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Décisions

CJCE, 5e ch., 22 octobre 1991, n° C-16/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Detlef Noelle

Défendeur :

Hauptzollamt Bremen-Freihafen

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Sir Gordon Slynn (faisant fonction)

Avocat général :

M. Van Gerven

Juges :

MM. Grévisse, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Zuleeg

Avocat :

Me Montag

CJCE n° C-16/90

22 octobre 1991

LA COUR (cinquième chambre),

1 Par ordonnance du 12 décembre 1989, parvenue à la Cour le 22 janvier 1990, le Finanzgericht Bremen (deuxième chambre) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle sur la validité du règlement (CEE) n° 725-89 du Conseil, du 20 mars 1989, instituant un droit antidumping définitif sur les importations de brosses et de pinceaux à peindre, à badigeonner, à vernir ou similaires originaires de la République populaire de Chine, et portant perception définitive du droit antidumping provisoire institué sur ces importations (JO L 79, p. 24).

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Detlef Noelle, agissant sous le nom commercial "Eugen Noelle" (ci-après "Noelle "), au Hauptzollamt Bremen-Freihafen (ci-après "Hauptzollamt "), à propos des droits antidumping définitifs auxquels ce dernier a soumis ses importations de pinceaux en provenance de Chine.

3 Les 21 novembre 1988, 8 février et 14 février 1989, Noelle a présenté au Hauptzollamt, en vue de leur mise en libre pratique, trois lots de pinceaux à peindre et à nettoyer originaires de Chine et relevant de la sous-position 9603 40 10 de la nomenclature combinée. Dans un premier temps, le Hauptzollamt a exigé, au titre de l'article 1er du règlement (CEE) n° 3052-88 de la Commission, du 29 septembre 1988, instituant un droit antidumping provisoire sur les importations de certaines brosses à peindre, à badigeonner, à vernir ou similaires originaires de la République populaire de Chine (JO L 272, p. 16), le versement d'un droit antidumping provisoire pour lequel Noelle a fourni une garantie conformément à l'article 1er, paragraphe 4, de ce dernier règlement, sous la forme d'un cautionnement bancaire solidaire s'élevant respectivement à 31 000 DM, 17 000 DM et 4 400 DM, soit un total de 52 400 DM pour les trois lots.

4 Par trois décisions du 14 avril 1989, le Hauptzollamt a invité ensuite Noelle à verser respectivement, pour les trois importations, 29 937,04 DM, 16 972,57 DM et 4 307,79 DM, soit un total de 51 217,40 DM à titre de droits antidumping définitifs, correspondant, conformément à l'article 1er du règlement n° 725-89, précité (ci-après "règlement litigieux "), à 69 % du prix net par pièce, franco frontière communautaire, non dédouanée.

5 Le 3 mai 1989, Noelle a introduit une réclamation auprès du Hauptzollamt en faisant valoir que les décisions du 14 avril précédent étaient illégales au motif que le règlement litigieux sur lequel elles étaient fondées avait été pris à plusieurs égards en violation de normes communautaires de rang supérieur. A la suite du rejet de sa réclamation, Noelle a introduit, auprès du Finanzgericht Bremen, un recours en annulation de ces trois décisions.

6 C'est dans ce contexte que la juridiction nationale a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :

"Le règlement (CEE) n° 725-89 du Conseil du 20 mars 1989 est-il invalide?"

7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

8 La juridiction nationale fonde ses doutes concernant la validité du règlement litigieux sur les motifs invoqués par la requérante au principal, à savoir notamment la violation de l'article 2, paragraphe 5, sous a), du règlement (CEE) n° 2423-88 du Conseil, du 11 juillet 1988, relatif à la défense contre les importations qui font l'objet d'un dumping ou de subventions de la part de pays non membres de la Communauté économique européenne (JO L 209, p. 1, ci-après "règlement de base ").

9 Cette disposition prévoit que :

"Dans le cas d'importations en provenance de pays n'ayant pas une économie de marché ... la valeur normale est déterminée d'une manière appropriée et non déraisonnable sur la base de l'un des critères suivants :

a) le prix auquel un produit similaire d'un pays tiers à économie de marché est réellement vendu :

i) pour la consommation sur le marché intérieur de ce pays,

ou

ii) à d'autres pays, y compris la Communauté; ..."

