CJCE, 5e ch., 26 mars 1992, n° C-261/90
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Reichert (Consorts), Kockler
Défendeur :
Dresdner Bank AG
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Joliet
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Grévisse, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Zuleeg
Avocats :
Mes Jestaedt, Steinmann, Lehman
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par arrêt du 7 mai 1990, enregistré au greffe de la Cour le 28 août suivant, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation par la Cour de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la "convention"), une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 5, paragraphe 3, 16, paragraphe 5, et 24 de cette convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige qui oppose M. et Mme Reichert et leur fils, M. Mario Reichert, d'une part, à la société Dresdner Bank, d'autre part.
3 M. et Mme Reichert, qui résident en Allemagne, sont propriétaires de biens immobiliers situés sur le territoire de la commune d'Antibes (France, département des Alpes-Maritimes) dont ils ont donné la nue-propriété à leur fils, M. Mario Reichert, par acte notarié passé à Creutzwald (France, département de la Moselle). Cette donation a été contestée par la société Dresdner Bank, créancière des époux Reichert, devant le tribunal de grande instance de Grasse, dans le ressort duquel sont situés les biens litigieux, sur le fondement de l'article 1167 du Code civil français, aux termes duquel les créanciers peuvent, "en leur nom personnel, attaquer les actes faits par leur débiteur en fraude de leurs droits" et qui ouvre ainsi l'action dite "paulienne".
4 Le tribunal de grande instance de Grasse a retenu sa compétence, qui était contestée par les consorts Reichert, par un jugement du 20 février 1987, sur le fondement de l'article 16, paragraphe 1, de la convention, en vertu duquel sont seuls compétents, sans considération de domicile, "en matière de droits réels immobiliers ... les tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé".
5 Les consorts Reichert ont contesté ce jugement par la voie d'un contredit de compétence devant la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui, par arrêt en date du 18 novembre 1987, a décidé de surseoir à statuer et a posé à la Cour une première question préjudicielle tendant, en substance, à savoir si relève du champ d'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention l'hypothèse où, par la voie d'une action prévue par un droit national, en l'espèce l'action paulienne du droit français, un créancier attaque une donation d'immeuble qu'il estime faite par son débiteur en fraude de ses droits.
6 Par arrêt du 10 janvier 1990, Reichert (C-115-88, Rec. p. I-27), la Cour a dit pour droit:
"Ne relève pas du champ d'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention l'action qui, intentée par un créancier, tend à lui rendre inopposable un acte de disposition portant sur un droit réel immobilier qu'il soutient avoir été passé par son débiteur en fraude de ses droits."
7 Toutefois, à la demande de la société Dresdner Bank, qui entendait faire valoir, en défense au contredit, d'autres articles de la convention que l'article 16, paragraphe 1, visé par la première question préjudicielle, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a, par l'arrêt précité du 7 mai 1990, posé à la Cour la question préjudicielle complémentaire suivante:
"Si l'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 ne peut être retenue, une action fondée sur l'article 1167 du Code civil français et par laquelle un créancier tend à obtenir la révocation, à son égard, d'un acte translatif de droits réels immobiliers accompli par son débiteur d'une façon qu'il estime être une fraude de ses droits, relève-t-elle de l'application des règles de compétence qu'édictent les articles 5, paragraphe 3, ou 24, ou 16, paragraphe 5, de ladite convention internationale, si l'on considère le caractère délictuel ou quasi délictuel de la fraude invoquée, ou encore l'existence de mesures conservatoires que la décision au fond doit permettre de transformer en voies d'exécution sur l'immeuble, objet des droits réels transférés par le débiteur?"
8 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure et des observations présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 La Cour ayant répondu dans l'arrêt du 10 janvier 1990, Reichert, précité, qu'une action du type de l'action paulienne du droit français ne relève pas du champ d'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention, il y a lieu de répondre à la question complémentaire posée par le juge de renvoi.
