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Décisions

CJCE, 6e ch., 27 juin 1991, n° C-49/88

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Al-Jubail Fertilizer Company, Saudi Arabian Fertilizer Company

Défendeur :

Conseil des Communautés européennes, Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. O'Higgins, de Velasco, Kakouris, Schockweiler

Avocats :

Mes Van Bael, Bellis, Schuette

CJCE n° C-49/88

27 juin 1991

LA COUR (sixième chambre)

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 16 février 1988, Al-Jubail Fertilizer Company (ci-après "SAMAD") et Saudi Arabian Fertilizer Company (ci-après "Safco"), sociétés de droit saoudien ayant leur siège respectivement à Al-Jubail et à Damman, ont, en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, demandé l'annulation de l'article 1er du règlement (CEE) n° 339-7 du Conseil, du 4 novembre 1987, instituant un droit antidumping définitif sur les importations d'urée originaires de Lybie et d'Arabie saoudite (JO L 317, p. 1), dans la mesure où il concerne les parties requérantes.

2 Les sociétés requérantes fabriquent de l'urée en Arabie saoudite. En plus de son activité de production, Safco agit en qualité d'agent de SAMAD pour les ventes des produits de celle-ci en Arabie saoudite et dans quelques autres pays, y compris ceux de la CEE. Les deux sociétés sont des "joint-ventures" ayant un actionnaire commun, la Saudi Basic Industrie Corporation (ci-après "Sabic"), société constituée en 1976 par le Gouvernement saoudien en vue de créer des industries de base utilisant et améliorant les ressources naturelles du royaume.

3 Après avoir été saisie d'une plainte par CMC-Engrais (Comité "Marché commun" de l'industrie des engrais azotés et phosphatés), au nom des producteurs d'urée représentant la quasi-totalité de la production communautaire de ce produit, la Commission a, le 11 octobre 1986, ouvert une procédure antidumping concernant les importations dans la Communauté d'urée originaires de Tchécoslovaquie, de République Démocratique Allemande, du Koweït, de Lybie, d'Arabie Saoudite, d'Union soviétique, de Trinité et Tobago, et de Yougoslavie (JO C 254, p. 3).

4 Cette procédure antidumping, engagée par la Commission sur la base du règlement (CEE) n° 2176-84 du Conseil, du 23 juillet 1984, relatif à la défense contre les importations qui font l'objet d'un dumping ou de subventions de la part de pays non membres de la Communauté économique européenne (JO L 201, p. 1, ci-après "règlement de base"), a conduit d'abord à l'institution, par le règlement (CEE) n° 1289-87 de la Commission, du 8 mai 1987 (JO L 121, p. 11), d'un droit antidumping provisoire sur les importations d'urée originaires, notamment, d'Arabie Saoudite, égal à la différence entre le prix net par tonne, franco frontière de la Communauté, non dédouané, et le montant de 133 écus. Le Conseil a ensuite fixé le droit antidumping définitif, par le règlement attaqué, à 40 % ad valorem.

5 Par ordonnance du 8 juin 1988, la Cour a admis la Commission à intervenir dans la présente affaire, à l'appui des conclusions du Conseil.

6 Pour un plus ample exposé du cadre réglementaire et des faits du litige, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

7 A l'appui de leur recours, les requérantes invoquent quatre moyens tirés respectivement de l'insuffisance de motivation, d'erreurs manifestes d'appréciation, d'erreurs de droit impliquant une dénaturation des faits, ainsi que de la violation des droits de la défense. Il convient d'examiner en premier lieu ce dernier moyen.

8 Les requérantes font valoir, au soutien de ce moyen, qu'elles n'ont pas été averties au préalable des raisons pour lesquelles le Conseil a estimé que leur demande d'ajustement pour différence de stade commercial et de quantités vendues en Arabie saoudite et dans la Communauté ne pouvait être accueillie. Elles font également valoir qu'elles n'ont pas été averties au préalable du changement quant au type de droit antidumping institué, qu'elles n'ont pas obtenu de réponse aux questions qu'elles avaient posées sur la détermination du seuil du préjudice et que le montant retenu par la Commission au titre des ajustements pour l'entreposage n'était pas suffisant.