10 A titre liminaire, il convient de souligner que le but de l'article 2, paragraphe 5, du règlement de base, est d'éviter la prise en considération des prix et des coûts dans les pays n'ayant pas une économie de marché, c'est-à-dire qui ne sont pas la résultante normale des forces qui s'exercent sur le marché (voir arrêt du 11 juillet 1990, Neotype Techmashexport/Commission et Conseil, C-305-86 et C-160-87, Rec. p. I-2945).

11 Il y a lieu de rappeler également que le choix du pays de référence s'inscrit dans le cadre du pouvoir d'appréciation dont les institutions disposent dans l'analyse de situations économiques complexes.

12 L'exercice de ce pouvoir n'est toutefois pas soustrait au contrôle juridictionnel. En effet, il résulte d'une jurisprudence constante que, dans le cadre de ce contrôle, la Cour vérifie le respect des règles de procédure, l'exactitude matérielle des faits retenus pour opérer le choix contesté, l'absence d'erreur manifeste dans l'appréciation de ces faits ou l'absence de détournement de pouvoir (arrêts du 7 mai 1987, Toyo/Conseil, 240-84, Rec. p. 1809, et Nippon Seiko/Conseil, 258-84, Rec. p. 1923).

13 S'agissant en particulier du choix du pays de référence, il convient de vérifier si les institutions ont omis de prendre en considération des éléments essentiels en vue d'établir le caractère adéquat du pays choisi et si les éléments du dossier ont été examinés avec toute la diligence requise pour que l'on puisse considérer que la valeur normale a été déterminée d'une manière appropriée et non déraisonnable.

14 Noelle fait valoir que la valeur normale n'a pas été déterminée d'une telle manière, étant donné que le Sri Lanka, choisi comme pays de référence, ne remplirait aucune des conditions dont, selon sa pratique habituelle, la Commission aurait tenu compte jusqu'ici, à savoir l'existence dans le pays en cause d'un produit similaire, d'un volume et de méthodes de production similaires, de conditions d'accès aux matières premières comparables à celles du pays d'exportation concerné et de prix résultant du jeu des règles de l'économie de marché.

15 A cet égard, Noelle fait valoir, en premier lieu, que la Chine produit des pinceaux ronds, plats et à radiateur, alors que le Sri Lanka ne fabrique que des pinceaux plats, ainsi que d'autres pinceaux non visés par le droit antidumping litigieux.

16 La Commission estime toutefois que les pinceaux sri-lankais sont similaires aux pinceaux chinois, car ils sont essentiellement fabriqués à base de poils d'animaux et comportent des manches en bois d'une épaisseur analogue, une virole, une quantité et un poids de poils ainsi que des soies analogues à ceux des pinceaux chinois. Il serait dès lors indifférent, selon elle, que le Sri Lanka ne produise que des pinceaux plats.

17 Il convient de constater que ni les pièces du dossier, envoyées par la juridiction nationale, ni les pièces et explications fournies au cours de l'audience devant la Cour ne font apparaître de façon concluante si les produits en cause sont ou non similaires. Il n'est donc pas établi que les institutions aient commis une erreur manifeste d'appréciation à cet égard.

18 Noelle fait valoir, en second lieu, que les volumes de production ne sont pas comparables, car au Sri Lanka il n'existerait que deux producteurs importants, dont l'un ne fabrique pratiquement pas les produits en cause, tandis qu'en Chine il y aurait au moins 150 petites et moyennes entreprises et le volume de production y serait, de ce fait, au moins 200 fois plus élevé qu'au Sri Lanka.

19 Selon la Commission, le fait que le volume de production de la Chine soit plus élevé que celui du Sri Lanka n'est pas pertinent, car le critère déterminant pour le calcul de la valeur normale serait les coûts de production des entreprises individuelles. Or, dans ces deux pays, il s'agirait de petites ou moyennes entreprises avec une fabrication artisanale caractérisée par l'importance du facteur travail et le faible niveau des salaires.

