les premiers juges et la Cour d'appel de Douai.

En revanche, relevant que, pour réduire à 1 euro l'indemnité réclamée par la société Caves Gambrinus, la cour d'appel s'était fondée sur le remboursement anticipé du prêt et la continuité d'approvisionnement en produits autres que les bières alors que cette société invoquait un manquement à l'obligation de s'approvisionner en bière pendant dix ans, la cour de cassation a fait grief à la cour de s'être déterminée par des motifs inopérants.

Aussi, au visa des articles 1134 et 1152 du Code civil, la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt de la Cour d'appel de Douai, mais seulement en ce qu'il a modéré, à la somme de 1 euro, l'indemnité réclamée par les Caves Gambrinus.

4 - Devant la cour de céans, statuant comme cour de renvoi,

La société le Café de Paris reprend ses arguments de première instance et d'appel et demande de dire illicite le contrat passé par la société des Caves Gambrinus ; de débouter cette société de ses demandes, fins et conclusions ; à titre subsidiaire, de réduire à 1 euro, par application de l'article 1152 CC, le montant de la pénalité exigée ; de lui allouer une somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 NCPC.

Elle fait valoir que les deux contrats forment un tout et que l'ensemble enfreint la réglementation communautaire.

La société des Caves Gambrinus reprend également ses arguments de première instance et d'appel et demande la confirmation du jugement ayant prononcé la condamnation du Café de Paris à l'indemniser, mais de le réformer sur le montant de l'indemnité à lui allouer et de condamner le Café de Paris à lui payer une indemnité contractuelle de 1 263 000 F correspondant à son manque à gagner. Elle demande l'allocation d'une somme de 6 000 euro au titre de l'article 700 NCPC et 4 000 euro de dommages intérêts pour procédure abusive.

Elle a fait valoir qu'en manquant à son obligation d'approvisionnement exclusif portant au moins sur 5 000 hl et en ne s'approvisionnant qu'à hauteur de 1 822,80 hl, le Café de Paris avait éludé une livraison de 3 177,20 hl et que, par application d'une marge nette de 397,52 F/hl, cette société lui avait créé un manque à gagner de 1 263 000 F.

5- Par arrêt du 20 juin 2005, la cour a demandé à la société le Café de Paris et à la société Caves Gambrinus de s'expliquer sur la réalité des liens contractuels qui existaient entre elles et qui fondaient l'indemnité contractuelle demandée par cette dernière, dès lors qu'il apparaissait que l'engagement d'approvisionnement exclusif pendant dix ans d'au moins 5 000 hl n'avait été souscrit par la société Le Café de Paris qu'à l'égard de la société Interbrew France et dès lors que la société Caves Gambrinus n'était intervenue à l'acte passé le 12 septembre 1990 que comme "entrepositaire désigné" chargé d'exécuter le contrat pour le compte de la société Interbrew France.

La cour a également interrogé les parties sur le point de savoir si le même manquement à l'obligation d'approvisionnement exclusif, reprochable à la société Le Café de Paris, pouvait donner lieu tout à la fois à une indemnisation contractuelle de la société Interbrew France (demandée dans la procédure parallèle à la présente procédure) et à une indemnisation de la société Caves Gambrinus (demandée dans la présente procédure).

6- La société Le Café de Paris a fait valoir qu'elle n'était pas liée contractuellement à la société Caves Gambrinus et que les prétentions de cette dernière conduisaient à une double indemnisation pour un même manquement.

La société Caves Gambrinus a fait valoir que sa demande d'indemnisation ne se situait pas sur le terrain de la responsabilité contractuelle, puisqu'elle n'était pas partie au contrat, mais sur celui de la stipulation que la société Interbrew avait faite en sa faveur et qui lui ouvrait une action directe et personnelle. Elle ajoute que rien n'interdisait le cumul de l'action en responsabilité contractuelle, menée parallèlement par la société Inbev, et l'action en responsabilité délictuelle qu'elle soutenait, dès lors que les agissements commis par la société Le Café de Paris avaient créé des préjudices distincts.

En cet état,

Sur la recevabilité des appels

Il a été définitivement statué sur la recevabilité des appels de la société Le Café de Paris et de la société Les Caves Gambrinus par les dispositions de l'arrêt de la Cour d'appel de Douai non atteintes par la cassation.

