Livv
Décisions

CA Riom, ch. com., 18 janvier 2006, n° 04-01141

RIOM

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Chaussures Labelle (SA), Labelle (ès qual.), Hess (ès qual.)

Défendeur :

Syndicat des commerçants et chefs d'entreprises commerciales du Cher, Boischaut Commerce (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

MM. Hederer, Barnoud

Conseillers :

M. Despierres, Mmes Sonokpon, Javion

Avoués :

Mes Rahon, Gutton-Perrin

Avocats :

Mes Laraize, Lacroix

TGI Perpignan, du 12 févr. 2001

12 février 2001

Faits, procédure et demandes des parties

Il est constant que:

- la société anonyme Chaussures Labelle est une entreprise industrielle de fabrication de chaussures installée à Saint-Amand-Montrond, 72 avenue du Général de Gaulle,

- autorisée par arrêté du 10 mai 2001 du sous-préfet de Saint-Amand-Montrond, la société Chaussures Labelle a diffusé de la publicité annonçant une vente au déballage dans ses locaux, du 1er au 5 juin 2001,

- l'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher ont sollicité l'interdiction de cette vente.

Par ordonnance du 1er juin 2001, le juge des référés du Tribunal de grande instance de Bourges a:

- interdit à la société Chaussures Labelle de procéder à l'opération de vente projetée,

- dit que pour chaque journée d'ouverture, la société Chaussures Labelle encourrait une astreinte provisoire de 7 622,45 euro,

- condamné la société Chaussures Labelle aux dépens et à payer aux demandeurs la somme de 457,35 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ordonnance sur requête du 2 juin 2001, le Président du Tribunal de grande instance de Bourges a autorisé la mise sous séquestre des fonds, deniers, espèces et valeurs provenant de l'opération de vente effectuée en violation de l'ordonnance de référé du 1er juin 2001.

Par ordonnance du 8 octobre 2001, le juge des référés du Tribunal de grande instance de Bourges a notamment:

- liquidé l'astreinte à la somme de 12 195,92 euro,

- maintenu les mesures ordonnées le 2 juin 2001.

Par arrêt du 24 juillet 2001, la Cour d'appel de Bourges a confirmé l'ordonnance du 1er juin 2001 du juge des référés du Tribunal de grande instance de Bourges.

Par arrêt du 28 janvier 2004, la Cour de cassation a cassé et annulé cet arrêt en toutes ses dispositions et renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Riom.

Le 20 avril 2004, la société Chaussures Labelle, Monsieur Vincent Labelle, ès qualités de liquidateur de la société Chaussures Labelle, et Monsieur Emmanuel Hess, commissaire à l'exécution du plan, ont saisi cette cour.

Ils demandent à la cour de:

- à titre principal, déclarer l'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher irrecevables faute d'intérêt et de qualité à agir,

- à titre subsidiaire, dire mal fondées l'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher,

- constater l'existence d'une difficulté sérieuse,

- infirmer l'ordonnance du 1er juin 2001,

- condamner conjointement et solidairement l'association Boischaut Commerce du syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher à leur payer la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

L'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher demandent à la cour de:

- débouter la société Chaussures Labelle de toutes ses demandes,

- les recevoir en leurs demandes,

- confirmer l'ordonnance du 1er juin 2001,

- condamner la société Chaussures Labelle à leur payer la somme de 4 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Motifs et décision

Sur le défaut d'intérêt et de qualité pour agir concernant l'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher

1°) La société Chaussures Labelle soutient qu'elle est recevable à soulever pour la première fois en cause d'appel des fins de non-recevoir tirées du défaut d'intérêt et de qualité pour agir des intimés.

L'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher soutiennent que ces exceptions invoquées en cause d'appel sont tardives.

Cependant, il résulte des articles 631 et 632 du nouveau Code de procédure civile que, postérieurement à la cassation d'un arrêt de cour d'appel, l'instruction de l'affaire est reprise en l'état, et que les parties peuvent invoquer de nouveaux moyens à l'appui de leurs prétentions, comme elles pouvaient le faire avant cassation en application de l'article 563 du nouveau Code de procédure civile.

2°) La société Chaussures Labelle soutient que l'association Boischaut Commerce ne justifie d'aucun intérêt à agir puisque la vente de chaussures n'a causé aucun préjudice particulier à ses membres.