20 Il y a lieu de rappeler que, selon notamment l'arrêt du 11 juillet 1990, Neotype Techmashexport/Commission et Conseil, précité (point 10), la taille du marché intérieur n'est pas, en principe, un élément susceptible d'entrer en considération dans le choix du pays de référence au sens de l'article 2, paragraphe 5, du règlement de base, dès lors qu'il y a, pendant la période d'enquête, un nombre suffisant de transactions pour garantir la représentativité de ce marché par rapport aux exportations en cause. Dans ce contexte, il convient de rappeler que dans l'arrêt du 5 octobre 1988, Brother, points 12 et 13 (250-85, Rec. p. 5683), la Cour a rejeté la contestation de la pratique des institutions consistant à fixer le seuil de la représentativité du marché intérieur, aux fins du calcul de la valeur normale, à 5 % des exportations en cause.

21 A l'audience, Noelle et la Commission se sont accordés à considérer que le volume des exportations de brosses et pinceaux chinois à destination de la Communauté était d'environ 60 millions de pièces, alors que la production globale du Sri Lanka serait de l'ordre de 750 000 pièces par an, ce qui représenterait 1,25 % du volume des exportations en cause.

22 Il y a lieu de souligner que, si le seul fait que le volume de production du pays de référence soit inférieur au seuil de 5 % n'implique pas nécessairement que le choix de ce pays ne puisse être considéré comme approprié et raisonnable, un chiffre de 1,25 % constitue toutefois un indice de la faible représentativité du marché pris en considération.

23 Il convient de constater également que la Commission et le Conseil n'ont apporté, au cours de la procédure écrite et de l'audience, aucune donnée ou précision susceptible de démontrer que, comme ils l'affirmaient, les méthodes de production au Sri Lanka consistaient en une fabrication artisanale caractérisée par l'importance du facteur travail et le faible niveau des salaires et étaient, par conséquent, comparables aux méthodes de production en Chine.

24 Noelle soutient en troisième lieu que l'industrie sri-lankaise est obligée d'importer tant les soies de porc que les bois pour les manches et les viroles, tandis que la Chine dispose de pratiquement 85 % du marché mondial de la soie de porc.

25 La Commission fait valoir de son côté que le prétendu avantage découlant de l'accès aux matières premières ne peut être quantifié d'une façon satisfaisante dans un pays n'ayant pas une économie de marché et que, en tout état de cause, un tel avantage peut être compensé par d'autres avantages concurrentiels existant dans un pays à économie de marché. De plus, s'agissant des matières premières importées pour la fabrication des pinceaux, des ajustements ont, selon elle, été effectués (voir point 20 des considérants du règlement litigieux) et la Commission aurait déduit 25 % du prix déjà ajusté pour tenir compte de différences de qualité.

26 Cet argument de la Commission ne saurait être accueilli. En premier lieu, il résulte de la pratique constante des institutions communautaires que la comparabilité de l'accès aux matières premières doit être prise en compte pour le choix du pays de référence ((voir, par exemple, règlement (CEE) n° 407-80 du Conseil, du 18 février 1980, portant institution d'un droit anti-dumping définitif sur un carbonate de sodium déterminé originaire d'Union soviétique, JO L 48, p. 1)). En second lieu, les avantages découlant de l'accès aux matières premières ne sauraient être exclus du seul fait de l'inexistence d'une économie de marché dans le pays d'exportation. Étant donné que l'article 2, paragraphe 5, du règlement de base ne trouve précisément à s'appliquer que dans le cas d'importations provenant de pays n'ayant pas une économie de marché, cet argument reviendrait à vider de contenu toute possibilité de comparaison entre les coûts de production de pays dont les conditions du marché sont différentes.

27 Noelle fait valoir, enfin, que les prix pratiqués au Sri Lanka ne découlent pas des règles d'une économie de marché, étant donné qu'il n'y règne aucune concurrence naturelle. Il souligne à cet égard que les deux producteurs se partagent environ 90 % du marché intérieur, et que celui de ces deux producteurs qui fabrique des produits comparables à ceux importés de Chine est une filiale d'un fabricant communautaire qui aurait pris une part déterminante dans la procédure antidumping lancée par les fabricants européens.