10 Selon l'article 2 de la convention, sous réserve des dispositions particulières, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État. La convention admet des exceptions à cette règle générale en accordant au demandeur, dans certains cas, la faculté d'attraire le défendeur devant la juridiction de l'État du domicile de ce dernier ou devant la juridiction d'un autre État (cas des articles 5 et 24 de la convention). La convention prévoit aussi des compétences exclusives, sans considération de domicile (cas de l'article 16).
11 Pour répondre à la question posée, il convient, dans ces conditions, d'examiner successivement si une action du type de l'action "paulienne" du droit français relève du champ d'application de l'une des exceptions prévues par la convention et visées par le jugement de renvoi.
En ce qui concerne l'interprétation de l'article 5, paragraphe 3, de la convention
12 L'article 5, paragraphe 3, de la convention dispose que:
"Le défendeur, domicilié sur le territoire d'un État contractant, peut être attrait, dans un autre État contractant:
...
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit."
13 La Dresdner Bank, partie défenderesse au principal, soutient que l'action paulienne relève de l'article 5, paragraphe 3, de la convention, dans la mesure où il s'agit d'une action révocatoire qui, comme telle, a pour objet de faire disparaître un acte ou une négligence coupable ou délibérée, contraire à la loi ou à des normes non écrites de vigilance et causant des dommages à un tiers, c'est-à-dire un acte de nature quasi délictuelle.
14 La Commission estime, au contraire, que l'action paulienne, qui peut avoir des effets à l'encontre d'un tiers de bonne foi, n'ayant donc commis ni faute ni négligence, et qui ne conduit pas seulement à mettre, le cas échéant, une obligation de réparation à la charge du tiers acquéreur, mais peut avoir pour conséquence de diminuer indirectement le patrimoine de ce dernier, ne saurait être regardée comme une action en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle. Par suite, elle n'entre pas dans le champ d'application de l'article 5, paragraphe 3, de la convention.
15 Ainsi que l'a jugé la Cour dans l'arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis, points 15 et 16 (189-87, Rec. p. 5565), la notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" sert de critère pour délimiter le champ d'application d'une des règles de compétence spéciales ouvertes au demandeur. Compte tenu des objectifs et de l'économie générale de la convention, il importe, en vue d'assurer, dans la mesure du possible, l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la convention pour les États contractants et les personnes intéressées, de ne pas interpréter cette notion comme un simple renvoi au droit interne de l'un ou l'autre des États concernés. Dès lors, il y a lieu de considérer la notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" comme une notion autonome qu'il faut interpréter, pour l'application de la convention, en se référant principalement au système et aux objectifs de celle-ci afin d'en assurer la pleine efficacité.
16 La Cour a aussi jugé dans cet arrêt, au point 17, qu'en vue d'assurer une solution uniforme dans tous les États membres il convient d'admettre que la notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur et qui ne se rattache pas à la "matière contractuelle" au sens de l'article 5, paragraphe 1.
17 Dans l'arrêt du 10 janvier 1990, Reichert, précité, point 12, la Cour a relevé que l'action dite "paulienne" du droit français trouve son fondement dans le droit de créance, droit personnel du créancier vis-à-vis de son débiteur, et a pour objet de protéger le droit de gage dont peut disposer le premier sur le patrimoine du second. Si elle aboutit, sa conséquence est de rendre inopposable au seul créancier l'acte de disposition passé par le débiteur en fraude de ses droits.
18 Il ressort en outre du mémoire de la Commission, qui n'est pas contesté sur ce point, qu'en droit français l'action "paulienne" peut être exercée soit contre les actes de disposition passés à titre onéreux par le débiteur lorsque le bénéficiaire est de mauvaise foi, soit contre les actes passés à titre gratuit par le débiteur même si le bénéficiaire est de bonne foi.
19 L'objet d'une telle action n'est pas de faire condamner le débiteur à réparer les dommages qu'il a causés à son créancier par son acte frauduleux, mais de faire disparaître, à l'égard du créancier, les effets de l'acte de disposition passé par son débiteur. Elle est dirigée non seulement contre le débiteur, mais aussi contre le bénéficiaire de l'acte, tiers par rapport à l'obligation qui lie le créancier à son débiteur, y compris, si l'acte est passé à titre gratuit, lorsque celui-ci n'a commis aucune faute.
20 Dans ces conditions, une action du type de l'action "paulienne" du droit français ne peut être regardée comme une demande tendant à mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur au sens où l'entend l'article 5, paragraphe 3, de la convention et ne relève donc pas du champ d'application de cet article.
En ce qui concerne l'article 16, paragraphe 5, de la convention
21 L'article 16, paragraphe 5, de la convention dispose que:
"Sont seuls compétents, sans considération de domicile
...
5) en matière d'exécution des décisions, les tribunaux de l'État contractant du lieu de l'exécution."
22 La Dresdner Bank fait valoir que l'action paulienne, dans la mesure où elle prépare l'exécution forcée d'une décision, est au nombre des exceptions visées à l'article 16, paragraphe 5, de la convention.
23 La Commission estime, au contraire, que, n'ayant pas pour effet de faire trancher par le juge une difficulté d'exécution d'un jugement, mais de lui faire prononcer un jugement modifiant la situation juridique du patrimoine du débiteur, l'action paulienne n'entre pas dans le champ d'application de cet article.
24 Il convient de relever, en premier lieu, que, ainsi que l'a jugé la Cour dans l'arrêt du 4 juillet 1985, Malhé, point 16 (220-84, Rec. p. 2267), l'article 16 de la convention apporte à la règle de compétence générale édictée par l'article 2 de la convention une série d'exceptions, sous forme de compétences exclusives, pour certains litiges qui comportent des liens spéciaux avec le territoire d'un État contractant autre que celui désigné en vertu de l'article 2, en raison soit de la situation d'un immeuble, soit du siège d'une société, soit d'une inscription dans un registre public, soit, et c'est l'objet du paragraphe 5, du lieu où une exécution judiciaire est poursuivie.
25 Il convient de relever, en second lieu, que l'article 16 ne doit pas être interprété dans un sens plus étendu que le requiert son objectif, dès lors qu'il a pour effet de priver les parties du choix du for qui autrement serait le leur et, dans certains cas, de les attraire devant une juridiction qui n'est la juridiction propre du domicile d'aucune d'entre elles (arrêts du 14 décembre 1977, Sanders, points 17 et 18, 73-77, Rec. p. 2383, et du 10 janvier 1990, Reichert, précité, point 9).
26 De ce point de vue, il faut prendre en considération le fait que le motif essentiel de la compétence exclusive des tribunaux du lieu d'exécution du jugement est qu'il n'appartient qu'aux tribunaux de l'État membre sur le territoire duquel l'exécution forcée est requise d'appliquer les règles concernant l'action, sur ce territoire, des autorités chargées de l'exécution forcée.
27 Il convient de relever, en troisième lieu, que le rapport établi par le comité des experts ayant élaboré le texte de la convention (JO 1979, C 59, p. 1) indique qu'il faut entendre par "contestations relatives à l'exécution des jugements" les contestations auxquelles peut donner lieu le "recours à la force, à la contrainte ou à la dépossession de biens meubles et immeubles en vue d'assurer la mise en œuvre matérielle des décisions, des actes" et que "les difficultés nées de ces procédures sont de la compétence exclusive du tribunal du lieu de l'exécution".
28 Une action du type de l'action "paulienne" du droit français a pour objet, ainsi qu'il a été dit ci-avant au point 17, de protéger le droit de gage du créancier en demandant au juge compétent d'ordonner la révocation à l'égard du créancier de l'acte de disposition passé par le débiteur en fraude de ses droits. Si elle préserve ainsi les intérêts du créancier, en vue, notamment, d'une exécution forcée ultérieure de l'obligation, elle ne vise pas à faire trancher une contestation relative au "recours à la force, à la contrainte ou à la dépossession de biens meubles et immeubles en vue d'assurer la mise en œuvre matérielle des décisions, des actes" et elle n'entre pas, par suite, dans le champ d'application de l'article 16, paragraphe 5, de la convention.
