CJCE, 10 mars 1992, n° C-214/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Powell Duffryn plc
Défendeur :
Wolfgang Petereit
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
Sir Gordon Slynn, MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Zuleeg, Murray
Avocats :
Mes Wilcke, Armbruester, Wolf-Dietrich Krause-Ablass
LA COUR,
1 Par ordonnance en date du 1er juin 1989, parvenue à la Cour le 10 juillet suivant, l'Oberlandesgericht Koblenz a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 17 de cette convention, telle que modifiée par la convention d'adhésion de 1978 (JO L 304, p. 1, ci-après "convention de Bruxelles").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige qui oppose M. W. Petereit, agissant en sa qualité de syndic de la société IBH-Holding AG, en faillite, à la société Powell Duffryn plc (ci-après "Powell Duffryn"). Il ressort du dossier que Powell Duffryn, société de droit anglais, avait souscrit des actions nominatives de la société IBH-Holding AG (ci-après "IBH-Holding"), société anonyme de droit allemand, lors d'une augmentation de capital de cette dernière en septembre 1979. Le 28 juillet 1980, Powell Duffryn a participé aux délibérations d'une assemblée générale de IBH-Holding au cours de laquelle les actionnaires ont adopté, par acclamation, des décisions modifiant les statuts de IBH, notamment en y insérant la clause suivante:
"L'actionnaire, en souscrivant ou en reprenant des actions ou des certificats provisoires, se soumet à la juridiction dont relève ordinairement la société, pour tous les différends l'opposant à la société ou à ses organes."
3 En 1981 et en 1982, Powell Duffryn a de nouveau souscrit des actions lors des augmentations successives du capital de IBH-Holding et a également perçu des dividendes. En 1983, IBH-Holding a été mise en faillite et M. Petereit, agissant en tant que syndic, a introduit un recours devant le Landgericht Mainz, en soutenant que Powell Duffryn ne s'était pas acquittée envers IBH-Holding des obligations de paiement en numéraires qui lui incombaient en vertu des augmentations de capital. Il a demandé aussi le remboursement des dividendes payés, selon lui, indûment à Powell Duffryn.
4 Le Landgericht Mainz ayant rejeté l'exception d'incompétence soulevée par Powell Duffryn, cette dernière a fait appel de ce jugement devant l'Oberlandesgericht Koblenz qui, estimant que le litige soulevait une question d'interprétation de l'article 17 de la convention de Bruxelles, a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes:
"1) La disposition figurant dans les statuts d'une société anonyme, en vertu de laquelle l'actionnaire, en souscrivant ou en acquérant des actions, se soumet à la juridiction dont relève ordinairement la société pour tous les différends avec la société ou avec ses organes, constitue-t-elle une convention attributive de juridiction conclue entre l'actionnaire et la société au sens de l'article 17 de la convention de Bruxelles?
(Cette question appelle-t-elle une réponse différente selon que l'actionnaire souscrit lui-même des actions à l'occasion d'une augmentation de capital ou acquiert des actions déjà existantes?)
2) En cas de réponse affirmative à la première question:
a) La souscription et la remise des actions, par déclaration écrite de souscription, à l'occasion de l'augmentation du capital d'une société anonyme constituent-t-elles l'écrit exigé par l'article 17, premier alinéa, de la convention de Bruxelles, dans le cas d'une clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société?
b) La clause attributive de juridiction satisfait-elle à la condition selon laquelle le rapport de droit à l'occasion duquel naîtront les différends doit être suffisamment déterminé, au sens de l'article 17 de la convention de Bruxelles?
c) La clause attributive de juridiction figurant dans les statuts s'applique-t-elle également aux actions en recouvrement fondées sur un contrat de souscription des actions et aux actions en remboursement de dividendes indûment versés?"
5 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure et des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
6 A l'article 17 de la convention de Bruxelles, il est prévu que si les parties, dont l'une au moins a son domicile sur le territoire d'un État contractant, sont convenues d'un tribunal d'un État contractant pour connaître des différends nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ce tribunal est seul compétent.
