CJCE, 6e ch., 27 juin 1991, n° C-351/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Overseas Union Insurance Ltd, Deutsche Ruck Uk Reinsurance Ltd, Pine Top Insurance Company Ltd
Défendeur :
New Hampshire Insurance Company
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Mancini
Avocat général :
M. Van Gerven
Juges :
MM. O'Higgins, Kakouris, Schockweiler, Kapteyn
Avocats :
Mes Railton, Harwood, Hextall, Erskine & Co
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 26 juillet 1989, parvenue à la Cour le 17 novembre suivant, la Court of Appeal a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "convention "), plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 7 à 12 bis et 21 de la convention.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant les sociétés Overseas Union Insurance Limited (ci-après "OUI "), Deutsche Ruck UK Reinsurance Limited (ci-après "Deutsche Ruck ") et Pine Top Insurance Company Limited (ci-après "Pine Top ") à la société New Hampshire Insurance Company (ci-après "New Hampshire ") au sujet des obligations pouvant naître dans le chef de OUI, Pine Top et Deutsche Ruck en raison de contrats de réassurance qu'elles auraient conclus avec New Hampshire.
3 Il résulte du dossier que New Hampshire, société régie par le droit de l'État du New Hampshire (États-Unis), est enregistrée en Angleterre en tant qu'"overseas company" (société d'outre-mer), conformément aux dispositions du Companies Act (loi sur les sociétés) de 1985, et en France en tant que société étrangère, ayant plusieurs établissements dans cet État. En 1979, elle a établi une police d'assurance couvrant les risques afférents à certains frais de réparation et de substitution des appareils électriques vendus avec une garantie de cinq ans par la société française des Nouvelles Galeries réunies, société de droit français ayant son siège à Paris.
4 En 1980, New Hampshire a réassuré une partie du risque ainsi garanti, notamment auprès de OUI, société régie par le droit de Singapour, enregistrée en Angleterre en tant qu'"overseas company", ainsi que de Deutsche Ruck et de Pine Top, sociétés de droit anglais ayant leur siège à Londres.
5 Après avoir demandé à New Hampshire des renseignements au sujet de la gestion du compte d'assurances, OUI, Deutsche Ruck et Pine Top ont, d'abord, cessé tout paiement et ont, ensuite, annoncé qu'elles se soustrayaient à leurs engagements de réassurance respectifs, en invoquant, notamment, la violation d'une obligation de renseignement, une présentation erronée des faits, ainsi que l'inexécution d'une obligation tenant au placement et à la gestion des contrats de réassurance.
6 Le 4 juin 1987, New Hampshire a assigné Deutsche Ruck et Pine Top devant le tribunal de commerce de Paris, demandant le paiement des sommes dues en vertu des contrats de réassurance. Le 9 février 1988, elle a entamé une procédure analogue devant la même juridiction à l'encontre de OUI. Deutsche Ruck et Pine Top ont formellement excipé de l'incompétence de la juridiction saisie, tandis que OUI a manifesté l'intention de soulever ce moyen.
7 Le 6 avril 1988, OUI, Deutsche Ruck et Pine Top ont assigné New Hampshire devant la Commercial Court de la Queen's Bench Division pour faire reconnaître qu'elles n'étaient pas tenues d'exécuter les engagements pouvant résulter des polices de réassurance. Le 9 septembre 1988, cette juridiction a décidé, en application de l'article 21, deuxième alinéa, de la convention, de surseoir à statuer jusqu'à ce que la juridiction française ait rendu une décision sur sa propre compétence dans les litiges pendants devant elle.
8 OUI, Deutsche Ruck et Pine Top ont fait appel de cette décision devant la Court of Appeal. Estimant que le litige soulève un problème d'interprétation de la convention, cette juridiction a sursis à statuer et a posé à la Cour de justice les questions préjudicielles suivantes :
"1) Les dispositions de l'article 21 de la convention trouvent-elles application :
a) sans qu'il y ait lieu de tenir compte du domicile des parties aux deux instances,
ou
b) dans l'hypothèse seulement où le défendeur à l'instance pendante devant la juridiction saisie en second lieu serait domicilié sur le territoire d'un État contractant, sans qu'il y ait lieu de tenir compte du domicile des autres parties,
ou
c) dans l'hypothèse où, dans chacune des deux instances, l'une des parties au moins et, le cas échéant, laquelle serait domiciliée sur le territoire d'un État contractant?
2) En vertu des dispositions de l'article 21, deuxième alinéa, de la convention, lorsque la compétence de la juridiction saisie en premier lieu est contestée, la juridiction saisie en second lieu est-elle tenue en tout état de cause de surseoir à statuer dans l'hypothèse où elle choisirait de ne pas se dessaisir?
