CJCE, 6e ch., 2 juin 1994, n° C-414/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Solo Kleinmotoren GmbH
Défendeur :
Emilio Boch
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Mancini
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Kakouris, Schockweiler, Kapteyn, Murray
Avocats :
Mes Schuetze, Mueller, Rizzi, Ferria Contin, Fiumara, Krause-Ablass, Kloetzel
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 5 novembre 1992, parvenue à la Cour le 15 décembre suivant, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, ci-après la "convention"), deux questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 27, point 3, de la convention.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la Firma Solo Kleinmotoren GmbH (ci-après "Solo Kleinmotoren"), établie en République fédérale d'Allemagne, et M. Boch, propriétaire d'une entreprise de vente au détail de machines agricoles établie en Italie, à propos de l'apposition en Allemagne de la formule exécutoire sur un jugement définitif rendu par un tribunal civil en Italie.
3 Il ressort du dossier que jusqu'en 1966 M. Boch vendait en Italie, sous le nom commercial "Solo", des machines agricoles que lui livrait Solo Kleinmotoren. Par la suite, la société Solo Italiana SpA (ci-après "Solo Italiana") a commercialisé dans cet État les machines fabriquées par Solo Kleinmotoren qui a, en conséquence, mis fin à ses livraisons à l'entreprise de M. Boch. Ce dernier a alors intenté deux procédures judiciaires.
4 D'une part, il a assigné Solo Kleinmotoren devant le Tribunale civile di Milano (Italie) pour rupture du contrat de livraison. En 1975, la Corte d'appello di Milano a condamné la défenderesse au paiement d'une somme de plus de 48 000 000 LIT, majorée des intérêts. A la requête de M. Boch, cet arrêt a été revêtu de la formule exécutoire en Allemagne conformément aux dispositions de la convention. A la suite du recours formé par Solo Kleinmotoren contre cette décision d'exequatur, les parties ont conclu, le 24 février 1978, devant l'Oberlandesgericht Stuttgart (République fédérale d'Allemagne), une transaction ainsi libellée:
"1 (Solo Kleinmotoren) verse, le lundi 27 février 1978, une somme de 160 000 DM (à M. Boch), par remise d'un chèque de banque à Me X.
2 (Solo Kleinmotoren) enlève à ses frais les marchandises décrites dans la liste de chargement auprès de l'entreprise de transports Y, le 31 mars 1978 au plus tard. Une notification doit être adressée (à M. Boch) une semaine avant l'enlèvement. (M. Boch) garantit que les frais de stockage sont réglés jusqu'au 31 mars 1978 et qu'aucune autre charge ne grève la marchandise; (Solo Kleinmotoren) renonce à la garantie pour les marchandises récupérées.
3 Dans ces conditions, il est mis fin à toutes les prétentions réciproques des parties nées de leurs relations d'affaires; il est également mis fin aux prétentions réciproques existant entre (M. Boch) et la société Inter Solo à Zug;
(M. Boch) s'engage à ne pas faire valoir à l'encontre de la société Solo Italiana, Bologne, les prétentions qui formaient l'objet du présent litige.
4 (Solo Kleinmotoren) supporte les frais de justice, ses propres frais extrajudiciaires et les frais du mandataire ad litem (de M. Boch) dans la présente procédure; (M. Boch) supporte lui-même ses autres frais."
5 D'autre part, M. Boch a intenté, devant le Tribunale civile di Bologna (Italie), une action pour violation de la raison sociale "Solo" et pour concurrence déloyale, à l'encontre de Solo Kleinmotoren et de Solo Italiana. En 1979, la Corte d'appello di Bologna a jugé que Solo Kleinmotoren et Solo Italiana étaient coresponsables de la violation de la dénomination commerciale "Solo" ainsi que d'actes de concurrence déloyale commis au détriment de M. Boch et a condamné solidairement les deux sociétés défenderesses à verser à celui-ci des dommages-intérêts dont le montant devait être fixé lors d'une procédure séparée. Dans les motifs de l'arrêt, cette juridiction a examiné l'objection soulevée par Solo Italiana, selon laquelle la transaction judiciaire précitée aurait mis fin aux prétentions de M. Boch. A cet égard, elle a exposé que ladite transaction ne pouvait pas être invoquée dans le cadre de la procédure pendante devant elle, au motif que cette transaction n'avait pas été déclarée exécutoire en Italie et qu'il ressortait de ses termes que la matière faisant l'objet du litige dont les juridictions de Bologne eurent à connaître avait été exclue de l'arrangement intervenu entre les parties. Cet arrêt de la Corte d'appello di Bologna a acquis force de chose jugée.
