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Décisions

CJCE, 5e ch., 9 juin 1994, n° C-292/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Lieber

Défendeur :

Göbel (Consorts)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Moitinho de Almeida

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. Edward, Joliet, Rodríguez Iglesias, Grévisse

Avocats :

Mes Thilo Krause-Palfner, Reinhard Patzina, Hans-Juergen Rabe

CJCE n° C-292/93

9 juin 1994

LA COUR (cinquième chambre),

1 Par décision du 10 juin 1992, parvenue à la Cour le 19 mai 1993, l'Oberlandesgericht Frankfurt am Main a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 concernant l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 16, paragraphe 1, de cette convention (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, ci-après la "convention de Bruxelles").

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige qui oppose M. Lieber aux époux Goebel.

3 Il ressort du dossier que les époux Goebel, domiciliés en Allemagne, sont propriétaires d'un appartement situé à Cannes (France).

4 En 1978, M. Lieber, également domicilié en Allemagne, avait saisi le Landgericht Frankfurt am Main d'un litige qui l'opposait aux époux Goebel. Suite à ce litige, les parties ont conclu une transaction extrajudiciaire aux termes de laquelle la propriété de l'appartement serait transférée à M. Lieber. En exécution de cette transaction, les époux Goebel ont mis M. Lieber en possession de l'appartement. Ce dernier en a eu la jouissance jusqu'en 1987.

5 A cette date, la transaction de 1978 sur le transfert de propriété de l'appartement a été déclarée nulle ex tunc pour des raisons tenant au droit allemand. M. Lieber a alors saisi le Landgericht Frankfurt am Main. Les époux Goebel ont, pour leur part, introduit une demande reconventionnelle visant à faire condamner M. Lieber à leur verser une indemnité pour les neuf années durant lesquelles il avait utilisé l'appartement de Cannes.

6 Après avoir obtenu le rapport d'un expert français sur la valeur d'utilisation de l'appartement, le Landgericht Frankfurt am Main a fait droit à la demande reconventionnelle à concurrence de 200 791,78 DM.

7 M. Lieber a fait appel de cette décision devant l'Oberlandesgericht Frankfurt am Main en faisant valoir que, en vertu de l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles, c'était un tribunal de l'État contractant où l'immeuble était situé, à savoir une juridiction française et non une juridiction allemande, qui était compétent pour connaître de la demande reconventionnelle.

8 L'Oberlandesgericht Frankfurt am Main a estimé que le litige soulevait une question d'interprétation de la convention de Bruxelles. Il a dès lors décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de la question préjudicielle suivante:

"Les questions d'indemnisation pour la jouissance d'une habitation après l'échec d'un transfert de propriété relèvent-elles également des matières régies par l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles?"

9 L'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles dispose comme suit:

"Sont seuls compétents, sans considération de domicile:

1) en matière de droits réels immobiliers et de baux d'immeubles, les tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé;

..."

10 Il convient de constater à titre liminaire que, ainsi que le gouvernement allemand l'a relevé à juste titre, une transaction telle que celle en cause en l'espèce, qui avait pour objectif de transférer la propriété d'un immeuble, ne constitue pas un bail d'immeuble au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles. En effet, cette notion s'applique à des contrats de location de propriété immobilière (voir arrêt du 15 janvier 1985, Rottwinkel, 241-83, Rec. p. 99, points 24 et 25). Il en résulte que l'indemnisation de la jouissance d'un bien à la suite de l'annulation du transfert de sa propriété ne saurait être considérée comme un droit se rapportant à un bail d'immeuble et relever, à ce titre, de l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles.

11 Il y a lieu, dès lors, d'examiner si l'indemnisation en question entre dans la notion de droit réel immobilier au sens de cette même disposition.

12 Il est de jurisprudence constante (voir notamment arrêt du 10 janvier 1990, Reichert et Kockler, C-115-88, Rec. p. I-27, point 9) que l'article 16 ne doit pas être interprété dans un sens plus étendu que ne le requiert son objectif, dès lors qu'il a pour effet de priver les parties du choix du for qui autrement serait le leur et, dans certains cas, de les attraire devant une juridiction qui n'est la juridiction propre du domicile d'aucune d'entre elles.

13 Il ressort du même arrêt ainsi que de l'arrêt du 17 mai 1994, Webb (C-294-92, non encore publié au Recueil, point 14), qu'il ne suffit pas qu'un droit réel immobilier soit concerné par l'action ou que l'action ait un lien avec un immeuble pour que l'article 16, paragraphe 1, s'applique. Il faut que l'action soit fondée sur un droit réel et non, sauf l'exception prévue pour les baux d'immeubles, sur un droit personnel.