7 Il convient d'examiner si une clause attributive de juridiction insérée dans les statuts d'une société anonyme constitue une convention au sens de l'article 17, précité, entre la société et ses actionnaires.
8 A cet égard, Powell Duffryn fait valoir qu'une clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société anonyme ne peut pas constituer une convention, puisque les statuts ont un caractère normatif qui ne laisse à l'actionnaire aucune possibilité d'en discuter le contenu; l'actionnaire risque même d'y voir introduire des clauses contre sa volonté expresse si une telle possibilité est prévue par les statuts ou par le droit national applicable.
9 En revanche, M. Petereit et la Commission soutiennent, en se basant sur le droit allemand, et notamment sur les dispositions de l'Aktiengesetz (loi allemande sur les sociétés anonymes), que les statuts ont une nature contractuelle et que, dès lors, une clause attributive de juridiction y insérée constitue une convention au sens de l'article 17 de la convention de Bruxelles.
10 A cet égard, il ressort de l'examen comparatif des divers ordres juridiques des États contractants que la qualification de la nature des rapports entre une société anonyme et ses actionnaires n'est pas toujours la même. Dans certains ordres juridiques, ces rapports sont qualifiés de contractuels et, dans d'autres, ils reçoivent la qualification d'institutionnels, de normatifs ou de sui generis.
11 Se pose ainsi la question de savoir si la notion de "convention attributive de juridiction" utilisée à l'article 17 de la convention de Bruxelles doit recevoir une interprétation autonome ou être considérée comme renvoyant au droit interne de l'un ou l'autre des États concernés.
12 A cet égard, il y a lieu de souligner que, ainsi que la Cour l'a déjà jugé dans son arrêt du 6 octobre 1976, Tessili (12-76, Rec. p. 1473), aucune de ces deux options ne s'impose à l'exclusion de l'autre, le choix approprié ne pouvant être dégagé qu'à propos de chacune des dispositions de la convention, de façon toutefois à assurer à celle-ci sa pleine efficacité dans la perspective des objectifs de l'article 220 du traité CEE.
13 La notion de "convention attributive de juridiction" est déterminante pour conférer, par dérogation aux règles générales sur la compétence judiciaire, une compétence à caractère exclusif au tribunal de l'État contractant que les parties auraient désigné. Compte tenu des objectifs et de l'économie générale de la convention de Bruxelles, et afin d'assurer, dans la mesure du possible, l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la convention pour les États contractants et les personnes intéressées, il importe donc de ne pas interpréter la notion de "convention attributive de juridiction" comme un simple renvoi au droit interne de l'un ou l'autre des États concernés.
14 Dès lors, et ainsi que la Cour l'a jugé pour des motifs analogues en ce qui concerne notamment la notion de "matière contractuelle" ainsi que d'autres notions, visées à l'article 5 de la convention, servant de critère pour la détermination de compétences spéciales (voir l'arrêt du 22 mars 1983, Peters, points 9 et 10, 34-82, Rec. p. 987), il y a lieu de considérer la notion de convention attributive de juridiction visée à l'article 17 comme une notion autonome.
15 A cet égard, il convient de rappeler que, appelée à interpréter la notion de "matière contractuelle", visée à l'article 5 de la convention, la Cour a jugé que les obligations imposées à une personne en sa qualité de membre d'une association devaient être considérées comme des obligations contractuelles, au motif que l'adhésion à une association créait entre les associés des liens étroits de même type que ceux qui s'établissent entre les parties à un contrat (voir arrêt du 22 mars 1983, Peters, précité, point 13).
