CJCE, 5e ch., 10 janvier 1990, n° C-115/88
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mario Reichert, Hans-Heinz Reichert, Ingeborg Kockler
Défendeur :
Dresdner Bank (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Sir Gordon Slynn
Avocat général :
M. Mischo
Juges :
MM. Zuleeg, Joliet, Moitinho de Almeida, Grévisse
Avocats :
Mes Jestaedt, Fiumara
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par arrêt du 18 novembre 1987 parvenu à la Cour le 11 avril 1988, la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "convention "), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 16, paragraphe 1, de cette convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige qui oppose M. et Mme Reichert et leur fils, M. Mario Peter Antonio Reichert, d'une part, à la société Dresdner Bank, d'autre part.
3 M. et Mme Reichert, qui résident en République fédérale d'Allemagne, sont propriétaires de biens immobiliers situés sur le territoire de la commune d'Antibes (France, département des Alpes-Maritimes) dont ils ont donné la nue-propriété à leur fils M. Mario Reichert par acte notarié passé à Creutzwald (France, département de la Moselle). Cette donation a été contestée par la société Dresdner Bank, créancière des époux Reichert, devant le tribunal de grande instance de Grasse, dans le ressort duquel sont situés les biens litigieux, sur le fondement de l'article 1167 du Code civil français, aux termes duquel les créanciers peuvent, "en leur nom personnel, attaquer les actes faits par leur débiteur en fraude de leurs droits" et qui ouvre ainsi l'action dite "paulienne ".
4 Le tribunal de grande instance de Grasse a retenu sa compétence, qui était contestée par les consorts Reichert, par un jugement du 20 février 1987, sur le fondement du paragraphe 1 de l'article 16 de la convention, en vertu duquel sont seuls compétents, sans considération de domicile, "en matière de droits réels immobiliers ... les tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé ".
5 Les consorts Reichert ont contesté ce jugement par la voie d'un contredit de compétence devant la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, qui a décidé de surseoir à statuer et a posé à la Cour la question de savoir si,
"en disposant qu'en matière de droits réels immobiliers et de baux d'immeubles sont seuls compétents les tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé, la convention de Bruxelles a entendu définir une règle de compétence sans référence aucune à la classification des actions en actions personnelles, actions réelles et actions mixtes, en ne prenant en considération que le fond du droit, c'est-à-dire la nature des droits en cause, et que la règle de compétence ainsi posée permet au créancier qui attaque les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits, en l'espèce une donation de droits réels immobiliers, de porter son action devant le tribunal de l'État contractant où l'immeuble est situé ".
6 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure et des observations présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
7 Il ressort des termes mêmes de la question posée ainsi que des motifs retenus par l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence que celle-ci voudrait savoir si relève du champ d'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention l'hypothèse où, par la voie d'une action prévue par un droit national, en l'espèce l'action paulienne du droit français, un créancier attaque une donation d'immeuble qu'il estime faite par son débiteur en fraude de ses droits.
8 Il apparaît, tout d'abord, que, en vue d'assurer, dans la mesure du possible, l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la convention pour les États contractants et les personnes intéressées, il convient de déterminer de manière autonome, en droit communautaire, le sens de l'expression "en matière de droits réels immobiliers", comme la Cour l'a d'ailleurs déjà fait à propos d'autres chefs de compétence exclusive prévus par l'article 16 dans ses arrêts du 14 décembre 1977, Sanders/Van der Putte (73-77, Rec. p. 2383, notion de "baux d'immeubles", article 16, paragraphe 1), et du 15 novembre 1983, Duijnstee/Lodewijk Goderbauer (288-82, Rec. p. 3663, notion de litige "en matière d'inscription ou de validité des brevets", article 16, paragraphe 4).
9 Il convient, ensuite, de relever qu'ainsi que la Cour l'a déjà jugé l'article 16 ne doit pas être interprété dans un sens plus étendu que ne le requiert son objectif dès lors qu'il a pour effet de priver les parties du choix du for qui autrement serait le leur et, dans certains cas, de les attraire devant une juridiction qui n'est la juridiction propre du domicile d'aucune d'entre elles (arrêt du 14 décembre 1977, Sanders/Van der Putte, précité).
10 De ce point de vue, il faut prendre en considération le fait que le motif essentiel de la compétence exclusive des tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé est la circonstance que le tribunal du lieu de situation est le mieux à même, compte tenu de la proximité, d'avoir une bonne connaissance des situations de fait et d'appliquer les règles et usages qui sont, en général, ceux de l'État de situation (arrêts du 14 décembre 1977, Sanders/Van der Putte, précité, et du 15 janvier 1985, Roesler/Rottwinckel, 241-83, Rec. p. 99).
11 Dans ces conditions, l'article 16, paragraphe 1, doit s'interpréter en ce sens que la compétence exclusive des tribunaux de l'État contractant où l'immeuble est situé n'englobe pas l'ensemble des actions qui concernent des droits réels immobiliers, mais seulement celles d'entre elles qui, tout à la fois, entrent dans le champ d'application de la convention de Bruxelles et sont au nombre de celles qui tendent à déterminer l'étendue, la consistance, la propriété, la possession d'un bien immobilier ou l'existence d'autres droits réels sur ces biens et à assurer aux titulaires de ces droits la protection des prérogatives qui sont attachées à leur titre.
12 Or, l'action dite "paulienne" trouve son fondement dans le droit de créance, droit personnel du créancier vis-à-vis de son débiteur, et a pour objet de protéger le droit de gage dont peut disposer le premier sur le patrimoine du second. Si elle aboutit, sa conséquence est de rendre inopposable au seul créancier l'acte de disposition passé par le débiteur en fraude de ses droits. De plus, son examen n'exige pas l'appréciation de faits ni l'application des règles et usages du lieu de situation du bien qui sont de nature à justifier la compétence d'un juge de l'État dans lequel l'immeuble est situé.
13 Enfin, si les règles relatives à la publicité foncière en vigueur dans certains États membres exigent la publication des actions judiciaires tendant à ce que soient révoqués ou à ce que soient déclarés inopposables à des tiers les actes portant sur des droits soumis à cette forme de publicité ainsi que la publication des décisions judiciaires rendues à la suite de ces actions, cette circonstance ne suffit pas, à elle seule, à justifier la compétence exclusive des tribunaux de l'État contractant où l'immeuble objet de ces droits est situé. En effet, la protection juridique des tiers qui est à l'origine de telles règles de droit national peut être assurée, si besoin est, par la publication dans les formes et au lieu prévus par la loi de l'État contractant dans lequel est situé l'immeuble.
14 Il en résulte que cette action, formée par un créancier à l'encontre d'un contrat de vente d'immeuble passé par son débiteur ou d'une donation faite par ce dernier, n'entre pas dans le champ d'application de l'article 16, paragraphe 1.
15 Il y a donc lieu de répondre à la question posée par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence que ne relève pas du champ d'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention l'action qui, intentée par un créancier, tend à lui rendre inopposable un acte de disposition portant sur un droit réel immobilier qu'il soutient avoir été passé par son débiteur en fraude de ses droits.
Sur les dépens
16 Les frais exposés par les gouvernements de la République française, de la République fédérale d'Allemagne, du Royaume-Uni, de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident de procédure soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la cour d'appel d'Aix-en-Provence par arrêt du 18 novembre 1987, dit pour droit :
Ne relève pas du champ d'application de l'article 16, paragraphe 1, de la convention l'action qui, intentée par un créancier, tend à lui rendre inopposable un acte de disposition portant sur un droit réel immobilier qu'il soutient avoir été passé par son débiteur en fraude de ses droits.