CJCE, 6 décembre 1994, n° C-406/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
The owners of the cargo lately laden on board the ship "Tatry"
Défendeur :
The owners of the ship "Maciej Rataj"
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Joliet, Schockweiler, Kapteyn
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Murray
Avocats :
Mes Clyde & Co., Schaff, Graham, Priday, Persey
LA COUR,
1 Par ordonnance du 5 juin 1992, parvenue à la Cour le 4 décembre suivant, la Court of Appeal a posé en vertu du protocole du 3 juin 1971 concernant l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 1972, L 299, p. 32, ci-après la "convention" ou la "convention de Bruxelles"), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et ° texte modifié ° p. 77, ci-après la "convention d'adhésion"), plusieurs questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 21, 22 et 57 de la convention.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux litiges dont les faits et la procédure devant les juridictions nationales sont résumés ci-après.
3 Au mois de septembre 1988, une cargaison d'huile de soja appartenant à des propriétaires différents (ci-après les "propriétaires des marchandises") a été transportée en vrac à bord du navire Tatry, appartenant à une compagnie maritime polonaise, la société Zegluga Polska Spolka Akeyjna ° l'ordonnance de renvoi se réfère à cet égard aux "propriétaires du navire". Le transport a été effectué du Brésil à destination, pour partie, de Rotterdam et, pour le surplus, de Hambourg. Les propriétaires des marchandises se sont plaints auprès des propriétaires du navire que, lors du transport, les marchandises ont été contaminées par du diesel ou d'autres hydrocarbures.
4 Trois groupes de propriétaires des marchandises ont été distingués:
° groupe 1: il est constitué par des propriétaires de marchandises transportées à Rotterdam sous des connaissements distincts;
° groupe 2: il ne s'agit pas d'un "groupe", mais en réalité de la société Phillip Brothers Ltd (ci-après "Phibro"), ayant son siège au Royaume-Uni, propriétaire d'une autre partie des marchandises, transportée également à Rotterdam sous des connaissements distincts;
° groupe 3: il est constitué par quatre propriétaires des marchandises transportées à Hambourg sous quatre connaissements distincts; les propriétaires appartenant au groupe étaient Phibro (pour des lots différents de ceux concernant le groupe 2) ainsi que Bunge & Co. Ltd, ayant également son siège au Royaume-Uni, Hobum Oele und Fette AG et Handelsgesellschaft Kurt Nitzer GmbH, ces deux dernières sociétés ayant leur siège en Allemagne.
5 Différentes actions ont été introduites devant des juridictions des Pays-Bas et des juridictions du Royaume-Uni par les différents propriétaires des marchandises et les propriétaires du navire.
a) Actions introduites par les propriétaires du navire
6 Le 18 novembre 1988, avant toute autre procédure, les propriétaires du navire ont engagé devant l'arrondissementsrechtbank te Rotterdam une action contre les groupes 1 et 3, à l'exception de Phibro, qui tendait à faire déclarer que les propriétaires du navire n'étaient pas responsables ou pas entièrement responsables de la contamination alléguée.
7 Les propriétaires du groupe 1 ont été attraits devant l'arrondissementsrechtbank te Rotterdam sur la base de l'article 2 de la convention, alors que ceux du groupe 3 l'ont été sur la base de l'article 6, point 1, de celle-ci.
8 En 1988, aucune action n'avait été engagée par les propriétaires du navire contre le groupe 2 (Phibro). C'est seulement le 18 septembre 1989 que les propriétaires du navire ont introduit aux Pays-Bas une demande distincte tendant à faire déclarer qu'ils n'étaient pas responsables de la contamination de la cargaison livrée à Rotterdam au groupe 2. Cette demande a été introduite contre les agents de Phibro à Rotterdam qui avaient présenté les connaissements pour le compte de cette société.
9 Le 26 octobre 1990, les propriétaires du navire ont introduit aux Pays-Bas des demandes tendant à la limitation de leur responsabilité en ce qui concerne l'ensemble de la cargaison. Ces demandes ont été introduites sur la base de la convention internationale sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, du 10 octobre 1957 [International Transport Treaties, suppl. 1-10 (janvier 1986), p. 81].
b) Actions introduites par les propriétaires des marchandises
10 Les groupes 2 et 3 des propriétaires de marchandises ont engagé contre les propriétaires du navire Tatry les procédures suivantes, en réparation du préjudice qu'ils estimaient avoir subi.