16 De la même manière, les liens existant entre les actionnaires d'une société sont comparables à ceux qui existent entre les parties à un contrat. La constitution d'une société traduit en effet l'existence d'une communauté d'intérêts entre les actionnaires dans la poursuite d'un objectif commun. Afin de réaliser cet objectif, chaque actionnaire est investi, vis-à-vis des autres actionnaires et des organes de la société, de droits et d'obligations qui trouvent leur expression dans les statuts de la société. Il s'ensuit que, pour l'application de la convention de Bruxelles, les statuts de la société doivent être considérés comme un contrat régissant à la fois les rapports entre les actionnaires et les rapports entre ceux-ci et la société qu'ils créent.
17 Il en résulte qu'une clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société anonyme constitue une convention, au sens de l'article 17 de la convention de Bruxelles, liant l'ensemble des actionnaires.
18 Il importe peu que l'actionnaire, à l'encontre duquel la clause attributive de juridiction est invoquée, se soit opposé à l'adoption de cette clause ou qu'il soit devenu actionnaire après l'adoption de cette clause.
19 En effet, en devenant et en demeurant actionnaire d'une société, l'actionnaire donne son consentement pour se soumettre à l'ensemble des dispositions figurant dans les statuts de la société et aux décisions adoptées par les organes de la société, conformément aux dispositions du droit national applicable et des statuts, même si certaines de ces dispositions ou décisions ne rencontrent pas son accord.
20 Une interprétation différente de l'article 17 de la convention de Bruxelles aboutirait à une multiplication des chefs de compétence pour les litiges issus d'un même rapport de droit et de fait entre la société et ses actionnaires et porterait atteinte au principe de sécurité juridique.
21 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la première question posée par la juridiction nationale qu'une clause attributive de juridiction désignant le tribunal d'un État contractant pour connaître des différends qui opposent une société anonyme à ses actionnaires, insérée dans les statuts de cette société et adoptée conformément aux dispositions du droit national applicable et aux statuts eux-mêmes, constitue une convention attributive de juridiction au sens de l'article 17 de la convention de Bruxelles.
Sur la première partie de la seconde question
22 Par la première partie de la seconde question, la juridiction nationale cherche, en substance, à savoir dans quelles circonstances une clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société satisfait aux conditions de forme posées par l'article 17 de la convention de Bruxelles.
23 En vertu de l'article 17 de la convention de Bruxelles, la convention attributive de juridiction doit être conclue soit par écrit, soit verbalement avec confirmation écrite, soit, dans le commerce international, sous une forme admise par les usages en vigueur dans ce domaine et que les parties connaissent ou sont censées connaître.
24 Ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 14 décembre 1976, Estasis Salotti, point 7 (24-76, Rec. p. 1831), les formes exigées par l'article 17 ont pour fonction d'assurer que le consentement des parties soit effectivement établi.
25 Il convient de souligner toutefois que la situation des actionnaires par rapport aux statuts d'une société - qui traduit l'existence d'une communauté d'intérêts entre les actionnaires dans la poursuite d'un objectif commun - est différente de celle, visée dans l'arrêt précité, d'une partie à un contrat de vente par rapport à des conditions générales de vente.
26 Il y a lieu de relever tout d'abord que, dans les ordres juridiques de tous les États contractants, les statuts de société revêtent une forme écrite. En outre, dans le droit des sociétés de l'ensemble de ces États, il est admis que les statuts de société jouent un rôle particulier en ce qu'ils constituent l'instrument de base régissant les rapports entre l'actionnaire et la société.
27 Il convient ensuite de souligner que, indépendamment du mode d'acquisition des actions, toute personne acquérant la qualité d'actionnaire d'une société sait, ou doit savoir, qu'elle est liée par les statuts de cette société et par les amendements qui y sont apportés par les organes de la société conformément aux dispositions du droit national applicable et des statuts.
28 Par conséquent, lorsque les statuts de la société comportent une clause attributive de juridiction, tout actionnaire est censé avoir connaissance de cette clause et consentir effectivement à l'attribution de juridiction qu'elle prévoit, dès lors que les statuts de la société sont déposés en un lieu auquel l'actionnaire peut avoir accès, tel que le siège de la société, ou figurent dans un registre public.
