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Décisions

CJCE, 2e ch., 15 juin 1995, n° C-422/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Zabala Erasun, Encabo Terrazos, Casquero Carrillo

Défendeur :

Instituto Nacional de Empleo

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Kapteyn

Juges :

MM. Kakouris, Murray

Avocat général :

M. Elmer

CJCE n° C-422/93

15 juin 1995

LA COUR (quatrième chambre),

1 Par trois ordonnances, les deux premières du 1er juin 1993 et la troisième du 22 juin 1993, parvenues à la Cour le 15 octobre suivant, le Tribunal Superior de Justicia de la Comunidad Autónoma del País Vasco (Espagne) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 4, paragraphe 1, sous g), et paragraphe 2, 5 et 97 du règlement (CEE) nº 1408-71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté, dans sa version codifiée par le règlement (CEE) nº 2001-83 du Conseil, du 2 juin 1983 (JO L 230, p. 6).

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de litiges opposant Mmes Teresa Zabala Erasun et Elvira Encabo Terrazos ainsi que M. Francisco Casquero Carrillo à l'Instituto Nacional de Empleo (ci-après l'"INEM") au sujet de son refus de leur accorder l'allocation de chômage à caractère d'assistance sociale qu'ils avaient demandée.

3 En Espagne, la Ley de Protección por Desempleo n° 31-84, du 2 août 1984 (loi sur la protection des chômeurs, BOE nº 186, p. 4009 du 4 août 1984, ci-après la "loi n° 31-84"), contient dans son titre I des dispositions relatives aux prestations de chômage à caractère contributif et dans son titre II des dispositions relatives aux prestations d'assistance sociale.

4 Les requérants au principal, de nationalité espagnole, ont travaillé durant différentes périodes dans la zone frontalière française, à proximité de la province espagnole de Guipúzcoa où ils résident.

5 Devenus chômeurs, ils ont demandé et obtenu de l'INEM les prestations de chômage à caractère contributif prévues par le titre I de la loi nº 31-84.

6 A l'expiration de la période durant laquelle ils avaient droit à ces prestations, ils ont demandé à l'INEM le bénéfice de l'allocation de chômage à caractère d'assistance sociale, prévue par le titre II de la même loi, mais leurs demandes ont été rejetées.

7 Ils ont alors introduit des recours devant le Juzgado de lo Social de Guipúzcoa. Ils ont été déboutés de leurs demandes par jugements des 8 octobre 1990, 21 novembre 1990 et 14 mai 1991, aux motifs que dans la déclaration adressée par le Royaume d'Espagne au président du Conseil des Communautés européennes en application de l'article 5 du règlement n 1408-71 (JO 1987, C 107, p. 1) étaient mentionnées uniquement les prestations de chômage à caractère contributif visées au titre I de la loi nº 31-84, à l'exclusion des prestations à caractère d'assistance sociale visées au titre II de cette même loi.

8 Les intéressés ont interjeté appel des jugements devant le Tribunal Superior de Justicia de la Comunidad Autónoma del País Vasco, lequel a décidé de surseoir à statuer dans les trois affaires et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) La notification, adressée par le Royaume d'Espagne au président du Conseil des Communautés européennes et publiée au Journal officiel des Communautés européennes du 22 avril 1987, crée-t-elle une règle juridique dont les difficultés d'interprétation ne doivent pas être résolues par le juge national ordinaire?

2) En cas de réponse affirmative à la question précédente, faut-il considérer comme juridiquement licite l'exclusion que cette notification implique, en ce qu'elle ne dit rien des prestations à caractère d'assistance sociale contre le chômage, prévues par la législation espagnole?

3) Si l'interprétation ci-dessus ne peut pas être considérée comme valide, l'omission de la part de l'État espagnol doit-elle être sanctionnée en ce sens que, bien que cette déclaration ne prévoie pas cette forme de protection, elle l'inclut implicitement et l'ajoute aux autres mesures de protection, expressément énumérées?

4) Si les deux interprétations précédentes sont exclues, la lacune dans la déclaration du Royaume d'Espagne obéit-elle non pas à l'intention d'exclure définitivement la protection à caractère d'assistance sociale du chômage, mais à l'intention de différer à une date ultérieure, qui doit être fixée, le moment où cette forme de protection sera prévue?"