9 En ce qui concerne le grief relatif au rejet de la demande d'ajustements basée sur la différence de stade commercial, les requérantes font valoir que, tout au long de la procédure, les fonctionnaires de la Commission ont adopté le point de vue selon lequel l'ajustement devait être refusé pour diverses raisons, sans pour autant avoir jamais mis en doute la réalité des différences de stade commercial, alors que, selon le règlement attaqué, l'ajustement aurait été refusé au motif que, tant en Arabie saoudite qu'en Europe, l'urée serait, dans la majorité des cas, vendue à des utilisateurs finals, de sorte qu'il n'y aurait aucune différence de stade commercial.

10 S'agissant du rejet de la demande d'ajustement pour les différences de quantités vendues en Arabie Saoudite et en Europe, les requérantes soutiennent que, si les fonctionnaires de la Commission ont indiqué à plusieurs reprises qu'il n'était pas nécessaire de procéder à un ajustement supplémentaire, car il avait été tenu compte des différences de quantités lors de l'application des rabais de quantité, le Conseil aurait, en revanche, lors de l'adoption du règlement attaqué, retenu l'insuffisance des éléments justifiant ces ajustements.

11 Les requérantes font valoir également que, dans le règlement instituant le droit provisoire, la Commission avait adopté un prix plancher de 133 écus, alors que, dans le règlement instituant le droit définitif, le Conseil avait retenu un droit ad valorem imposant une charge beaucoup plus lourde, sans avoir transmis aux intéressés aucune communication préalable ni leur avoir donné la possibilité de présenter des observations, contrairement au devoir d'information visé à l'article 7, paragraphe 4, sous A), du règlement de base.

12 Les requérantes reprochent, par ailleurs, à la Commission de s'être abstenue de répondre aux questions qu'elles avaient posées sur la détermination du seuil du préjudice, et notamment sur le choix du producteur communautaire dit "représentatif" et sur le montant de ses coûts de production, au motif que ces données auraient un caractère confidentiel.

13 Les requérantes estiment, enfin, que, en octroyant un ajustement pour l'entreposage, les fonctionnaires de la Commission ont retenu un chiffre inférieur à celui qu'elles avaient fourni et que, malgré les demandes expresses, aucune explication ne leur a été donnée à cet égard.

14 Il convient de rappeler tout d'abord que, selon l'article 7, paragraphe 4, sous A) et B), du règlement de base,

"a) le plaignant et les importateurs et exportateurs notoirement concernés ... peuvent prendre connaissance de tous les renseignements fournis à la Commission ..., pour autant que ces renseignements soient pertinents pour la défense de leurs intérêts, qu'ils ne soient pas confidentiels au sens de l'article 8 et qu'ils soient utilisés par la Commission dans l'enquête ...;

15 Il y a lieu de rappeler ensuite que, selon une jurisprudence constante (voir, en dernier lieu, arrêt du 18 juin 1991, ERT, C-260-89, Rec. p. I-0000), les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. Dès lors, pour interpréter l'article 7, paragraphe 4, du règlement de base, il convient de tenir compte, notamment, des exigences découlant du respect des droits de la défense, principe dont le caractère fondamental a été souligné à maintes reprises par la jurisprudence de la Cour (voir, notamment, arrêt du 17 octobre 1989, Dow Benelux, 85-87, Rec. p. 3137). Ces exigences s'imposent non seulement dans le cadre de procédures susceptibles d'aboutir à des sanctions, mais également dans les procédures d'enquête précédant l'adoption de règlements antidumping qui, malgré leur portée générale, peuvent affecter les entreprises concernées de manière directe et individuelle et comporter pour elles des conséquences défavorables.

16 Il convient de souligner ensuite que, en ce qui concerne les droits de la défense, l'action des institutions communautaires doit être d'autant plus scrupuleuse que, au stade actuel de son développement, la réglementation en cause ne prévoit pas toutes les garanties procédurales de protection de l'administré qui peuvent exister dans certains droits nationaux.