En ce qui concerne l'article 24 de la convention
29 L'article 24 de la convention dispose que:
"Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d'un État contractant peuvent être demandées aux autorités judiciaires de cet État, même si, en vertu de la présente Convention, une juridiction d'un autre État contractant est compétente pour connaître du fond."
30 La Dresdner Bank fait valoir que l'action paulienne a pour objet de donner une garantie provisoire au créancier et constitue aussi une "mesure conservatoire" au sens de l'article 24 de la convention.
31 La Commission estime, au contraire, que l'action paulienne n'a pas pour objet de maintenir une situation de fait ou de droit de manière à sauvegarder des droits dont la reconnaissance est, par ailleurs, demandée au juge du fond, mais qu'elle tend à modifier la situation juridique d'un bien. Elle ne constitue donc ni une mesure provisoire ni une mesure conservatoire au sens de l'article 24 de la convention.
32 La Cour a déjà jugé, dans l'arrêt du 27 mars 1979, De Cavel, point 8 (143-78, Rec. p. 1055), que les mesures provisoires ou conservatoires étant aptes à sauvegarder des droits de nature fort variée, leur appartenance au champ d'application de la convention est déterminée non par leur nature propre, mais par la nature des droits dont elles assurent la sauvegarde. Elle a ajouté, au point 9 de cet arrêt, que les dispositions de l'article 24 de la convention ne sauraient être invoquées pour faire rentrer dans le champ d'application de celle-ci les mesures provisoires ou conservatoires relatives à des matières qui en sont exclues.
33 La Cour a aussi relevé, dans l'arrêt du 21 mai 1980, Denilauler, points 15 et 16 (125-79, Rec. p. 1553), qu'une analyse de la fonction reconnue dans l'ensemble du système à l'article 24 conduit à la conclusion que, en ce qui concerne ce genre de mesures, un régime spécial a été envisagé afin de tenir compte de la circonspection particulière et de la connaissance approfondie des circonstances concrètes qu'exigent l'octroi de telles mesures ainsi que la détermination des modalités et conditions destinées à garantir le caractère provisoire et conservatoire de celles-ci.
34 Il y a donc lieu d'entendre par "mesures provisoires ou conservatoires" au sens de l'article 24 les mesures qui, dans les matières relevant du champ d'application de la convention, sont destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond.
35 Une action du type de l'action "paulienne" du droit français, si elle permet de protéger le droit de gage du créancier en évitant l'appauvrissement volontaire du patrimoine de son débiteur, n'a pas pour objet de maintenir une situation de fait ou de droit dans l'attente d'une décision du juge sur le fond. Elle tend à ce que le juge modifie la situation juridique du patrimoine du débiteur et de celui du bénéficiaire en ordonnant la révocation, à l'égard du créancier, de l'acte de disposition passé par le débiteur en fraude de ses droits. Elle ne saurait, par suite, être qualifiée de mesure provisoire ou conservatoire au sens de l'article 24 de la convention.
36 Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de répondre au juge de renvoi qu'une action prévue par le droit national, telle l'action "paulienne" du droit français, par laquelle un créancier tend à obtenir la révocation, à son égard, d'un acte translatif de droits réels immobiliers accompli par son débiteur d'une façon qu'il estime être en fraude de ses droits ne relève pas du champ d'application des articles 5, paragraphe 3, 16, paragraphe 5, et 24 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.
Sur les dépens
37 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, par arrêt du 7 mai 1990, dit pour droit:
Une action prévue par le droit national, telle l'action "paulienne" du droit français, par laquelle un créancier tend à obtenir la révocation, à son égard, d'un acte translatif de droits réels immobiliers accompli par son débiteur d'une façon qu'il estime être en fraude de ses droits ne relève pas du champ d'application des articles 5, paragraphe 3, 16, paragraphe 5, et 24 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.