L'association Boischaut Commerce soutient que:

- elle a qualité pour agir pour la protection de l'intérêt commercial du secteur qu'elle soutient, le préjudice subi étant collectif,

- elle a qualité pour agir et défendre ce qui lui paraît être l'intérêt collectif de ses membres,

- les faits commis par la société Chaussures Labelle, en portant atteinte au libre exercice normal et loyal de la concurrence, ont causé un préjudice à ses membres, qui sont des commerçants respectueux de la légalité et de la réglementation.

* L'article 31 du nouveau Code de procédure civile dispose que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès d'une prétention.

Il résulte des statuts de l'association Boischaut Commerce qu'elle a pour objet la promotion, la dynamisation et la coordination du commerce de ville, et représentera les intérêts communs des commerçants auprès de la municipalité et des institutions.

L'association Boischaut Commerce n'apporte pas la preuve qu'un de ses adhérents exercerait une activité commerciale, notamment telle que celle de marchand de chaussures, dont la prospérité et les intérêts auraient pu être menacés par la vente au déballage réalisée par la société Chaussures Labelle.

De même, elle n'établit pas que cette vente aurait, par son impact économique ou par ses incidences sociales et financières sur l'ensemble de la clientèle ou une partie de la clientèle de ses adhérents, porté atteinte aux intérêts de l'un ou de plusieurs de ceux-ci.

Il faut en conséquence déclarer irrecevable l'action de l'association Boischaut Commerce.

3°) La société Chaussures Labelle soutient que le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher ne peut, comme tout syndicat, agir que pour assurer la défense des intérêts de la profession qu'il représente, et non celle des intérêts de tout un secteur d'activité, et que, puisqu'il ne représente pas particulièrement les marchands de chaussures, il n'a aucun intérêt à agir.

L'article L. 411-11 du Code du travail dispose que les syndicats professionnels peuvent exercer devant toutes les juridictions tous les droits réservés à la partie civile relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent.

Il résulte des statuts du le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher qu'il a pour but l'étude et la défense des droits et des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu'individuels, des commerçants et entreprises commerciales, artisanales et de services du département du Cher.

En reprochant à la société Chaussures Labelle d'avoir organisé dans le département une vente au déballage constituant, selon le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher, des soldes déguisés, ce syndicat agit pour le respect des dispositions législatives et réglementaires s'imposant à ses membres, et pour la défense de leurs intérêts que cette vente a pu léser non pas directement, puisqu'aucun d'eux n'exerce l'activité de marchand de chaussures, mais indirectement, dans la mesure où eux-mêmes sont soumis au respect des mêmes règles.

L'exception d'irrecevabilité de l'action du syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher n'est pas fondée et doit être écartée.

Sur le fond du litige

1°) A l'appui de son appel, la société Chaussures Labelle soutient en premier lieu que l'opération de vente au déballage a été régulièrement autorisée et que:

- l'opération de vente au déballage a été sollicitée en fournissant au sous-préfet de Saint-Amand-Montrond tous les renseignements prescrits par la réglementation en vigueur, et elle a été autorisée par un arrêté préfectoral régulièrement pris,

- la vente au déballage a été organisée dans les locaux de l'usine de la société Chaussures Labelle, qui ne sont pas habituellement destinés à la vente de marchandises, puisqu'elle est un fabricant et non un commerçant,

- la vente s'est étalée sur 5 jours, soit moins que le délai annuel réglementaire maximum de 2 mois,

- l'opération étant autorisée par un arrêté préfectoral, il appartenait aux intimés de saisir la juridiction administrative.

- en revanche, le juge des référés n'avait pas qualité pour apprécier l'éventuelle illicéité de cet arrêté, et il a commis une fausse appréciation en considérant que pouvait constituer un trouble manifestement illicite une manifestation bénéficiant d'une autorisation préfectorale.

Elle soutient ensuite que cette opération constituait bien une vente au déballage et non des soldes déguisés, puisque:

- la publicité parlait de vente au déballage,

- la pratique de rabais ne caractérise pas seulement des soldes mais est tout à fait compatible avec la vente au déballage, toute vente promotionnelle impliquant une réduction du prix habituellement pratiqué,

- la période choisie était antérieure d'un mois à celle des soldes,

- aucune vente n'était habituellement réalisée dans les locaux de l'usine de la société Chaussures Labelle,

- les publicités faites avant la vente litigieuse ne portaient aucune mention relative à l'écoulement de stocks, et ne correspondaient pas aux termes habituellement utilisés pour les soldes, tels que "déstockage", "coup de balai", etc...