11 Après une tentative infructueuse de saisie du Tatry à Hambourg, le groupe 3 a engagé devant la High Court of Justice, Queen's Bench Division, Admiralty Court, une action in rem (ci-après "Folio 2006") contre le Tatry et le navire Maciej Rataj, dont les propriétaires sont les mêmes que ceux du Tatry. L'assignation a été signifiée le 15 septembre 1989 à Liverpool au Maciej Rataj, qui a fait l'objet d'une saisie conservatoire. Par la suite, les propriétaires du navire ont accusé réception de la signification et ont obtenu la mainlevée de la saisie, moyennant la constitution d'une garantie. La procédure s'est poursuivie selon le droit britannique. Toutefois, des doutes existent dans ce droit sur la question de savoir si la procédure continue en ce cas uniquement in personam ou bien tant in rem que in personam.
12 Le groupe 2 (Phibro) a engagé devant la même juridiction britannique une action in rem (ci-après "Folio 2007") contre le navire Maciej Rataj. L'assignation a été signifiée le 15 septembre 1989 à Liverpool au Maciej Rataj qui a fait également l'objet d'une saisie conservatoire. Folio 2007 a suivi le même déroulement que Folio 2006.
13 Pour la saisie du Maciej Rataj, l'Admiralty Court a fondé sa compétence sur les articles 20 à 24 du Supreme Court Act de 1981, lesquels mettent en œuvre la convention internationale pour l'unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer, signée à Bruxelles le 10 mai 1952 [International Transport Treaties, suppl. 12 (mai 1988), p. I-68, ci-après la "convention sur la saisie"], à laquelle le Royaume des Pays-Bas est également partie.
14 Par ailleurs, à titre préventif et pour le cas où les tribunaux britanniques se dessaisiraient, les groupes 2 et 3 (à l'exception de Phibro) ont introduit des demandes aux Pays-Bas, respectivement le 29 septembre et le 3 octobre 1989.
15 Le groupe 1 n'a introduit aucune demande auprès des juridictions britanniques. Toutefois, le 29 septembre 1989, il a introduit aux Pays-Bas une demande d'indemnisation contre les propriétaires du navire.
16 Concernant Folio 2006, les propriétaires du navire ont demandé à l'Admiralty Court de se dessaisir en faveur de la juridiction néerlandaise en application de l'article 21 de la convention relatif à la litispendance et, subsidiairement, de l'article 22 relatif à la connexité. Quant à Folio 2007, admettant que l'Admiralty Court avait été saisie en premier lieu, ils n'ont pas invoqué l'article 21 de la convention, mais ont néanmoins sollicité le dessaisissement de l'Admiralty Court sur le fondement de l'article 22.
17 En première instance, l'Admiralty Court a décidé qu'elle n'était pas tenue de se dessaisir ou de surseoir à statuer en vertu de l'article 21 de la convention, cette disposition n'étant pas applicable pour les raisons suivantes:
a) dans Folio 2006, au motif que cette procédure et la demande antérieurement introduite aux Pays-Bas n'avaient pas le même objet et la même cause, dans la mesure où la procédure britannique avait pour objet l'indemnisation des propriétaires des marchandises, tandis que la procédure néerlandaise n'avait pour objet ni la protection ni la mise en œuvre d'un droit, mais tendait à faire déclarer que les propriétaires des marchandises n'étaient pas en droit d'exiger des dommages-intérêts des propriétaires du Tatry;
b) dans Folio 2007, au motif que le groupe 2 n'était pas partie à la procédure engagée aux Pays-Bas.
18 L'Admiralty Court a admis que Folio 2006 et Folio 2007, d'une part, et la procédure engagée aux Pays-Bas, d'autre part, étaient connexes. Toutefois, elle a décidé qu'il n'y avait pas lieu à dessaisissement ni à sursis à statuer dans les deux affaires pendantes devant elle.
19 Les propriétaires du navire ont introduit des recours contre cette décision devant de la Court of Appeal.
20 La Court of Appeal étant en désaccord avec la décision rendue en première instance et estimant que la solution du litige dépendait en particulier de l'interprétation des articles 21, 22 et 57 de la convention, elle a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles ci-après:
"1) Lorsqu'une demande formée dans un État contractant a le même objet et la même cause qu'une demande précédemment formée dans un autre État contractant, les juridictions de l'État contractant saisies en second lieu doivent-elles, aux fins de l'application de l'article 21 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié), se dessaisir
a) uniquement en cas d'identité complète des parties aux deux groupes d'affaires, ou
b) uniquement si toutes les parties à l'affaire portée devant les juridictions de l'État contractant saisies en second lieu sont également parties à l'affaire portée devant les juridictions de l'État contractant saisies en premier lieu, ou
c) dès lors qu'au moins l'un des demandeurs et l'un des défendeurs à l'affaire portée devant les juridictions de l'État contractant saisies en second lieu sont également parties à l'affaire portée devant les juridictions de l'État contractant saisies en premier lieu, ou
d) dès lors que les parties aux deux groupes d'affaires sont, pour l'essentiel, les mêmes?