6 En 1981, M. Boch a introduit devant le Tribunale civile di Bologna une action visant à fixer le montant des indemnités que Solo Kleinmotoren et Solo Italiana étaient tenues de payer en exécution de l'arrêt de la Corte d'appello di Bologna. Le 18 février 1986, le Tribunale civile a condamné les deux sociétés défenderesses à verser à M. Boch des dommages-intérêts d'un montant de 180 000 000 LIT. La Corte d'appello di Bologna a rejeté le recours que Solo Kleinmotoren avait formé contre ce jugement. Ces deux juridictions ont rejeté l'argument de Solo Kleinmotoren, selon lequel la transaction conclue à Stuttgart aurait mis fin aux relations entre les parties, en jugeant que cette question avait définitivement été vidée par l'arrêt rendu en 1979 par la Corte d'appello di Bologna.
7 M. Boch a alors saisi le Landgericht Stuttgart d'une requête visant à mettre à exécution en Allemagne le jugement du Tribunale civile di Bologna du 18 février 1986. Le Landgericht a fait droit à cette demande. L'Oberlandesgericht Stuttgart ayant rejeté le recours formé par Solo Kleinmotoren contre la décision du Landgericht, cette société a saisi le Bundesgerichtshof d'une Rechtsbeschwerde tendant à l'annulation de l'ordonnance de l'Oberlandesgericht et au rejet de la demande d'apposition de la formule exécutoire sur le jugement italien.
8 Devant le Bundesgerichtshof, Solo Kleinmotoren a fait valoir que l'article 27, point 3, de la convention s'opposait à l'exécution en Allemagne du jugement italien, en ce que celui-ci serait incompatible avec la transaction conclue par les parties le 24 février 1978 devant l'Oberlandesgericht Stuttgart. A l'appui de cette thèse, Solo Kleinmotoren a soutenu que la transaction avait mis fin à tous les droits nés des relations d'affaires antérieures existant entre les parties, y compris les prétentions de M. Boch reconnues par le jugement rendu le 18 février 1986 par le Tribunale civile di Bologna.
9 Éprouvant des doutes sur le point de savoir si une transaction judiciaire peut être assimilée à une "décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis", au sens de l'article 27, point 3, de la convention, et dès lors faire obstacle, conformément aux dispositions de cette convention, à la reconnaissance et à l'exécution d'une décision judiciaire rendue dans un autre État contractant, qui est inconciliable avec cette transaction, le Bundesgerichtshof a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:
"1) Une décision au sens de l'article 27, point 3, de la convention, avec laquelle la décision dont la reconnaissance est invoquée est inconciliable, peut-elle être également une transaction exécutoire conclue entre les mêmes parties devant un juge de l'État requis en vue de mettre fin à un litige en cours?
2) En cas de réponse affirmative à la question posée: cette règle s'applique-t-elle à tous les arrangements convenus dans cette transaction ou seulement à ceux qui seraient susceptibles d'être exécutés de manière autonome, conformément à l'article 51 de la convention, et le cas échéant seulement si les conditions de l'exécution sont réunies?"
Sur la première question
10 En vue de répondre à cette question, il convient de rappeler d'emblée que, par dérogation au principe consacré par l'article 26, premier alinéa, de la convention, selon lequel les décisions rendues dans un État contractant sont reconnues de plein droit dans les autres États contractants, les articles 27 et 28 de la convention prévoient une énumération limitative des motifs de refus de reconnaissance de ces décisions.
11 Ainsi, conformément à l'article 27 de la convention,
"Les décisions ne sont pas reconnues:
...
3) si la décision est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis;
..."
12 Aux termes de l'article 31, premier alinéa, de la convention,
"Les décisions rendues dans un État contractant et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État contractant après y avoir été revêtues de la formule exécutoire sur requête de toute partie intéressée."
13 L'article 34, deuxième alinéa, de la convention prévoit:
"La requête ne peut être rejetée que pour l'un des motifs prévus aux articles 27 et 28."
14 S'agissant du point de savoir si une transaction judiciaire telle que celle en cause dans l'affaire au principal constitue une "décision" au sens de l'article 27, point 3, il y a lieu de relever que l'article 25 de la convention, qui fait partie du titre III de cette convention, intitulé "Reconnaissance et exécution", dispose:
"On entend par décision, au sens de la présente convention, toute décision rendue par une juridiction d'un État contractant quelle que soit la dénomination qui lui est donnée, telle qu'arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d'exécution, ainsi que la fixation par le greffier du montant des frais du procès."
