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Décisions

CJCE, 24 mars 1994, n° C-2/92

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

The Queen

Défendeur :

Ministry of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte Bostock

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Edward

Avocat général :

M. Gulmann

Juges :

MM. Joliet, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray

Avocats :

Mes Green, Richards.

CJCE n° C-2/92

24 mars 1994

LA COUR,

1 Par ordonnance du 14 octobre 1991, parvenue à la Cour le 6 janvier 1992, la High Court of Justice (Queen's Bench Division) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, deux questions sur l'interprétation de la réglementation communautaire du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait institué par le règlement (CEE) n° 856-84 du Conseil, du 31 mars 1984, modifiant le règlement (CEE) n° 804-68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 10), le règlement (CEE) n° 857-84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804-68 dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 90, p. 13), et le règlement (CEE) n° 1371-84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804-68 (JO L 132, p. 11), ainsi que des principes généraux du droit communautaire.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Bostock, ancien preneur à bail d'une exploitation agricole, au Ministry of Agriculture, Fisheries and Food, au sujet d'une demande d'indemnisation du préjudice subi à la suite du transfert, au propriétaire de l'exploitation, à l'expiration du bail, d'une quantité de référence initialement attribuée au preneur au titre du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait.

3 M. Bostock a été preneur à bail de l'exploitation à partir de 1962. Celle-ci comprenait un cheptel de quarante vaches ainsi que les équipements correspondants. Au fil des années, il a apporté des améliorations substantielles à l'exploitation. En particulier, il a augmenté la capacité de production de lait au cours de l'année 1967.

4 A la suite de l'instauration du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait par le règlement n° 856-84, précité, et ses dispositions d'application, M. Bostock a obtenu une quantité de référence au titre de ce nouveau régime. Il a résilié le bail le 25 mars 1985. En conséquence, la quantité de référence a été transférée au propriétaire par application de l'article 5, point 3, du règlement n° 1371-84, précité.

5 Aucune indemnité n'a été versée au preneur à raison de ce transfert. Au moment de la résiliation, le "régime de sortie" du système de quotas laitiers, institué en vertu de l'article 4, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 857-84, précité, par la législation britannique, à savoir le Milk Supplementary Levy (Outgoers) Scheme 1984 et le Milk (Cessation of Production) Act 1985, ne prévoyait pas une telle indemnisation. En revanche, les dispositions de la section 13 et de l'annexe I de l'Agriculture Act 1986, entrées en vigueur à compter du 25 septembre 1986, prévoient désormais l'indemnisation du preneur par le propriétaire.

6 Au mois de mai 1990, M. Bostock a intenté contre le Ministry of Agriculture, Fisheries and Food une action visant essentiellement à obtenir que le gouvernement soit déclaré tenu de prendre des dispositions organisant l'indemnisation des preneurs dont le bail a expiré entre les mois d'avril 1984 et de septembre 1986. Il avance les moyens suivants: en omettant de mettre en œuvre un régime d'indemnisation des preneurs sortants pour la période d'avril 1984 à septembre 1986, le Royaume-Uni a enfreint les règlements communautaires précités et/ou les principes fondamentaux du respect de la propriété, de l'enrichissement sans cause et de l'interdiction de discrimination; en l'absence d'un tel régime, un preneur sortant peut invoquer directement les dispositions du droit communautaire au soutien d'une demande d'indemnisation dirigée contre son propriétaire.

7 Le Ministry of Agriculture, Fisheries and Food conteste le bien-fondé de ces prétentions.

8 Estimant que la décision à rendre dépendait de l'interprétation de la réglementation communautaire en matière de prélèvement supplémentaire sur le lait et des principes généraux du droit communautaire, la High Court of Justice (Queen's Bench Division) a sursis à statuer et posé à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, les questions préjudicielles suivantes:

"a) Les règlements (CEE) n° 804-68 et 857-84 du Conseil, le règlement (CEE) n° 1371-84 de la Commission et/ou les principes généraux du droit communautaire doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils imposent à un État membre l'obligation d'adopter, pour la période allant d'avril 1984 (lorsque le système des quantités de référence est entré en vigueur) à septembre 1986 (lors de l'entrée en vigueur au Royaume-Uni des dispositions relatives à l'indemnisation dans l'Agriculture Act 1986), des mesures similaires à celles adoptées au Royaume-Uni par l'Agriculture Act 1986 en ce qui concerne la période débutant en septembre 1986 et qui autorisent un fermier à recevoir une indemnité du propriétaire foncier dans les circonstances suivantes:

i) une quantité de référence a été accordée au fermier en ce qui concerne l'exploitation, en application desdits règlements

ii) le fermier a renoncé à son bail avec le propriétaire au cours de la période en question

iii) lors de la dénonciation du bail, la quantité de référence est passée au propriétaire, en même temps que l'exploitation

iv) la situation ne relevait pas de l'article 7, paragraphe 4, du règlement n° 857-84, tel que modifié par le règlement (CEE) n° 590-85 du Conseil et, en toute hypothèse, l'État membre concerné n'avait pas exercé le pouvoir qui lui était conféré par cette disposition de mettre tout ou partie de la quantité de référence à la disposition du fermier dont le bail a expiré ('preneur sortant')

v) l'État membre concerné a mis en œuvre un 'régime de sortie' en application de l'article 4, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 857-84, mais le fermier devait obligatoirement obtenir l'autorisation du propriétaire pour bénéficier du régime, les demandes de participation au régime n'étaient pas acceptées à l'époque où le fermier a renoncé au bail et le régime était limité quant aux fonds disponibles pour l'indemnisation des preneurs sortants?

b) En l'absence de mesures nationales de la nature de celles visées dans la question a), les règlements n° 804-68, 857-84 et 1371-84 et/ou les principes généraux du droit communautaire doivent-ils être interprétés comme attribuant à un fermier un droit dont il peut se prévaloir directement de demander dans les circonstances visées ci-dessus une indemnisation à son propriétaire?"

9 Par ces deux questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la High Court of Justice (Queen's Bench Division) demande en substance si, dans l'hypothèse où la quantité de référence obtenue par un preneur pendant la durée de son bail est transférée au bailleur à l'expiration dudit bail, la réglementation communautaire du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait et/ou les principes généraux du droit communautaire, imposent à un État membre une obligation d'instituer un régime d'indemnisation du preneur sortant par le bailleur, ou bien confèrent directement au preneur un droit à une telle indemnisation.

Sur la réglementation communautaire du prélèvement supplémentaire sur le lait

10 Il y a lieu de constater qu'aucune disposition des règlements visés par la juridiction de renvoi n'oblige les États membres à instituer un régime d'indemnisation du preneur sortant par le bailleur, ni ne confère directement au preneur un droit à une telle indemnisation, au titre de la quantité de référence transférée au bailleur à l'expiration du contrat.

Sur les principes généraux du droit communautaire

11 M. Bostock invoque notamment, au nombre des principes généraux du droit communautaire, le droit de propriété et le principe de non-discrimination. Il les estime violés lorsque le preneur se trouvant dans une situation comme celle de l'espèce au principal est exclu de toute indemnisation du préjudice résultant du transfert de la quantité de référence. M. Bostock ajoute que les relations entre personnes privées forment, dans le domaine des quotas laitiers, un "contexte naturel" du principe du respect de la propriété impliquant la prévention de l'enrichissement sans cause.

12 Dans la mesure où le requérant au principal déduit de la violation prétendue des principes généraux énoncés que l'État membre serait obligé d'adopter des dispositions nationales permettant une indemnisation du preneur, la juridiction nationale exprime le besoin d'être mieux renseignée sur la signification et la portée de l'arrêt de la Cour du 13 juillet 1989, Wachauf (5-88, Rec. p. 2609), auquel elle attribue une importance décisive dans la solution du litige pendant devant elle.

13 Dans l'arrêt Wachauf, précité, la Cour était interrogée sur l'interprétation du règlement n° 1371-84, précité. La juridiction de renvoi se demandait, en particulier, si ce règlement pouvait être interprété de manière compatible avec les garanties constitutionnelles qui font obstacle à ce que, à l'expiration du bail, le preneur soit privé, sans compensation, des fruits de son travail.

14 La Cour a relevé, à cet égard, que le règlement communautaire en cause laissait aux autorités nationales une marge d'appréciation suffisamment large pour leur permettre d'appliquer ce règlement sans priver le preneur, à l'expiration du bail, des fruits de son travail et des investissements effectués par lui dans l'exploitation affermée, sans aucune compensation (point 22), c'est-à-dire sans méconnaître les exigences découlant de la protection des droits fondamentaux dans l'ordre juridique communautaire (point 23).

15 L'arrêt Wachauf, précité, n'aborde donc pas la question, soulevée par le juge de renvoi, des droits à indemnisation que le preneur pourrait tirer, le cas échéant, du droit communautaire lorsque son bail est résilié.

16 Toutefois, la Cour avait précisé auparavant (point 19) que les exigences découlant de la protection des droits fondamentaux dans l'ordre juridique communautaire lient également les États membres lorsqu'ils mettent en œuvre des réglementations communautaires et que par suite ceux-ci sont tenus, dans toute la mesure du possible, d'appliquer ces réglementations dans des conditions qui ne méconnaissent pas lesdites exigences. A cet égard, comme la Cour l'a relevé dans son arrêt du 18 juin 1991, ERT (C-260-89, Rec. p. I-2925, point 42), dès lors qu'une réglementation nationale entre dans le champ d'application du droit communautaire, la Cour, saisie à titre préjudiciel, doit fournir tous les éléments d'interprétation nécessaires à l'appréciation, par la juridiction nationale, de la conformité de cette réglementation avec les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect.