Sur la saisine de la cour de céans

Compte tenu des termes de l'arrêt de la cour de cassation portant cassation partielle, la présente cour n'a à se prononcer que sur le montant de l'indemnité à accorder à la société Les Caves Gambrinus au titre de la violation du " contrat de bière " souscrit par la société Le Café de Paris.

En conséquence, les prétentions de la société Le Café de Paris tendant à voir annuler le contrat servant de fondement à la demande de pénalité de la société Caves Gambrinus ne sont pas recevables.

Il a été, en effet, définitivement statué sur la validité du contrat par les dispositions de l'arrêt de la Cour d'appel de Douai non atteintes par la cassation.

Sur le bien-fondé des demandes de la société Les Caves Gambrinus

- Sur l'indemnité contractuelle revendiquée

La société des Caves Gambrinus soutient que la société Le Café de Paris s'était engagée à commander 500 hl de bière par an soit 5 000 hl sur dix ans, mais que cette société n'avait acheté en réalité que 1 822 hl pour cette période, lui causant ainsi un manque à gagner quantitatif de 3 177,20 hl et, sur la base d'une marge bénéficiaire de 397,52 F/hl, un manque à gagner en valeur de 3 177,20 x 397,52 = 1 263 000 F.

Or, il y a lieu de rappeler que, par convention du 12 septembre 1990, en contrepartie d'avantages financiers qui lui étaient consentis (engagement de caution, subventions), la société Le Café de Paris s'était engagée à se fournir uniquement en produits vendus par la société Interbrew soit directement auprès de la société Interbrew soit auprès de la société Caves Gambrinus et qu'en cas de non-respect de cet engagement, elle consentait à payer une indemnité forfaitaire de 120 f/hl avec un minimum de 300 000 F ; que par procès-verbal d'huissier du 12 mars 1998, la société Interbrew a fait constater que la société Le Café de Paris s'approvisionnait en d'autres produits que les siens et que cette société manquait donc à son engagement d'approvisionnement exclusif; que, dans la procédure parallèle à la présente procédure, la société Inbev (ex-Interbrew) a présenté une demande, analogue à celle présentée par la société Caves Gambrinus, en faisant valoir qu'en contrepartie du cautionnement qu'elle lui a apporté, la société Café de Paris s'était engagée à s'approvisionner exclusivement auprès d'elle à raison de 500 hl par an, mais qu'au bout de quatre ans, cette société a cessé de respecter son engagement, qu'il en était résulté pour elle un déficit de livraison de 3 177,20 hl et donc, après application de son coefficient de marge nette de 401,26 F/hl, un manque à gagner de 1 275 518,78 F et que, dans ces conditions, la pénalité de 300 000 F (45 734,71 euro) qu'elle réclamait n'avait rien d'excessif.

Force est donc de constater que la société Caves Gambrinus et la société Inbev (ex-Interbrew) invoquent le même engagement contractuel, le même manquement à cet engagement et le même déficit de 3 177,20 hectolitres et qu'elles réclament toutes deux la sanction de ce manquement.

Invitée par la cour à préciser le fondement de sa demande, la société Caves Gambrinus a fait valoir que sa demande d'indemnisation ne se situait pas sur le terrain de la responsabilité contractuelle, puisqu'elle n'était pas partie au contrat, mais sur celui de la stipulation que la société Interbrew avait faite en sa faveur et qui lui ouvrait une action directe et personnelle, et a ajouté que rien n'interdisait le cumul de l'action en responsabilité contractuelle, menée parallèlement par la société Inbev, et l'action en responsabilité délictuelle qu'elle soutenait, dès lors que les agissements commis par la société Le Café de Paris avait créé des préjudices distincts.

La cour ne saurait suivre la société Caves Gambrinus dans son argumentation.

Il y a lieu de relever en premier lieu que la société Gambrinus ne s'est jamais placée sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle. Dans son acte introductif d'instance, elle a en effet soutenu que la société Le Café de Paris avait manqué à l'engagement d'achats exclusifs qu'elle avait contracté et que cette société devait être condamnée, de ce fait, sur le fondement de l'article 1147 du Code civil, à réparer le préjudice causé à la société Caves Gambrinus.

