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Décisions

CJCE, 6 avril 1995, n° C-439/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Lloyd's Register of Shipping

Défendeur :

Société Campenon Bernard (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Schockweiler, Kapteyn, Gulmann

Avocat général :

M. Elmer

Juges :

MM. Kakouris, Moitinho de Almeida, Murray, Edward, Puissochet

Avocats :

Mes Le Prado, Grellet, Moquet, Lyon-Caen, Lee

CJCE n° C-439/93

6 avril 1995

LA COUR,

1 Par arrêt du 26 octobre 1993, parvenu à la Cour le 10 novembre suivant, la Cour de cassation française (ci-après la "Cour de cassation") a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, une question préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 5, point 5, de ladite convention (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et ° texte modifié ° p. 77, ci-après la "convention").

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la société de droit français Campenon Bernard (ci-après "Campenon Bernard"), établie à Clichy (France), à The Lloyd's Register of Shipping (ci-après "Lloyd's Register"), charity de droit anglais (association sans but lucratif) établie à Londres, à propos de la bonne exécution d'une mission de contrôle d'aciers à béton.

3 Fin novembre 1985, Campenon Bernard est entrée en contact avec la succursale française de Lloyd's Register en vue de faire procéder au contrôle d'aciers à béton qu'elle devait utiliser pour la construction d'une autoroute au Koweït. La mission consistait à vérifier si les aciers à béton répondaient à une norme technique américaine insérée par le ministère des Travaux publics koweïtien dans le cahier des charges et, dans l'affirmative, à délivrer un certificat de conformité.

4 Après négociation, Campenon Bernard a, par lettre du 3 décembre 1985, passé commande auprès de la succursale française. La lettre précisait que l'inspection aurait lieu en Espagne et serait pratiquée par la succursale espagnole de Lloyd's Register. Elle indiquait également que le paiement se ferait en pesetas. Le 9 décembre suivant, la succursale française de Lloyd's Register a notifié son acceptation.

5 Alors que la succursale espagnole de Lloyd's Register avait émis des certificats de conformité, le ministère des Travaux publics koweïtien a refusé les aciers à béton pour non-respect de la norme technique américaine.

6 Pressée par la succursale française de Lloyd's Register, Campenon Bernard a réglé, le 2 février 1988, sous réserve de tous ses droits, la facture que lui avait adressée la succursale espagnole. Reprochant à Lloyd's Register d'avoir déclaré à tort les aciers conformes à la norme technique américaine, elle l'a ensuite assignée en dommages-intérêts, par l'intermédiaire de sa succursale française, devant le Tribunal de commerce de Paris.

7 Lloyd's Register a décliné la compétence des juridictions françaises.

8 Cette exception a été rejetée sur la base de dispositions de droit interne en première instance. C'est seulement en degré d'appel qu'elle a été examinée au regard des articles 5, points 1 et 5, de la convention, en vertu desquels,

"Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant,

1 en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée;

...

5 s'il s'agit d'une contestation relative à l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement, devant le tribunal du lieu de leur situation."

9 Dans son arrêt du 5 juin 1991, la Cour d'appel de Paris a jugé que le litige concernait l'exploitation de la succursale française de Lloyd's Register au sens de l'article 5, point 5, de la convention et qu'il ressortissait, par conséquent, de sa compétence. A cet égard, elle a d'abord relevé que cette succursale avait été l'unique interlocuteur de Campenon Bernard, étant donné qu'elle avait négocié et conclu le contrat, puis qu'elle lui avait réclamé le paiement. Elle a ensuite observé qu'il importait peu que les engagements aient été exécutés en Espagne. Selon la cour d'appel, l'article 5, point 5, de la convention ne requiert pas que les engagements doivent être exécutés dans l'État contractant où le centre d'opérations est établi. Admettre une telle restriction reviendrait à priver l'article 5, point 5, de toute utilité par rapport à l'article 5, point 1, qui donne déjà compétence au tribunal du lieu d'exécution de l'obligation litigieuse.

10 Lloyd's Register s'est pourvue en cassation, moyen pris, notamment, de la violation de l'article 5, point 5, de la convention. Selon elle, une contestation n'est relative à l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement, au sens de cette disposition, que dans la mesure où les engagements pris par ce centre d'opérations doivent être exécutés dans l'État contractant où ce centre est établi.

11 C'est dans ces conditions que, par arrêt du 26 octobre 1993, la Cour de cassation a demandé à la Cour si

"compte tenu des dispositions de l'article 5, alinéa 1er, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, la notion de 'contestation relative à l'exploitation d'une succursale ...'visée à l'article 5, alinéa 5, de la même convention suppose nécessairement que les engagements litigieux pris par la succursale, au nom de la maison-mère, doivent être exécutés dans l'État contractant où la succursale est établie"?

12 Lloyd's Register fait valoir que, dans son arrêt du 22 novembre 1978 (Somafer, 33-78, Rec. p. 2183, point 13), la Cour a jugé que la règle énoncée à l'article 5, point 5, concerne les litiges relatifs aux engagements pris par cet établissement au nom de la maison-mère, pourvu que ces engagements doivent être exécutés dans l'État contractant de l'établissement secondaire.

13 Selon Lloyd's Register, une telle exigence de localisation répondrait au souci de bonne administration de la justice qui serait à l'origine de cette disposition. Elle viserait, en effet, à permettre qu'un litige né de l'activité effective d'une succursale soit tranché pour des raisons pratiques et de commodité de preuve par la juridiction du lieu de sa situation.

14 De plus, comme un établissement secondaire ne pourrait se borner à transmettre des commandes à la maison-mère mais devrait également participer à leur exécution et que, à cet égard, le rayon d'activité d'un établissement secondaire est naturellement limité au territoire de l'État contractant où il est implanté, la compétence prévue par l'article 5, point 5, ne se justifierait que lorsque les engagements litigieux pris par l'établissement secondaire au nom de sa maison-mère doivent être exécutés sur le territoire de l'État contractant où il est situé.

15 Cette thèse ne saurait être accueillie.

16 Tout d'abord, la lettre de l'article 5, point 5, de la convention n'exige nullement que les engagements négociés par une succursale soient exécutés dans l'État contractant où elle est établie pour relever de son exploitation.

17 Ensuite, l'interprétation défendue par le demandeur au principal priverait de presque tout effet utile l'article 5, point 5. Comme l'article 5, point 1, permet déjà au demandeur de porter un litige en matière contractuelle devant la juridiction du lieu d'exécution de l'obligation servant de base à sa demande, l'article 5, point 5, ferait double emploi avec cette disposition, s'il s'appliquait uniquement aux engagements pris par la succursale qui doivent s'exécuter dans l'État contractant où celle-ci est établie. Tout au plus créerait-il, dans ce cas, un second chef de compétence spéciale lorsque, à l'intérieur de l'État contractant de la succursale, le lieu d'exécution de l'obligation litigieuse est situé dans un ressort judiciaire autre que celui de la succursale.

18 En troisième lieu, il convient de rappeler qu'un établissement secondaire est un centre d'opérations qui se manifeste d'une façon durable vers l'extérieur comme le prolongement d'une maison-mère et qui est pourvu d'une direction et d'un équipement lui permettant de négocier des affaires avec des tiers de façon que ceux-ci, tout en sachant qu'un lien de droit éventuel s'établira avec la maison-mère dont le siège est situé dans un autre État contractant, sont dispensés de s'adresser directement à celle-ci (voir arrêt Somafer, précité, point 12).

19 Au sens de l'article 5, point 5, de la convention, une succursale, une agence, ou tout autre établissement secondaire est donc une entité susceptible d'être l'interlocuteur principal, voire exclusif, de tiers dans la négociation de contrats.

20 Or, il n'existe pas nécessairement de lien étroit entre l'entité avec laquelle un client négocie et passe une commande et le lieu où celle-ci sera exécutée. Partant, des engagements peuvent relever de l'exploitation d'un établissement secondaire au sens de l'article 5, point 5, de la convention, alors même qu'ils doivent être exécutés en dehors de l'État contractant de celui-ci, le cas échéant, par un autre établissement secondaire.

21 Par ailleurs, cette interprétation est conforme à l'objectif des règles de compétence spéciale. Ainsi qu'il résulte du rapport Jenard (JO 1979, C 59, spécialement, p. 22), celles-ci permettent en effet au demandeur de porter le litige devant des juridictions autres que celles du domicile du défendeur, en raison de l'existence d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et le tribunal qui est appelé à en connaître.

22 Au vu des considérations qui précèdent, il y a donc lieu de répondre à la juridiction nationale que la notion de "contestation relative à l'exploitation d'une succursale d'une agence ou de tout autre établissement ..." visée à l'article 5, point 5, de la convention ne suppose pas que les engagements litigieux pris par la succursale, au nom de la maison-mère, doivent être exécutés dans l'État contractant où la succursale est établie.

Sur les dépens

23 Les frais exposés par les Gouvernements français, hellénique et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation de la République française, par arrêt du 26 octobre 1993, dit pour droit:

La notion de "contestation relative à l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement ..." visée à l'article 5, point 5, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume du Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, ne suppose pas que les engagements litigieux pris par la succursale, au nom de la maison-mère, doivent être exécutés dans l'État contractant où la succursale est établie.