29 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première partie de la seconde question posée par la juridiction nationale que, indépendamment du mode d'acquisition des actions, les exigences de forme posées par l'article 17 doivent être considérées comme remplies à l'égard de tout actionnaire, dès lors que la clause attributive de juridiction figure dans les statuts de la société et que ces statuts sont déposés en un lieu auquel l'actionnaire peut avoir accès ou figurent dans un registre public.
Sur la deuxième partie de la seconde question
30 En vertu de l'article 17 de la convention de Bruxelles, l'attribution de compétence a lieu en vue de la solution de différends nés ou à naître "à l'occasion d'un rapport de droit déterminé".
31 Cette exigence vise à limiter la portée d'une convention attributive de juridiction aux seuls différends qui trouvent leur origine dans le rapport de droit à l'occasion duquel cette convention a été conclue. Elle a pour objectif d'éviter qu'une partie soit surprise par l'attribution, à un for déterminé, de l'ensemble des différends qui surgiraient dans les rapports qu'elle entretient avec son cocontractant et qui trouveraient leur origine dans des rapports autres que celui à l'occasion duquel l'attribution de juridiction a été convenue.
32 A cet égard, une clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société satisfait à cette exigence lorsqu'elle porte sur les différends nés ou à naître à l'occasion des rapports entre la société et ses actionnaires en tant que tels.
33 La question de savoir si, en l'espèce, la clause attributive de juridiction doit se voir attribuer une telle portée est une question d'interprétation qu'il appartient au juge national de résoudre.
34 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la deuxième partie de la seconde question posée par la juridiction nationale que la condition du caractère suffisamment déterminé du rapport de droit dont peuvent naître les différends, au sens de l'article 17, est remplie si la clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société peut être interprétée en ce sens qu'elle se réfère aux différends qui opposent la société à ses actionnaires en tant que tels.
Sur la troisième partie de la seconde question
35 Par la troisième partie de la seconde question, la juridiction nationale vise, en substance, à savoir si la clause attributive de juridiction invoquée devant elle s'applique aux litiges qui lui sont soumis.
36 A cet égard, il y a lieu de rappeler que l'interprétation de la clause attributive de juridiction invoquée devant la juridiction nationale incombe à cette juridiction.
37 Par conséquent, il convient de répondre à la troisième partie de la seconde question posée par la juridiction nationale que l'interprétation de la clause attributive de juridiction invoquée devant le juge national, afin de déterminer les différends qui relèvent de son champ d'application, incombe à ce dernier.
Sur les dépens
38 Les frais exposés par le Gouvernement allemand ainsi que par la Commission, qui ont déposé des observations devant la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle posées par l'Oberlandesgericht Koblenz, par ordonnance du 1er juin 1989, dit pour droit:
1) Une clause attributive de juridiction désignant le tribunal d'un État contractant pour connaître des différends qui opposent une société anonyme à ses actionnaires, insérée dans les statuts de cette société et adoptée conformément aux dispositions du droit national applicable et aux statuts eux-mêmes, constitue une convention attributive de juridiction au sens de l'article 17 de la convention de Bruxelles.
2) Indépendamment du mode d'acquisition des actions, les exigences de forme posées par l'article 17 doivent être considérées comme remplies à l'égard de tout actionnaire, dès lors que la clause attributive de juridiction figure dans les statuts de la société et que ces statuts sont déposés en un lieu auquel l'actionnaire peut avoir accès ou figurent dans un registre public.
3) La condition du caractère suffisamment déterminé du rapport de droit dont peuvent naître les différends, au sens de l'article 17, est remplie si la clause attributive de juridiction figurant dans les statuts d'une société peut être interprétée en ce sens qu'elle se réfère aux différends qui opposent la société à ses actionnaires en tant que tels.
4) L'interprétation de la clause attributive de juridiction invoquée devant le juge national, afin de déterminer les différends qui relèvent de son champ d'application, incombe à ce dernier.