- une vente au déballage ne peut être requalifiée "soldes" que si sont réunis trois critères cumulatifs, l'écoulement d'un stock prédéterminé et non renouvelable, le recours à la publicité, la réduction des prix,

- les intimés n'établissent pas que les marchandises ne pouvaient pas être réassorties après cette vente.

La société Chaussures Labelle soutient enfin qu'aucun acte constitutif de concurrence déloyale n'a été commis, puisque:

- la vente au déballage n'était pas fautive, puisqu'elle était régulièrement autorisée,

- elle n'a causé aucun préjudice aux commerçants ayant constitué l'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher, dont aucun n'était un marchand des chaussures,

- rien ne prouve que les baisses de chiffre d'affaires alléguées soient en relation avec la vente au déballage, d'autant plus qu'il s'agit de commerces n'ayant rien à voir avec l'activité de la société Chaussures Labelle, et que le fait d'acheter une ou deux paires de chaussures à bas prix ne peut avoir d'incidence sur l'achat d'aliments, d'appareils électroménagers, de bijoux ou de lunettes susceptibles d'être faits dans les autres commerces avoisinants.

2°) Le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher soutient que:

- la vente au déballage entreprise par la société Chaussures Labelle constituait une opération de soldes alors qu'on se trouvait dans une période où les soldes étaient interdites,

- cette prétendue "vente promotionnelle" a faussé le jeu de la concurrence,

- les critères caractérisant les soldes étaient réunis en l'espèce,

- la volonté d'épuiser les stocks résultait de la lettre adressée par le sous-préfet de Saint-Amand-Montrond au Sénateur-Maire, ce qui caractérise l'intention d'écouler d'une manière accélérée la marchandise en stock,

- la vente au déballage a été précédée d'une publicité intense,

- les remises annoncées par la publicité étaient de 30 à 50 % du prix habituel, correspondant à ce qui est pratiqué en matière de soldes, et le procès-verbal de constat établit un taux moyen de remise de 41%,

- il appartenait à la société Chaussures Labelle de justifier que les marchandises soldées avaient été préalablement proposées à la vente,

- cette vente au déballage a eu comme conséquence de désorganiser le marché au détriment des autres commerçants de la région, en intervenant dans des conditions climatiques privilégiées, et pendant le long week-end de Pentecôte,

- l'opération a rencontré un succès de clientèle considérable,

- le fait que l'opération était autorisée par le sous-préfet est sans incidence sur la possibilité de la considérer comme des soldes déguisés,

- le fait que la vente avait pour objectif l'écoulement d'un stock prédéterminé et non renouvelable n'est pas sérieusement contesté par la société Chaussures Labelle,

- le constat montre que la vente portait, selon la publicité, sur des "milliers de paires de chaussures échantillons", et le directeur de l'usine a déclaré qu'il s'agissait de la vente "d'un ensemble de 10 000 paires de chaussures en partie des échantillons commerciaux et des modèles jamais commercialisés", ce qui montre qu'il s'agissait bien d'un stock prédéterminé et non renouvelable,

- l'utilisation du terme "échantillon" confirme ce caractère prédéterminé et non renouvelable.

3°) La cour considère en premier lieu que la vente au déballage a été régulièrement autorisée, puisque:

- la vente au déballage a été précédée d'une demande d'autorisation indiquant d'une part le lieu de la vente, d'une superficie de 338 m2, qui n'était pas habituellement destiné à la vente, d'autre part la durée de 5 jours, qui était située en dehors de la période des soldes, et enfin l'objet de cette vente, à savoir un ensemble de chaussures,

- l'autorisation préfectorale accordée correspondait à l'opération projetée et réalisée.

La cour considère ensuite qu'une vente au déballage ne constitue pas nécessairement un acte de concurrence déloyale, et qu'il appartient aux intimés d'apporter la preuve que les autres commerçants ont subi un préjudice du fait du comportement de leur adversaire, en attirant la clientèle à l'écart des rues commerçantes de leur ville, ou en pratiquant des prix exagérément bas, ou en détournant la clientèle de certains achats, ou en réalisant une opération de vente pendant un long week-end férié, alors que les autres commerçants étaient fermés.

Cependant, aucun des faits ci-dessus n'est positivement établi, et aucune preuve d'un préjudice subi par les commerçants de la région n'est apportée, et la concurrence déloyale n'est pas démontrée.

La cour considère enfin que la preuve que l'opération qualifiée de vente au déballage s'est avérée être une opération de soldes déguisés, réalisée en dehors de la période de soldes, incombe aux parties qui ont saisi le juge des référés pour solliciter l'interdiction de cette opération.

Pour apporter cette preuve, les intimés se sont fondés sur plusieurs moyens.

Les termes employés dans la publicité ("grande vente au déballage") ne caractérisent pas spécifiquement des soldes, la vente au déballage pouvant porter sur des quantités très importantes.

Le fait que le week-end de Pentecôte serait propice à une opération d'écoulement des stocks d'invendus constitue une conjecture et n'est pas appuyé par la preuve qu'il s'agissait de marchandises déjà proposées à la vente.

La lettre du sous-préfet, en date du 22 mai 2001, faisant état de la volonté des dirigeants de la société Chaussures Labelle d'"épuiser les stocks constituant une charge financière lourde", constitue un témoignage indirect, émanant d'une autorité étrangère au fonctionnement de l'entreprise, et dont la teneur est formellement contestée par les appelants.

De plus, ce témoignage fait état de stocks, qui caractérise tout type de vente au déballage ou de soldes, sans préciser s'il s'agissait bien d'un stock prédéterminé et non renouvelable.

Le fait que la société Chaussures Labelle est "toujours restée très prudemment taisante" sur la nature et la provenance des marchandises proposées à la vente, et sur l'éventuel inventaire qui aurait été déposé à la sous-préfecture, ne peut suffire à apporter la preuve de la nature de ce stock, la société Chaussures Labelle n'ayant pas la charge de la preuve sur ce point, et son silence ne pouvant être assimilé à un quelconque aveu.

L'allégation selon laquelle "le fait que la vente avait pour objectif l'écoulement d'un stock prédéterminé et non renouvelable n'est pas sérieusement contesté par la société Chaussures Labelle" ne correspond à aucune de ses écritures, et cette affirmation des intimés n'a aucune valeur probante.

Enfin, l'utilisation du terme "échantillon" correspond à des marchandises d'un type particulier, pouvant servir de modèle, de référence, pour donner une idée de la qualité de la production d'ensemble, et inciter la clientèle à acheter d'autres marchandises du même type. Il s'agit donc d'une notion distincte de celle de stock, et même opposée à celle de stock, puisqu'après les échantillons doit venir la production courante pour répondre à la demande ultérieure de la clientèle.

4°) Pour ces raisons, il faut constater que l'existence d'un trouble manifestement illicite n'est pas rapportée par le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher, et que les conditions d'application de l'article 809 du nouveau Code de procédure civile ne sont pas réunies.

Il faut en conséquence infirmer la décision du juge des référés et renvoyer les parties à se pourvoir.

Sur les demandes accessoires

L'association Boischaut Commerce et le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher, parties perdantes, supporteront les dépens de première instance et d'appel.

La cour fixe à 2000 euro l'indemnité allouée au remboursement des frais non compris dans les dépens.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, déclare irrecevable l'action de l'association Boischaut Commerce, rejette l'exception d'irrecevabilité concernant le syndicat des commerçants et chefs d'entreprise du Cher, dit que la preuve d'un trouble manifestement illicite n'est pas rapportée, infirme l'ordonnance du 1er juin 2001 du juge des référés du Tribunal de grande instance de Bourges, statuant à nouveau, rejette la demande principale tendant à voir interdire à la société Chaussures Labelle de procéder à l'opération de vente au déballage dans ses locaux, à peine d'une astreinte de 7 622,45 euro par jour d'ouverture, et les demandes accessoires, renvoie les parties à se pourvoir, condamne solidairement les intimés à payer aux appelants la somme de 2 000 euro en remboursement dus frais non compris dans les dépens de première instance et d'appel, condamne solidairement les intimés aux dépens de première instance et d'appel, autorise l'avoué constitué pour les appelants à recouvrer directement ceux des dépens dont il a fait l'avance sans avoir reçu provision.