9 Après que le Tribunal Superior de Justicia de la Comunidad Autónoma del País Vasco eut déféré les questions susmentionnées à la Cour, les prestations réclamées ont été versées aux intéressés et le Royaume d'Espagne a notifié une déclaration conformément aux articles 5 et 97 du règlement nº 1408-71, en vertu de laquelle les prestations de chômage à caractère d'assistance sociale relèvent du champ d'application matériel du règlement (JO 1993, C 321, p. 2). Dans ces conditions, l'INEM a demandé au Tribunal Superior de Justicia de la Comunidad Autónoma del País Vasco de retirer les questions déférées.

10 La Cour, informée le 30 mars 1994 par le Royaume d'Espagne que l'affaire devant la juridiction de renvoi s'orientait vers un désistement, a demandé à cette dernière si elle maintenait sa demande préjudicielle.

11 La juridiction de renvoi a répondu qu'elle maintenait ses questions. Elle a accompagné sa réponse de trois ordonnances du 19 mai 1994, qui comportent une motivation relative, notamment, au maintien des questions préjudicielles.

12 La motivation de ces ordonnances pose une question préalable relative à la compétence de la Cour. Il y a lieu d'y répondre avant d'aborder les questions préjudicielles.

13 Selon la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 16 juin 1981, Salonia, 126-80, Rec. 1563, point 6), l'article 177 du traité, fondé sur une nette séparation des fonctions entre les juridictions nationales et la Cour, ne permet pas à celle-ci de censurer les motifs de l'ordonnance de renvoi.

14 En effet, il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour (voir, par exemple, arrêt du 18 juin 1991, Piageme e.a., C-369-89, Rec. p. I-2971, point 10).

15 Néanmoins, en faisant usage de ce pouvoir d'appréciation, le juge national remplit, en collaboration avec la Cour, une fonction qui leur est attribuée en commun en vue d'assurer le respect du droit dans l'application et l'interprétation du traité. Dès lors, les problèmes que peut soulever l'exercice de son pouvoir d'appréciation par le juge national et les rapports qu'il entretient dans le cadre de l'article 177 avec la Cour relèvent exclusivement des règles du droit communautaire (voir arrêt du 16 décembre 1981, Foglia, 244-80, Rec. p. 3045, point 16).

16 Or, si la Cour doit pouvoir s'en remettre de la façon la plus large à l'appréciation du juge national en ce qui concerne la nécessité des questions qui lui sont adressées, elle doit être mise en mesure de porter toute appréciation inhérente à l'accomplissement de sa propre fonction, notamment en vue de vérifier, le cas échéant, comme toute juridiction en a l'obligation, sa propre compétence (même arrêt, point 19).

17 En outre, si, selon l'économie de l'article 177, l'appréciation de la nécessité d'obtenir une solution aux questions d'interprétation soulevées au regard des circonstances de fait et de droit qui caractérisent les controverses au fond relève du juge national, il n'en appartient pas moins à la Cour d'examiner, en cas de besoin, les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence (même arrêt, point 21).

18 En l'espèce au principal, les ordonnances du 19 mai 1994 portent sur deux points.

19 Le premier est une demande de l'INEM, intimé, visant à ce que soit versée au dossier la déclaration modificative notifiée par le Royaume d'Espagne conformément aux articles 5 et 97 du règlement nº 1408-71, et en vertu de laquelle les prestations litigieuses relèvent du champ d'application matériel de ce règlement.

20 Le Gouvernement espagnol a confirmé à l'audience que cette déclaration modificative a un effet rétroactif. Ainsi serait sans objet la demande d'interprétation en tant que relative au fait que, dans sa déclaration précédente, le Royaume d'Espagne avait omis de viser les prestations litigieuses.

21 Dans ses ordonnances, la juridiction de renvoi admet et joint aux dossiers la déclaration modificative du Royaume d'Espagne, précitée, mais elle n'en déduit pas que l'instance s'est trouvée éteinte.

22 Le second point se rapporte à une déclaration d'acquiescement de l'INEM au recours de "suplicación", cet acquiescement consistant à reconnaître le bien-fondé des prétentions des appelants et à les satisfaire. Cet acquiescement pose la question de l'extinction de l'instance, laquelle impliquerait que la juridiction de renvoi retire les questions préjudicielles.

23 Dans ses décisions, la juridiction de renvoi n'accepte pas l'acquiescement de l'INEM aux prétentions des appelants. Elle se fonde sur une double motivation.