Il y a lieu de relever, en deuxième lieu, que l'action directe du bénéficiaire d'une stipulation pour autrui, à la supposer fondée, relève du domaine de la responsabilité contractuelle et non de celui de la responsabilité quasi-délictuelle. Cela étant dit, l'action directe revendiquée par la société Caves Gambrinus n'est pas fondée en l'espèce. En effet, la société Caves Gambrinus n'a pas été désignée au contrat comme le tiers bénéficiaire, certain et exclusif, des engagements pris par la société Le Café de Paris, mais seulement comme un bénéficiaire éventuel, dès lors que la convention du 12 septembre 1990 a prévu que l'approvisionnement pouvait se faire soit auprès d'elle soit directement auprès de la société Interbrew. L'alternative ainsi posée ne saurait ouvrir droit, à raison du même manquement contractuel et du même déficit de 3 177,20 hectolitres, à des actions cumulatives de la part de la société Inbev, co-contractante, bénéficiaire prioritaire de l'engagement, et de la société Caves Gambrinus, bénéficiaire alternatif du dit engagement.

Il y a lieu de relever enfin que la société Caves Gambrinus ne fait pas état d'un préjudice réel et distinct de celui invoqué par la société Inbev.

Le préjudice de 1 263 000 F qu'elle invoque n'est pas distinct du préjudice invoqué par la société Inbev puisqu'il est calculé sur les mêmes quantités éludées revendiquées par cette dernière (3 177,20 hl). Il n'est pas non plus réel, car c'est le manque à gagner qu'elle aurait subi, par application de sa marge bénéficiaire aux dites quantités éludées (3 177,20 x 397,52 = 1 263 000 F), si la société Le Café de Paris avait eu l'obligation de lui acheter à elle, et non pas à la société Inbev, les dits 3 177,20 hl.

L'indemnisation à hauteur de 45 734,71 euro (300 000 F) accordée, dans la procédure parallèle à celle-ci, à la société Inbev, qui a initié, à titre principal, la procédure en responsabilité contractuelle, exclut l'indemnisation de la société Caves Gambrinus.

Les demandes présentées par la société Caves Gambrinus ne peuvent donc qu'être rejetées.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

La partie perdante devant, aux termes de l'article 696 NCPC, être condamnée aux dépens, la cour condamnera la société Les Caves Gambrinus, qui succombe, à supporter les dépens de première instance et d'appel.

La partie perdante devant, en outre, aux termes de l'article 700 du même Code, être condamnée à payer à l'autre partie, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, une somme arbitrée par le juge, tenant compte de l'équité et de la situation économique de la partie condamnée, la cour condamnera la société Les Caves Gambrinus à payer à la société Le Café de Paris une somme de 3 000 euro, tous frais de première instance et d'appels confondus.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, en audience solennelle, sur renvoi qui lui en a été fait par la Cour de cassation, Vu le jugement du Tribunal de commerce de Valenciennes du 8 février 2000, Vu l'arrêt de la Cour d'appel de Douai du 31 janvier 2002, Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 3 mars 2004 cassant et annulant le dit arrêt mais seulement en ce qu'il a modéré à 1 euro l'indemnité réclamée par la société Caves Gambrinus, Dans la limite de la cassation prononcée, statuant à nouveau, - Sur les prétentions de la société Le Café de Paris : Déclare irrecevables les prétentions de la société Le Café de Paris tendant à voir annuler le contrat servant de fondement à la demande d'indemnités de la société Caves Gambrinus et dont la validité a été définitivement reconnue par les dispositions de l'arrêt de la Cour d'appel de Douai non atteintes par la cassation, - Sur la demande d'indemnité contractuelle de la société Les Caves Gambrinus : Dit cette demande non fondée, En conséquence, Infirme le jugement, Rejette la demande d'indemnité contractuelle et les demandes accessoires présentées par la société Caves Gambrinus à l'encontre de la société Le Café de Paris, Condamne la société Caves Gambrinus aux dépens de première instance et d'appels, dont distraction au profit de la SCP Tetelin-Marguet & De Surirey, avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Caves Gambrinus à payer à la société Le Café de Paris la somme de 3 000 euro, tous frais de première instance et d'appels confondus, au titre de l'article 700 NCPC, Déboute les parties du surplus de leurs demandes contraire au présent dispositif.