15 Il apparaît du libellé même de l'article 25 que la notion de "décision" qui y est définie vise, pour les besoins de l'application des différentes dispositions de la convention dans lesquelles ce terme est utilisé, uniquement les décisions de justice effectivement rendues par une juridiction d'un État contractant.
16 Ainsi qu'il est expliqué au rapport d'experts sur la convention (JO 1979, C 59, p. 42, in fine), l'article 25 qualifie expressément de "décision" la fixation par le greffier du montant des frais du procès puisque, conformément au code de procédure civile allemand qui prévoit cette possibilité, le greffier agit en tant qu'organe de la juridiction qui a connu du fond de l'affaire et que, en cas de contestation, un organe juridictionnel proprement dit statue sur les frais.
17 Il découle de ce qui précède que, pour pouvoir être qualifié de "décision" au sens de la convention, l'acte doit émaner d'un organe juridictionnel appartenant à un État contractant et statuant de sa propre autorité sur des points litigieux entre les parties.
18 Or, cette condition n'est pas remplie dans le cas d'une transaction, même si celle-ci est intervenue devant un juge d'un État contractant et met fin à un litige. En effet, les transactions judiciaires revêtent un caractère essentiellement contractuel, en ce sens que leur contenu dépend avant tout de la volonté des parties, comme l'explique le rapport d'experts, précité (p. 56).
19 Il convient d'ajouter qu'une interprétation différente ne saurait être consacrée pour les besoins de l'application de l'article 27, point 3, de la convention.
20 En effet, ainsi qu'il a déjà été souligné au point 15 du présent arrêt, la définition de la notion de "décision", figurant à l'article 25, vaut pour toutes les dispositions de la convention dans lesquelles ce terme est utilisé. De plus, l'article 27 constitue un obstacle à la réalisation d'un des objectifs fondamentaux de la convention qui vise à faciliter, dans toute la mesure du possible, la libre circulation des jugements en prévoyant une procédure d'exequatur simple et rapide. Cette disposition d'exception doit, dès lors, recevoir une interprétation stricte qui s'oppose à l'assimilation d'une transaction judiciaire à une décision rendue par une juridiction.
21 D'ailleurs, le rapport d'experts, précité (p. 45) précise à propos du motif de refus de reconnaissance repris à l'article 27, point 3, de la convention que "l'ordre social d'un État serait troublé si on pouvait s'y prévaloir de deux jugements contradictoires". Un tel trouble ne revêt, en effet, le caractère de gravité requis pour justifier, conformément à la convention, le refus de reconnaissance et d'exécution d'une décision rendue dans un autre État contractant et dont l'inconciliabilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis est invoquée que si ce dernier acte constitue une décision émanant d'une juridiction qui tranche elle-même un point en litige.
22 Par ailleurs, il y a lieu de constater que le cas des transactions judiciaires est réglé expressément par l'article 51 de la convention, qui fait partie du titre IV de celle-ci, intitulé "Actes authentiques et transactions judiciaires", et qui prévoit des règles spécifiques pour leur exécution.
23 En effet, conformément à cette disposition,
"Les transactions conclues devant le juge au cours d'un procès et exécutoires dans l'État d'origine sont exécutoires dans l'État requis aux mêmes conditions que les actes authentiques."
24 Or, par dérogation au régime régissant l'exécution des décisions judiciaires, l'article 50, premier alinéa, de la convention prévoit que l'exécution d'un acte authentique dans un État contractant autre que celui où il a été reçu et est exécutoire ne peut être refusée que si elle est contraire à l'ordre public de l'État requis.
25 Compte tenu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question posée par le Bundesgerichtshof que l'article 27, point 3, de la convention doit être interprété en ce sens qu'une transaction exécutoire conclue devant un juge de l'État requis en vue de mettre fin à un litige en cours ne constitue pas une "décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis", visée par cette disposition, qui peut faire obstacle, conformément aux dispositions de cette convention, à la reconnaissance et à l'exécution d'une décision judiciaire rendue dans un autre État contractant.
Sur la seconde question
26 Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n'y a pas lieu de statuer sur la seconde question.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par les Gouvernements allemand et italien ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Bundesgerichtshof, par ordonnance du 5 novembre 1992, dit pour droit:
L'article 27, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens qu'une transaction exécutoire conclue devant un juge de l'État requis en vue de mettre fin à un litige en cours ne constitue pas une "décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis", visée par cette disposition, qui peut faire obstacle, conformément aux dispositions de cette convention, à la reconnaissance et à l'exécution d'une décision judiciaire rendue dans un autre État contractant.