24 En premier lieu, un acquiescement ne pourrait être accepté que si la juridiction est en mesure de statuer valablement sur la situation juridique litigieuse. Or, la juridiction de renvoi aurait "cessé d'être compétente pour statuer, du moins pour le moment, en raison de l'effet du renvoi préjudiciel, visé à l'article 177, paragraphe 2, du traité de Rome".

25 En second lieu, un acquiescement ne pourrait être accepté que si la partie qui acquiesce a le pouvoir de disposer du droit subjectif ou de l'intérêt légitime effectivement protégé. Ainsi, cet intérêt ne devrait pas avoir une importance telle qu'il ne serait pas susceptible d'être satisfait par voie d'acquiescement. Or, selon la juridiction de renvoi, il serait constant que l'intérêt controversé, indissociable de l'examen de la question préjudicielle, sort des limites du débat entre les parties et dépasse la spécificité de la situation en cause en l'espèce au principal. Le renvoi à la Cour concernerait des points ayant trait à l'application de l'article 3, paragraphe 1, de l'article 4, paragraphes 1 et 2, et des articles 5 et 97 du règlement n 1408-71. Il viserait à obtenir de la Cour qu'elle définisse la portée de ces règles du droit communautaire dérivé et apporte un complément ou une clarification qui deviendrait un élément de la partie obligatoire de ces dispositions.

26 En d'autres termes, la juridiction de renvoi ne pourrait pas accepter l'acquiescement, constater l'extinction de l'instance et retirer les questions préjudicielles, d'abord parce que l'affaire ne serait plus pendante devant elle, mais renvoyée à la Cour, ensuite parce que les questions auraient une importance dépassant le débat entre les parties, dans la mesure où l'interprétation donnée par la Cour aurait une portée générale.

27 Il convient de relever que les deux points de cette motivation relèvent non pas du droit national, mais de l'interprétation de l'article 177 du traité, dont les dispositions s'imposent de façon impérative au juge national (voir arrêt du 16 janvier 1974, Rheinmuehlen, 166-73, Rec. p. 33, point 3).

28 Quant au premier point, il ressort à la fois des termes et de l'économie de l'article 177 du traité et de l'article 20 du statut de la Cour que les juridictions nationales ne sont habilitées à saisir la Cour à titre préjudiciel que si un litige est pendant devant elles (voir arrêt du 21 avril 1988, Pardini, 338-85, Rec. p. 2041, point 11). Dans le cas d'un renvoi préjudiciel, seule la demande d'interprétation ou la demande en appréciation de validité est adressée à la Cour, sans transfert de l'affaire. En conséquence, la juridiction nationale reste saisie de l'affaire, qui demeure pendante devant elle. Seule la procédure devant cette juridiction est suspendue jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée sur la question préjudicielle.

29 Quant au second point de la motivation, il y a lieu d'observer que la justification du renvoi préjudiciel et, par conséquent, de la compétence de la Cour, n'est pas la formulation d'opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (voir arrêt Foglia, précité, point 18), mais le besoin inhérent à la solution effective d'un contentieux.

30 En conséquence, le droit communautaire ne fait pas obstacle à ce que la juridiction de renvoi accepte de constater, en vertu de son droit national, qu'un acquiescement aux prétentions des appelants est intervenu et a, le cas échéant, entraîné l'extinction des instances au principal. Tant que la juridiction de renvoi n'a pas constaté que, en vertu de son droit national, l'acquiescement n'a pas entraîné une telle extinction, la Cour n'est pas compétente pour se prononcer sur les questions préjudicielles.

Sur les dépens

31 Les frais exposés par le Gouvernement espagnol et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (quatrième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal Superior de Justicia de la Comunidad Autónoma del País Vasco, par ordonnance des 1er et 22 juin 1993, dit pour droit:

Le droit communautaire ne fait pas obstacle à ce que la juridiction de renvoi accepte de constater, en vertu de son droit national, qu'un acquiescement aux prétentions des appelants est intervenu et a, le cas échéant, entraîné l'extinction des instances au principal. Tant que la juridiction de renvoi n'a pas constaté que, en vertu de son droit national, l'acquiescement n'a pas entraîné une telle extinction, la Cour n'est pas compétente pour se prononcer sur les questions préjudicielles.