17 Il y a donc lieu d'admettre que, dans l'accomplissement de leur devoir d'information, les institutions communautaires doivent agir avec toute la diligence requise en cherchant, comme la Cour l'a précisé dans l'arrêt du 20 mars 1985, Timex Corporation (264-82, Rec. p. 849, 870), à donner aux entreprises concernées, dans la mesure où le respect du secret des affaires demeure assuré, des indications utiles à la défense de leurs intérêts et en choisissant, le cas échéant d'office, les modalités appropriées d'une telle communication. Les entreprises intéressées doivent, en tout état de cause, avoir été mises en mesure, au cours de la procédure administrative, de faire connaître utilement leur point de vue sur la réalité et la pertinence des faits et circonstances allégués et sur les éléments de preuve retenus par la Commission à l'appui de son allégation de l'existence d'une pratique de dumping et du préjudice qui en résulterait.

18 Or, aucun élément du dossier ne permet d'affirmer que les institutions communautaires se sont acquittées de leur devoir de mettre à la disposition des requérantes toute l'information qui leur aurait permis de défendre utilement leurs intérêts.

19 En effet, en ce qui concerne les ajustements demandés pour les différences de quantités et de stade commercial, la partie défenderesse cite, à l'appui de ses allégations, uniquement un rapport de mission interne rédigé par des fonctionnaires de la Commission, après des vérifications effectuées en Arabie saoudite, ainsi que les comptes rendus de deux réunions tenues à Bruxelles, les 22 mai et 5 octobre 1987, avec les représentants des parties en cause. Or, de tels documents internes peuvent d'autant moins tenir lieu de preuve que, selon les pièces du dossier, les informations qu'ils contiennent n'ont pas été portées, par d'autres moyens, à la connaissance des requérantes.

20 Il est vrai que, d'après l'article 7, paragraphe 4, sous C), ii), du règlement de base, l'information demandée peut être donnée d'une façon purement orale. Cette possibilité ne saurait, toutefois, dispenser les pouvoirs publics communautaires de réunir les éléments permettant de prouver, si besoin était, la certitude d'une telle communication. Le Conseil n'ayant étayé son argumentation d'aucun élément de preuve, il convient de considérer que les deux premiers arguments des requérantes sont fondés.

21 Il en va de même en ce qui concerne les arguments tirés des irrégularités commises par la Commission lors de la détermination du seuil du préjudice et dans le calcul de l ajustement pour l'entreposage.

22 A cet égard, la partie défenderesse s'est systématiquement référée à une lettre, datée du 8 septembre 1988, que les parties demanderesse affirment ne pas avoir reçue. Pour les raisons déjà exposées, cette lettre, qui n'a pas été envoyée par courrier recommandé et dont la réception par le destinataire ne pouvait, dès lors, être établie en toute certitude, ne saurait être considérée comme un moyen diligent de s'acquitter de l'obligation d'information résultant du règlement de base. Ces deux griefs doivent donc, eux aussi, être accueillis.

23 En ce qui concerne, enfin, le manque d'information quant au changement de la méthode de calcul du droit définitif, il faut, tout d'abord, considérer que, s'il est vrai que le montant du droit définitif est une information essentielle, il n'en est pas de même en ce qui concerne le type de droit finalement retenu par le Conseil et la méthode de calcul de ce droit.

24 En effet, étant donné, d'une part, que le choix entre les différents types de droits antidumping est, en principe, sans incidence sur le montant final de ce droit, et, d'autre part, que le droit ad valorem est de loin le plus commun en matière de dumping, l'information relative à la méthode de calcul du droit antidumping ne saurait être considérée comme essentielle ni, par conséquent, l'absence d'une telle information comme attentatoire aux droits de la défense. Par conséquent, cet argument doit être rejeté.

25 Il résulte, cependant, des considérations qui précédent que le moyen tiré de la violation des droits de la défense doit être accueilli. Il convient, par conséquent, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens invoqués par les requérantes, d'annuler l'article 1er du règlement n° 3339-87 dans la mesure où il institue un droit antidumping à l'encontre des requérantes.

Sur les dépens

26 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Le Conseil ayant succombé en l'essentiel de ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens. La partie intervenante supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Déclare et arrête :

1) L'article 1er du règlement (CEE) n° 3339-87 du Conseil, du 4 novembre 1987, instituant un droit antidumping définitif sur les importations d'urée originaires de Libye et d'Arabie saoudite, est annulé dans la mesure où il institue un droit antidumping à l'encontre des parties requérantes.

2) La partie défenderesse est condamnée aux dépens.