3) a) Si la juridiction saisie en second lieu n'est pas tenue de surseoir à statuer, i) est-elle tenue ou ii) a-t-elle la faculté, aux fins de décider si elle surseoira ou non à statuer, d'examiner la compétence de la juridiction saisie en premier lieu?
b) Si tel est le cas, dans quelles conditions et dans quelle mesure la juridiction saisie en second lieu peut-elle examiner la compétence de la juridiction saisie en premier lieu?
4) Dans l'hypothèse où il ressortirait de la réponse apportée à la troisième question, sous a) et b), que la juridiction saisie en second lieu est tenue ou, si elle n'est pas tenue, a la faculté d'examiner la compétence de la juridiction saisie en premier lieu dans des conditions qui recouvrent, ou sont susceptibles de recouvrir, celles du présent litige, les dispositions du titre II, section 3, de la convention s'appliquent-elles aux rapports existant entre un assureur direct (réassuré) et un réassureur dans le cadre d'un contrat de réassurance garantissant une quote-part du risque assuré?"
9 Dans son ordonnance, la juridiction de renvoi indique qu'il est constant que, dans chaque cas, la juridiction française a été saisie en premier lieu et que les demandes formées devant les juridictions des deux États contractants ont le même objet et la même cause entre les mêmes parties au sens de l'article 21 de la convention, tel qu'il a été interprété par la Cour dans l'arrêt du 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik (144-86, Rec. p. 4861)
10 Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des antécédents du litige au principal, du déroulement de la procédure, ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
11 Par sa première question, le juge national tend, en substance, à savoir si l'article 21 de la convention trouve application sans qu'il y ait lieu de tenir compte du domicile des parties aux deux instances.
12 Pour répondre à cette question, il y a lieu de rappeler d'abord que, aux termes de l'article 21 de la convention,
"lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d'États contractants différents, la juridiction saisie en second lieu doit, même d'office, se dessaisir en faveur du tribunal premier saisi.
La juridiction qui devrait se dessaisir peut surseoir à statuer si la compétence de l'autre juridiction est contestée ".
13 Il convient d'observer, ensuite, que le libellé de l'article 21, à la différence du texte d'autres dispositions de la convention, ne mentionne aucunement le domicile des parties au litige. Par ailleurs, ledit article n'établit aucune distinction entre les différents chefs de compétence prévus par la convention. En particulier, il ne prévoit aucune dérogation pour l'hypothèse où le juge d'un État contractant exercerait sa compétence en vertu des lois de cet État à l'égard d'un défendeur non domicilié dans un État contractant, conformément aux dispositions de l'article 4 de la convention.
14 Dès lors, il ressort des termes de l'article 21 que cette disposition doit trouver application tant dans le cas où la compétence du tribunal est déterminée par la convention elle-même que dans le cas où elle découle de la législation d'un État contractant, conformément à l'article 4 de la convention.
15 L'interprétation qui se dégage du texte est confirmée par l'examen des finalités de la convention. La Cour a relevé, dans l'arrêt du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba (C-220-88, Rec. p. I-49), que celle-ci vise essentiellement à favoriser la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires en dehors de l'État dans lequel elles ont été rendues et que, à cet effet, il est indispensable de limiter les risques d'inconciliabilité de décisions, motif de refus de reconnaissance ou d'exequatur selon l'article 27, point 3, de la convention.
16 S'agissant, en particulier, de l'article 21, la Cour a observé, dans l'arrêt du 8 décembre 1987, Gubisch, précité, que cette disposition figure, ensemble avec l'article 22, relatif à la connexité, à la section 8 du titre II de la convention, section qui tend, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice au sein de la Communauté, à éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter. Ainsi, cette réglementation vise à exclure, dans toute la mesure du possible, dès le départ, une situation telle que celle envisagée par l'article 27, point 3, à savoir la non-reconnaissance d'une décision en raison de son incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis. Il en découle qu'en vue d'atteindre ces objectifs l'article 21 doit faire l'objet d'une interprétation large, englobant, en principe, toutes les situations de litispendance devant des juridictions d'États contractants, indépendamment du domicile des parties.
17 Cette constatation conduit à écarter les considérations des demanderesses au principal, selon lesquelles l'existence même de l'article 27, point 3, de la convention prouverait que les articles 21 et 22 ne peuvent éviter que, dans certains cas, des décisions inconciliables soient rendues dans des États contractants différents. En effet, la circonstance que la convention prend en considération les hypothèses où de telles situations se produiraient, néanmoins, ne saurait constituer un argument à l'encontre d'une interprétation des articles 21 et 22 qui, conformément à la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 11 janvier 1990, Dumez, précité), ont précisément pour but d'exclure ou de limiter les risques de contrariétés de décisions et de non-reconnaissance.
18 Dès lors, il y a lieu de répondre à la première question posée par le juge national que l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens qu'il trouve application sans qu'il y ait lieu de tenir compte du domicile des parties aux deux instances.
Sur les deuxième et troisième questions
19 Par ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi tend, en substance, à savoir si l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens que le juge saisi en second lieu ne peut que surseoir à statuer, au cas où il ne se dessaisirait pas, ou si cette disposition l'autorise ou l'oblige, et dans quelle mesure, à examiner la compétence du juge saisi en premier lieu.
20 A cet égard, il y a lieu de relever, tout d'abord, qu'aucun élément du dossier ne fait apparaître que la procédure au principal relève d'une compétence exclusive prévue par la convention et, notamment, par son article 16. La Cour ne doit donc pas se prononcer sur l'hypothèse où le juge saisi en second lieu disposerait d'une telle compétence.
21 S'agissant d'un litige pour lequel une compétence exclusive n'est pas revendiquée au profit du juge saisi en second lieu, il convient de constater, ensuite, que la seule dérogation à l'obligation de ce juge de se dessaisir, que prévoit l'article 21 de la convention, est la faculté de surseoir à statuer, laquelle ne peut être exercée que si la compétence du juge saisi en premier lieu est contestée.
22 Il résulte du rapport du comité d'experts ayant élaboré le texte de la convention (JO 1979, C 59, p. 1) que cette règle a été introduite afin que les parties ne soient pas obligées de recommencer un nouveau procès si, par exemple, le juge premier saisi venait à se déclarer incompétent. Toutefois, l'objectif de cette disposition, qui est d'éviter des conflits négatifs de juridiction, peut être atteint sans que le juge saisi en second lieu exerce un contrôle sur la compétence d'un autre juge.
23 Il importe de relever, en outre, que le juge saisi en second lieu n'est, en aucun cas, mieux placé que le juge saisi en premier lieu pour se prononcer sur la compétence de ce dernier. En effet, soit cette compétence est déterminée directement par les règles de la convention, qui sont communes aux deux juges et qui peuvent être interprétées et appliquées avec la même autorité par chacun d'entre eux, soit elle découle, en vertu de l'article 4 de la convention, de la loi de l'État du juge saisi en premier lieu, qui sera, alors, incontestablement mieux placé pour statuer sur sa propre compétence.
24 Par ailleurs, les hypothèses dans lesquelles le juge d'un État contractant peut procéder à un contrôle de la compétence du juge d'un autre État contractant sont énoncées de manière limitative aux articles 28 et 34, deuxième alinéa, de la convention. Ces hypothèses ne concernent que le stade de la reconnaissance ou de l'exécution et ne portent que sur certaines règles de compétence spéciale ou exclusive ayant un caractère impératif ou d'ordre public. Il en découle que, en dehors de ces exceptions limitées, la convention n'autorise pas le contrôle de la compétence d'un juge par le juge d'un autre État contractant.
25 Il ressort, donc, à la fois du texte de l'article 21 et du système de la convention que le juge saisi en second lieu, qui devrait normalement se dessaisir, ne dispose, comme autre solution, que de la possibilité de surseoir à statuer dans le cas où la compétence du premier juge saisi serait contestée. En revanche, il ne saurait procéder lui-même à la vérification de la compétence du juge saisi en premier lieu.
26 Il y a donc lieu de répondre à la deuxième et à la troisième question posées par la juridiction nationale que, sous réserve de l'hypothèse où le juge saisi en second lieu disposerait d'une compétence exclusive prévue par la convention et, notamment, par son article 16, l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens que, lorsque la compétence du juge saisi en premier lieu est contestée, le juge saisi en second lieu ne peut que surseoir à statuer, au cas où il ne se dessaisirait pas, sans pouvoir examiner lui-même la compétence du juge saisi en premier lieu.
27 Au vu des réponses apportées aux trois premières questions, la quatrième question devient sans objet.
Sur les dépens
28 Les frais exposés par le Gouvernement allemand, par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par la Court of Appeal, par ordonnance du 26 juillet 1989, dit pour droit :
1) L'article 21 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens qu'il trouve application sans qu'il y ait lieu de tenir compte du domicile des parties aux deux instances.
2) Sous réserve de l'hypothèse où le juge saisi en second lieu disposerait d'une compétence exclusive prévue par la convention et, notamment, par son article 16, ledit article 21 doit être interprété en ce sens que, lorsque la compétence du juge saisi en premier lieu est contestée, le juge saisi en second lieu ne peut que surseoir à statuer, au cas où il ne se dessaisirait pas, sans pouvoir examiner lui-même la compétence du juge saisi en premier lieu.