14 La différence entre un droit réel et un droit personnel réside dans le fait que le premier, grevant un bien corporel, produit ses effets à l'égard de tous, alors que le second ne peut être invoqué que contre le débiteur (voir rapport Schlosser, JO 1979, C 59, p. 71, paragraphe 166).

15 Or, il est évident qu'une demande d'indemnisation pour la jouissance d'un immeuble ne peut être invoquée qu'à l'encontre du débiteur et qu'elle constitue, dès lors, un droit personnel, du moins lorsque ce débiteur ne conteste pas que le demandeur soit le propriétaire de l'immeuble en cause.

16 M. Lieber fait remarquer toutefois que, dans l'arrêt Rottwinkel, précité, la Cour a constaté que la compétence exclusive prévue par les dispositions de l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles, avait sa raison d'être dans le rattachement étroit des baux au régime juridique de la propriété immobilière et aux dispositions, de caractère généralement impératif, qui règlent son usage, telles que les législations relatives au contrôle du niveau des loyers et à la protection des droits des locataires et fermiers. C'est pourquoi, selon M. Lieber, la Cour a jugé que le recouvrement du loyer à payer par le locataire en exécution d'un bail relève des dispositions de ce paragraphe.

17 Toujours selon M. Lieber, ces considérations valent également pour une demande d'indemnisation de la jouissance d'un bien, telle que celle en cause dans l'affaire au principal, notamment parce que l'indemnité réclamée doit être calculée selon des principes analogues à ceux qui régissent les baux. Ce calcul ne peut être réalisé qu'en ayant recours à un expert établi en France, vu que la connaissance des données locales est une condition préalable à l'établissement d'un rapport d'expertise.

18 Cet argument ne saurait être accueilli.

19 En effet, il y a lieu de relever en premier lieu que, à la différence de la présente affaire, l'arrêt Rottwinkel, précité, concernait un contrat de location qui relevait, dès lors, de la notion de "baux d'immeuble".

20 En deuxième lieu, le simple fait que, dans un cas tel que celui de l'espèce, l'indemnité due est à calculer selon des principes régissant le droit des baux ne justifie pas l'application de l'article 16, paragraphe 1, à une situation ne faisant intervenir aucun bail. En effet, le rapport propriétaire-locataire comporte une série de droits et d'obligations, outre celle afférente au loyer. Ce rapport est régi par des législations particulières, dont certaines de caractère impératif, de l'État où l'immeuble qui fait l'objet du bail est situé, telles que, par exemple, celles qui déterminent à qui incombe la responsabilité de l'entretien de l'immeuble et du paiement des impôts fonciers, celles qui régissent les devoirs de l'occupant de l'immeuble vis-à-vis des voisins, ainsi que celles qui contrôlent ou limitent le droit du propriétaire de reprendre possession de l'immeuble au terme du bail. C'est la complexité de ce rapport, ainsi que l'intérêt de l'État où l'immeuble est situé de veiller au respect de ces dispositions, qui justifie la compétence exclusive attribuée à cet État en matière de baux. Or, ces raisons ne s'appliquent pas en l'absence du rapport propriétaire-locataire.

21 En troisième lieu, s'il est vrai que le tribunal de l'État contractant où l'immeuble est situé peut plus facilement, en vue de déterminer le montant de l'indemnisation due, connaître le niveau des loyers pratiqués dans son ressort, il n'en reste pas moins qu'un tribunal situé dans un autre État membre a la possibilité, lui aussi, de faire appel à un expert local afin d'obtenir les informations nécessaires, comme l'a d'ailleurs fait le Landgericht Frankfurt am Main, statuant en première instance dans l'affaire au principal.

22 Il y a donc lieu de répondre à la question de la juridiction de renvoi qu'une demande d'indemnisation pour la jouissance d'une habitation après l'annulation d'un transfert de propriété ne relève pas des matières régies par l'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles.

Sur les dépens

23 Les frais exposés par les Gouvernements allemand et français, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par l'Oberlandesgericht Frankfurt am Main, par ordonnance du 10 juin 1992, dit pour droit:

Une demande d'indemnisation pour la jouissance d'une habitation après l'annulation d'un transfert de propriété ne relève pas des matières régies par l'article 16, paragraphe 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord.