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Décisions

CJCE, 17 mai 1994, n° C-294/92

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

George Lawrence Webb

Défendeur :

Lawrence Desmond Webb

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Moitinho de Almeida, Diez de Velasco, Edward

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. Kakouris, Joliet, Rodríguez Iglesias, Zuleeg, Kapteyn

Avocats :

Mes Briggs, Blackett-Ord

CJCE n° C-294/92

17 mai 1994

LA COUR,

1 Par ordonnance du 27 février 1992, parvenue à la Cour le 3 juillet suivant, la Court of Appeal, London, a posé, en vertu de l'article 3 du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 16, paragraphe 1, de cette convention (ci-après la "convention").

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige qui oppose M. George Lawrence Webb (ci-après "Webb père") à son fils, M. Lawrence Desmond Webb (ci-après "Webb fils"), au sujet d'un immeuble situé en France.

3 Au cours de l'année 1971, Webb père a conclu un contrat d'achat portant sur l'acquisition d'un appartement situé à Antibes. Il a réuni les fonds nécessaires en Angleterre.

4 Les autorisations de la Bank of England requises par la législation britannique sur le contrôle des changes ont été obtenues sur la base de l'indication que le bien serait acheté au nom de Webb fils. Les fonds nécessaires ont ensuite été transférés du compte bancaire que le père détenait en Angleterre à celui ouvert à Antibes par son fils. En octobre 1971, le vendeur a transmis la propriété de l'appartement à Webb fils.

5 Depuis lors, tant le père et son épouse que le fils ont joui du bien comme résidence de vacances, le père supportant l'essentiel des frais d'entretien.

6 Le 26 mars 1990, Webb père a introduit une action devant la High Court of Justice contre son fils. Celle-ci tendait, à titre principal, à faire constater que ce dernier détenait le bien en qualité de trustee et à obtenir qu'injonction lui soit faite d'établir les documents nécessaires pour mettre le legal ownership au nom de son père.

7 Webb fils a contesté la compétence des juridictions anglaises. Il a fait valoir que, l'action portant sur un droit réel immobilier, les juridictions françaises étaient exclusivement compétentes. Il a invoqué, à cet égard, l'article 16, paragraphe 1, de la convention, lequel dispose que

"Sont seuls compétents, sans considération de domicile:

1) a) en matière de droits réels immobiliers et de baux d'immeubles, les tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé,

..."

8 Dans sa décision du 23 mai 1991, la High Court a relevé, d'une part, que Webb père avait fondé sa demande sur une relation fiduciaire entre son fils et lui et, d'autre part, qu'il ne demandait ni la constatation de sa qualité de propriétaire, ni un envoi en possession, ni la rectification du registre foncier, mais une injonction dirigée contre la personne de son fils de préparer les documents nécessaires pour lui transférer la propriété de l'appartement. La High Court en a déduit que la demande ne portait pas sur des droits réels immobiliers au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la convention et a rejeté l'exception d'incompétence.

9 Sur le fond, la High Court a estimé que Webb fils détenait l'appartement en vertu d'un resulting trust (trust implicite). En droit anglais, lorsqu'une personne finance l'achat d'un bien au nom d'une autre personne, elle est, en l'absence d'intention libérale certaine, présumée avoir conservé les beneficial interests (intérêts bénéficiaires) du bien dont le propriétaire en titre est, quant à lui, présumé être le trustee. Pour renverser cette présomption, Webb fils a allégué que l'appartement lui avait été donné en presumption of advancement (avancement d'hoirie). Cet argument n'a toutefois pas convaincu la High Court qui a déduit de l'utilisation de l'appartement par Webb père son intention de conserver le bien pour lui-même.

10 Webb fils a interjeté appel, moyen pris uniquement de ce que la High Court avait jugé à tort l'article 16, paragraphe 1, de la convention inapplicable au litige. Doutant de l'interprétation à donner à cette disposition, la Court of Appeal, London, a demandé à la Cour de statuer à titre préjudiciel sur la question suivante:

"L'article 16, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles est-il à interpréter en ce sens que l'action portée devant la Chancery Division de la High Court of Justice et enregistrée sous la dénomination et le numéro Webb contre Webb 1990 W. n 2827 relève de la compétence exclusive des tribunaux français?"

11 Par sa question, la juridiction nationale demande en substance si l'action tendant à faire constater qu'une personne détient un bien immobilier en qualité de trustee et à lui faire enjoindre d'établir les documents nécessaires pour que le demandeur devienne titulaire du legal ownership est une action réelle au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la convention.

12 Estimant que le critère d'application de l'article 16, paragraphe 1, est l'objectif finalement poursuivi par le demandeur et que, par son action, Webb père vise, en dernière analyse, à obtenir la propriété de l'appartement, Webb fils et la Commission soutiennent que le litige au principal relève de l'article 16, paragraphe 1.

13 Cet argument ne saurait être accueilli.

14 L'article 16 attribue une compétence exclusive en matière de droits réels immobiliers aux juridictions de l'État contractant où l'immeuble est situé. De l'arrêt du 10 janvier 1990, Reichert et Kockler (C-115-88, Rec. I-27), qui avait à statuer sur l'applicabilité de cette compétence exclusive à une action intentée par un créancier en vue de faire déclarer que lui était inopposable un acte de disposition d'un immeuble que ce créancier soutenait avoir été effectué par son débiteur en fraude de ses droits, il résulte qu'il ne suffit pas qu'un droit réel immobilier soit concerné par l'action ou que l'action ait un lien avec un immeuble pour que l'article 16, paragraphe 1, s'applique. Il faut que l'action soit fondée sur un droit réel et non, sauf l'exception prévue pour les baux d'immeubles, sur un droit personnel.

15 L'action dont est saisie en l'espèce la juridiction de renvoi tend à faire reconnaître que Webb fils détient l'appartement au bénéfice exclusif de son père et que, en cette qualité, il a le devoir de préparer les documents nécessaires à lui en transférer la propriété. Le père ne prétend pas être d'ores et déjà titulaire de prérogatives qui porteraient directement sur l'immeuble et qui seraient opposables à tous, mais invoque uniquement des droits à l'encontre de son fils. Dès lors, son action n'est pas une action réelle au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la convention, mais est une action personnelle.

16 Par ailleurs, les considérations de bonne administration de la justice qui sous-tendent l'article 16, paragraphe 1, de la convention ne trouvent pas à s'appliquer en l'espèce.

17 Ainsi que la Cour l'a jugé, la compétence exclusive en matière de droits réels immobiliers des tribunaux de l'État où l'immeuble est situé se justifie par le fait que les litiges portant sur des droits réels immobiliers entraînent souvent des contestations qui impliquent fréquemment des vérifications, des enquêtes et des expertises qui doivent être faites sur place (voir arrêt du 14 décembre 1977, Sanders, 73-77, p. 2383, point 13).

18 Or, comme l'ont relevé à juste titre Webb père et le gouvernement du Royaume-Uni, la nature immobilière et la localisation du bien détenu en trust sont sans incidence sur la configuration du litige au principal: celui-ci se serait posé dans les mêmes termes s'il avait eu trait à un appartement situé au Royaume-Uni ou à un bateau de plaisance.

19 Il y a donc lieu de répondre à la question posée que l'action tendant à faire constater qu'une personne détient un bien immobilier en qualité de trustee et à lui faire enjoindre d'établir les documents nécessaires pour que le demandeur devienne titulaire du legal ownership n'est pas une action réelle au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la convention.

Sur les dépens

20 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Court of Appeal, London, par ordonnance du 27 février 1992, dit pour droit:

L'action tendant à faire constater qu'une personne détient un bien immobilier en qualité de trustee et à lui faire enjoindre d'établir les documents nécessaires pour que le demandeur devienne titulaire du legal ownership n'est pas une action réelle au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale.