CJCE, 6e ch., 11 janvier 1990, n° C-220/88
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Dumez France (SA), Tracoba (SARL)
Défendeur :
Hessische Landesbank, Salvatorplatz-Grundstuecksgesellschaft mbH & Co. oHG Saarland, Luebecker Hypotheken Bank
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Schockweiler
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Koopmans, Mancini, Díez de Velasco
Avocats :
Mes Barbey, Wolfer, Neuer,
LA COUR (sixième chambre),
1 Par arrêt du 21 juin 1988, parvenu à la Cour le 4 août suivant, la Cour de cassation française a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "convention "), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 5, point 3, de la convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige ayant pour objet une action en responsabilité quasi-délictuelle intentée devant les juridictions en France par les sociétés françaises Sceper et Tracoba, aux droits desquelles se trouvent les sociétés Dumez France et Oth Infrastructure (ci-après "sociétés Dumez e.a ."), contre les sociétés Hessische Landesbank, Salvatorplatz-Grundstuecksgesellschaft mbH & Co. oHG Saarland et Luebecker Hypothekenbank, dont le siège est situé en République fédérale d'Allemagne (ci-après "banques allemandes ").
3 Il résulte du dossier de l'affaire au principal que les sociétés Dumez e.a. poursuivent la réparation du dommage qu'elles prétendent avoir subi du fait de la déconfiture de leurs filiales, établies en République fédérale d'Allemagne, provoquée par l'arrêt d'un programme de construction d'immeubles à réaliser en République fédérale d'Allemagne au profit d'un maître d'œuvre allemand et qui serait la conséquence de la résiliation, par les banques allemandes, des crédits accordés à ce dernier.
4 Par jugement du 14 mai 1985, le Tribunal de commerce de Paris a accueilli l'exception d'incompétence soulevée par les banques allemandes, au motif que le dommage initial aurait été subi par les filiales des sociétés Dumez e.a. en République fédérale d'Allemagne et que ce serait seulement de façon indirecte que les sociétés mères françaises ont éprouvé ensuite un préjudice financier.
5 Par arrêt du 13 décembre 1985, la Cour d'appel de Paris a confirmé ce jugement, en retenant que les incidences comptables que les sociétés Dumez e.a. indiquaient avoir ressenties à leur siège en France ne seraient pas de nature à déplacer la localisation du dommage subi initialement par les filiales en République fédérale d'Allemagne.
6 A l'appui du pourvoi en cassation formé contre cet arrêt, les sociétés Dumez e.a. ont soutenu que la jurisprudence de la Cour (arrêt du 30 novembre 1976, G. J. Bier BV/Mines de potasse d'Alsace SA, 21-76, Rec. p. 1735), selon laquelle l'expression "lieu où le fait dommageable s'est produit" qui figure dans l'article 5, point 3, de la convention doit être entendue en ce sens qu'elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l'événement causal, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l'un ou de l'autre de ces lieux, est applicable également dans l'hypothèse d'un préjudice indirect. Dans ce cas, le lieu où le fait dommageable s'est produit serait, pour la victime qui a subi un dommage comme conséquence du préjudice éprouvé par la victime initiale, celui où ses intérêts se sont trouvés atteints; s'agissant, en l'espèce, de sociétés françaises, le préjudice financier qu'elles ont éprouvé à la suite de la déconfiture de leurs filiales en République fédérale d'Allemagne se trouverait donc localisé en France au siège des sociétés Dumez e.a.
7 Estimant que le litige soulève un problème d'interprétation du droit communautaire, la Cour de cassation française a sursis à statuer et a posé à la Cour de justice la question préjudicielle suivante :
"La règle de compétence juridictionnelle accordant au demandeur, pour l'application de l'article 5, point 3, de la convention, une option entre le tribunal du lieu de l'événement causal et celui du lieu où le dommage est survenu doit-elle être étendue au cas où le dommage allégué n'est que la conséquence du préjudice subi par les personnes qui ont été directement victimes du dommage matérialisé en un lieu différent, ce qui, dans l'affirmative, permettrait à la victime par ricochet de saisir le tribunal de son domicile?"
8 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure et des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 Pour répondre à la question posée, il convient de rappeler d'abord que, aux termes de l'article 5 de la convention,
"le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant : ...
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit ".
10 Il y a lieu de souligner ensuite que, dans l'arrêt du 30 novembre 1976, précité, la Cour a dit pour droit que, dans le cas où le lieu où se situe le fait susceptible d'entraîner une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle et le lieu où ce fait a entraîné un dommage ne sont pas identiques, l'expression "lieu où le fait dommageable s'est produit", qui figure dans l'article 5, point 3, de la convention, doit être entendue en ce sens qu'elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l'événement causal, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal soit du lieu où le dommage est survenu, soit du lieu de l'événement causal qui est à l'origine de ce dommage.
11 Les sociétés Dumez e.a. font observer que, dans cet arrêt, la Cour a interprété l'article 5, point 3, de la convention sans faire de distinction selon qu'il s'agit d'une victime directe ou d'une victime indirecte du dommage. Il en découlerait que dans le cas d'une victime indirecte faisant état d'un dommage personnel la juridiction compétente est celle du lieu où cette victime a été atteinte par ce dommage.