17 Il y a donc lieu d'examiner les droits fondamentaux invoqués par M. Bostock pour permettre à la juridiction nationale d'apprécier la conformité de la réglementation en cause.

Sur le droit de propriété

18 M. Bostock soutient que le droit de propriété, droit fondamental, impose à l'État membre l'obligation d'instaurer un régime d'indemnisation du preneur sortant par le propriétaire, voire confère directement au preneur, à l'égard du propriétaire, un droit à une indemnité.

19 Cet argument ne peut être accueilli. En effet, le droit de propriété garanti dans l'ordre juridique communautaire ne comporte pas le droit à la commercialisation d'un avantage, tel que les quantités de référence allouées dans le cadre d'une organisation commune de marché, qui ne provient ni des biens propres ni de l'activité professionnelle de l'intéressé (arrêt du 22 octobre 1991, Von Deetzen II, C-44-89, Rec. p. I-5119, point 27).

20 Il s'ensuit que la protection du droit de propriété par l'ordre juridique communautaire n'impose pas à un État membre une obligation d'instituer un régime d'indemnisation du preneur sortant par le bailleur, ni ne confère directement au preneur un droit à une telle indemnisation.

Sur le principe de non-discrimination

21 Le moyen du requérant au principal tiré de la discrimination qu'il subirait par rapport aux preneurs dont le bail viendrait à expiration à compter du 25 septembre 1986 ne saurait davantage être accueilli.

22 En vertu du principe de l'égalité de traitement, M. Bostock souhaite une indemnisation dans les mêmes conditions que celles prévues par l'Agriculture Act 1986 en faveur des preneurs dont le bail a expiré après l'entrée en application de cette loi.

23 Aux termes de l'article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa, du traité, l'organisation commune des marchés agricoles, à établir dans le cadre de la politique agricole commune, "doit exclure toute discrimination entre producteurs ou consommateurs de la Communauté". Cette interdiction de discrimination n'est que l'expression spécifique du principe général d'égalité qui fait partie des principes fondamentaux du droit communautaire (voir notamment arrêt du 25 novembre 1986, Klensch, 201-85 et 202-85, Rec. p. 3477, point 9).

24 Le principe de l'égalité de traitement ne saurait toutefois modifier rétroactivement les relations des parties au contrat de bail, au détriment du bailleur, en imposant à celui-ci une obligation d'indemniser le preneur sortant soit dans le cadre de dispositions nationales que l'État membre en cause serait tenu d'adopter, soit par voie d'effet direct.

Sur l'enrichissement sans cause

25 M. Bostock fait valoir que les fruits de son travail et ses investissements ont contribué à l'obtention ou à l'augmentation de la quantité de référence revenant au propriétaire à l'expiration du bail. Dans ces conditions, le propriétaire serait tenu de lui verser une indemnité au titre de l'enrichissement sans cause dont il bénéficie.

26 Sur ce point, il suffit de relever que les rapports juridiques entre preneurs et bailleurs, en particulier lors de l'expiration du bail, demeurent régis, en l'état actuel du droit communautaire, par le droit de l'État membre concerné. Ainsi, les conséquences que peut entraîner l'éventuel enrichissement sans cause du bailleur à l'expiration du bail ne relèvent pas du droit communautaire.

27 Il résulte de l'ensemble des éléments qui précèdent que la réglementation communautaire du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait institué par le règlement n° 856-84 du Conseil, du 31 mars 1984, le règlement n° 857-84 du Conseil, du 31 mars 1984, et le règlement n° 1371-84 de la Commission, du 16 mai 1984, ainsi que les principes généraux du droit communautaire n'imposent pas à un État membre une obligation d'instituer un régime d'indemnisation du preneur sortant par le bailleur ni ne confèrent directement au preneur un droit à une telle indemnisation, au titre de la quantité de référence transférée au bailleur à l'expiration du contrat de bail.

Sur les dépens

28 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la High Court of Justice (Queen's Bench Division), par ordonnance du 14 octobre 1991, dit pour droit:

La réglementation communautaire du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait institué par le règlement (CEE) n° 856-84 du Conseil, du 31 mars 1984, modifiant le règlement (CEE) n° 804-68 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers, le règlement (CEE) n° 857-84 du Conseil, du 31 mars 1984, portant règles générales pour l'application du prélèvement visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804-68 dans le secteur du lait et des produits laitiers, le règlement (CEE) n° 1371-84 de la Commission, du 16 mai 1984, fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire visé à l'article 5 quater du règlement (CEE) n° 804-68, ainsi que les principes généraux du droit communautaire n'imposent pas à un État membre une obligation d'instituer un régime d'indemnisation du preneur sortant par le bailleur ni ne confèrent directement au preneur un droit à une telle indemnisation, au titre de la quantité de référence transférée au bailleur à l'expiration du contrat de bail.