28 La Commission soutient que ce fait n'implique pas l'existence d'une entente sur les prix ou l'absence d'une concurrence suffisante.

29 A cet égard, il faut souligner que, si le seul fait qu'il n'existe que deux entreprises dans le pays de référence n'exclut pas en soi que les prix soient le résultat d'une concurrence réelle, Noelle a procédé, au cours de la procédure écrite et de l'audience publique, sans être contredit par la Commission, à des comparaisons de prix dont il ressort que ceux pratiqués par les producteurs du Sri Lanka sont plus élevés que ceux appliqués par deux producteurs représentatifs de la Communauté. De plus, Noelle a produit deux documents émanant des entreprises sri-lankaises en cause et dont il résulte que celles-ci ne pourraient approvisionner la Communauté que dans une mesure réduite, étant donné que la production des pinceaux est adaptée aux besoins du marché interne et que les prix ne présentent aucun intérêt par rapport à ceux que la société mère peut offrir en Europe.

30 Il résulte de tout ce qui précède que Noelle a apporté des éléments suffisants, qui étaient déjà connus de la Commission et du Conseil au cours de la procédure antidumping, pour faire apparaître des doutes sur le caractère approprié et non déraisonnable du choix du Sri Lanka comme pays de référence.

31 Les institutions ont toutefois conclu que le Sri Lanka constituait un choix approprié et non déraisonnable et n'ont, en conséquence, pas pris Taiwan en considération, comme l'avait proposé le requérant.

32 Il y a lieu de relever à cet égard que, si les institutions ne sont pas tenues de prendre en considération tous les pays de référence proposés par les parties dans le cadre d'une procédure antidumping, les doutes apparus en l'espèce, quant au choix du Sri Lanka, auraient dû amener la Commission à examiner de façon plus approfondie la proposition formulée par le requérant.

33 Il résulte des considérants du règlement litigieux que Taiwan a été pris en compte comme pays de référence éventuel, mais que les institutions ont exclu une telle possibilité au motif que les caractéristiques physiques et les coûts de production des produits étaient différents et que les producteurs de Taiwan approchés avaient refusé de collaborer (points 16 et 17 des considérants du règlement litigieux).

34 Ces affirmations n'ont été étayées par aucune précision ni par la présentation d'aucun élément de fait. En ce qui concerne, en particulier, le refus de coopération allégué de la part des producteurs de Taiwan, il convient de constater que la lettre adressée aux deux principaux producteurs de Taiwan, que la Commission a présentée au cours de l'audience, ne peut pas être considérée comme une tentative suffisante d'obtenir des renseignements, eu égard à sa teneur et à l'extrême brièveté du délai de réponse imparti qui rendaient pratiquement impossible la coopération des producteurs en question.

35 Au vu de l'ensemble des circonstances relevées ci-avant, il apparaît, d'une part, que divers éléments, connus des institutions, étaient de nature en tout état de cause à soulever des doutes sur le caractère approprié du Sri Lanka comme pays de référence et, d'autre part, que les institutions n'ont pas fait un effort sérieux et suffisant pour examiner si Taiwan pouvait être considéré comme un pays de référence adéquat.

36 Dans ces conditions, il convient de considérer que la valeur normale n'a pas été déterminée "d'une manière appropriée et non déraisonnable", au sens de l'article 2, paragraphe 5, sous a), du règlement de base.

37 L'institution du droit antidumping étant donc intervenue en violation de cette disposition, le règlement litigieux doit être considéré comme non valide, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres motifs d'invalidité soulevés par la juridiction nationale.

38 Il y a donc lieu de répondre à la question posée que le règlement n° 725-89 n'est pas valide.

Sur les dépens

39 Les frais exposés par la Commission et par le Conseil des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par le Finanzgericht Bremen (deuxième chambre), par ordonnance du 12 décembre 1989, dit pour droit :

Le règlement (CEE) n° 725-89 du Conseil, du 20 mars 1989, instituant un droit antidumping définitif sur les importations de brosses et de pinceaux à peindre, à badigeonner, à vernir ou similaires originaires de la République populaire de Chine, et portant perception définitive du droit antidumping provisoire institué sur ces importations n'est pas valide.