12 A cet égard, il convient de constater d'abord que l'arrêt du 30 novembre 1976, précité, est intervenu à propos d'une situation où le dommage - en l'occurrence les dégâts causés aux cultures aux Pays-Bas - s'est réalisé à une certaine distance du lieu de l'événement causal - en l'espèce, un déversement de déchets salins dans le Rhin par une entreprise établie en France -, mais par l'effet direct de l'agent causal, à savoir les déchets salins dans leur déplacement physique.
13 En revanche, dans la présente affaire au principal, le dommage prétendument causé aux sociétés Dumez e.a. par la résiliation, par les banques allemandes, des crédits accordés au promoteur en vue du financement des travaux a eu son origine et ses conséquences directes dans un même État membre, à savoir celui dans lequel étaient établis tant les banques dispensatrices des crédits que le maître de l'ouvrage et les filiales des sociétés Dumez e.a ., chargées de la réalisation des constructions. Le préjudice dont les sociétés mères Dumez e.a. font état n'est que la conséquence médiate des pertes financières essuyées dans un premier temps par leurs filiales à la suite de la résiliation des crédits et de l'arrêt des travaux qui s'est ensuivi.
14 Il en résulte que, dans une espèce comme celle de l'affaire au principal, le dommage allégué n'est que la conséquence indirecte du préjudice éprouvé initialement par d'autres personnes juridiques qui ont été directement victimes du dommage matérialisé en un lieu différent de celui où la victime indirecte a ensuite subi le préjudice.
15 Il convient, en conséquence, d'examiner si la notion de "lieu où le dommage est survenu", au sens de l'arrêt du 30 novembre 1976, précité, peut être comprise comme visant le lieu où les victimes indirectes du préjudice constatent les conséquences dommageables sur leur propre patrimoine.
16 A cet égard, la convention, en établissant, dans son titre II, le système d'attribution de compétence, a retenu, à son article 2, comme règle générale la compétence des juridictions du domicile du défendeur. Par ailleurs, la convention a manifesté sa défaveur à l'encontre de la compétence des juridictions du domicile du demandeur en écartant, dans son article 3, deuxième alinéa, l'application de dispositions nationales prévoyant de tels fors de compétence à l'égard de défendeurs domiciliés sur le territoire d'un État contractant.
17 Ce n'est que par exception à la règle générale de la compétence des juridictions du domicile du défendeur que la section 2 du titre II prévoit un certain nombre d'attributions de compétence spéciales, parmi lesquelles figure celle de l'article 5, point 3, de la convention. Ainsi que la Cour l'a déjà constaté (arrêt du 30 novembre 1976, précité, points 10 et 11), ces compétences spéciales, dont le choix dépend d'une option du demandeur, sont fondées sur l'existence d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et des juridictions autres que celles du domicile du défendeur, qui justifie une attribution de compétence à ces juridictions pour des raisons de bonne administration de la justice et d'organisation utile du procès.
18 Pour satisfaire à cet objectif, lequel revêt une importance fondamentale dans une convention qui doit essentiellement favoriser la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires en dehors de l'État dans lequel elles ont été rendues, il est indispensable d'éviter la multiplication des juridictions compétentes, laquelle accentue les risques d'inconciliabilité de décisions, motif de refus de reconnaissance ou d'exequatur selon l'article 27, point 3, de la convention.
19 Cet objectif s'oppose, en outre, à toute interprétation de la convention qui, en dehors des cas expressément prévus, pourrait aboutir à reconnaître la compétence des tribunaux du domicile du demandeur et qui, par là, permettrait à celui-ci, par le choix de son domicile, de déterminer la juridiction compétente.
20 Il résulte des considérations qui précèdent que si, conformément à la jurisprudence de la Cour (arrêt du 30 novembre 1976, précité), la notion de "lieu où le fait dommageable s'est produit" qui figure à l'article 5, point 3, de la convention peut viser le lieu où le dommage est survenu, cette dernière notion ne saurait être comprise que comme désignant le lieu où le fait causal, engageant la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, a produit directement ses effets dommageables à l'égard de celui qui en est la victime immédiate.
21 Le lieu où s'est manifesté le dommage initial présente d'ailleurs généralement un rapport étroit avec les autres éléments constitutifs de la responsabilité, alors que tel n'est pas le cas, le plus souvent, du domicile de la victime indirecte.
22 Il convient, dès lors, de répondre à la question posée par la juridiction de renvoi que la règle de compétence juridictionnelle énoncée à l'article 5, point 3, de la convention ne peut être interprétée comme autorisant un demandeur qui invoque un dommage qu'il prétend être la conséquence du préjudice subi par d'autres personnes, victimes directes du fait dommageable, à attraire l'auteur de ce fait devant les juridictions du lieu où il a lui-même constaté le dommage dans son patrimoine.
Sur les dépens
23 Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, par le gouvernement de la République française, par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française, par arrêt du 21 juin 1988, dit pour droit :
La règle de compétence juridictionnelle énoncée à l'article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ne peut être interprétée comme autorisant un demandeur qui invoque un dommage qu'il prétend être la conséquence du préjudice subi par d'autres personnes, victimes directes du fait dommageable, à attraire l'auteur de ce fait devant les juridictions du lieu où il a lui-même constaté le dommage dans son patrimoine.