2) Dans le cas d'un transport de marchandises par mer ayant donné lieu au déchargement de marchandises prétendument endommagées, une demande formée par les propriétaires des marchandises dans un État contractant eu égard au dommage ainsi allégué, et commencée sous la forme d'une action in rem devant l'Admiralty Court britannique tendant à la saisie soit du navire transporteur, soit d'un autre navire du même propriétaire, a-t-elle le même objet et la même cause et fait-elle intervenir les mêmes parties, aux fins de l'article 21 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié), qu'une action in personam précédemment introduite dans un autre État contractant par le propriétaire du navire contre les propriétaires des marchandises eu égard audit dommage, si le propriétaire du navire accuse réception de la signification et obtient la mainlevée de la saisie du navire moyennant une garantie et si, ensuite,
a) l'action devant l'Admiralty Court continue tant in rem que in personam, ou
b) continue uniquement in personam?
3) Lorsqu'un État contractant est partie à la convention de Bruxelles de 1952 sur la saisie conservatoire des navires de mer et que sa compétence sur le fond a été invoquée, par le biais de la saisie d'un navire en application des dispositions de cette convention, par les propriétaires des marchandises dans le cadre d'un recours en réparation du préjudice résultant du déchargement de marchandises prétendument endommagées, et que, par ailleurs, une demande a précédemment été formée par le propriétaire du navire contre les propriétaires des marchandises, eu égard audit dommage, dans un autre État contractant, les juridictions de l'État contractant dont la compétence sur le fond est fondée sur la saisie du navire ont-elles le droit de conserver cette compétence en vertu de l'article 57 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié par l'article 25, paragraphe 2, de la convention d'adhésion)
a) si les deux demandes ont le même objet et la même cause et font intervenir les mêmes parties au sens de l'article 21 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié), ou
b) si les deux demandes sont des demandes connexes au sens de l'article 22 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié), et que, dans tout autre cas, la juridiction saisie en second lieu devrait logiquement se dessaisir ou surseoir à statuer?
4) Aux fins de l'article 22 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié):
a) L'article 22, troisième alinéa, fournit-il une définition exclusive des demandes connexes?
b) Pour que les juridictions d'un État contractant se dessaisissent ou sursoient à statuer en application de l'article 22, faut-il obligatoirement que l'instruction et le jugement séparés des deux affaires risquent de conduire à des conséquences juridiques s'excluant mutuellement?
c) Si une demande est formée dans un État contractant par un certain groupe de propriétaires de marchandises contre le propriétaire d'un navire en vue de la réparation du préjudice résultant du dommage causé à leur part d'une cargaison en vrac, transportée dans le cadre de certains contrats de transport déterminés, et si une autre demande est formée dans un autre État membre contre le même propriétaire de navire sur la base de points de fait et de droit identiques pour l'essentiel, mais par un autre propriétaire de marchandises agissant en vue de la réparation du préjudice résultant du dommage causé à sa part de la même cargaison en vrac, transportée sur la base de contrats de transport distincts comportant les mêmes conditions, le fait d'instruire et de juger séparément de telles demandes risque-t-il de donner lieu à des conséquences juridiques s'excluant mutuellement ou ces demandes constituent-elles, de toute autre manière, des demandes connexes au sens de l'article 22?
5) Lorsque, dans le cas d'un transport de marchandises par mer ayant donné lieu au déchargement de marchandises prétendument endommagées,
i) le propriétaire du navire forme, dans un État contractant, une demande tendant à obtenir une déclaration judiciaire de non-responsabilité à l'égard des propriétaires des marchandises et autres titulaires de droits sur ces marchandises pour le dommage ainsi allégué
ii) et que les propriétaires des marchandises forment ensuite, dans un autre État contractant, une demande dans le cadre de laquelle ils réclament des dommages-intérêts au propriétaire du navire pour négligence et/ou violation du contrat et/ou de ses obligations en raison de ce dommage, qui aurait été causé à leurs marchandises, la seconde demande a-t-elle le même objet et la même cause que la première au sens de l'article 21 de la convention de Bruxelles de 1968 (tel que modifié), ce dont il résulte que les juridictions du second État contractant doivent se dessaisir en application de l'article 21?"
21 Compte tenu des relations existant entre les différentes questions posées, il convient d'examiner en premier lieu la troisième question, qui concerne les domaines d'application respectifs de la convention de Bruxelles, d'une part, et de conventions spéciales, d'autre part. Seront ensuite examinées les première, cinquième et deuxième questions, toutes trois tendant à l'interprétation de l'article 21 de la convention, relatif à la litispendance. Sera enfin examinée la quatrième question visant à l'interprétation de l'article 22 de la convention, relatif à la connexité.
Sur la troisième question
22 Par cette question, la juridiction nationale demande en substance si l'article 57 de la convention, tel que modifié par la convention d'adhésion, doit être interprété ou bien en ce sens que lorsqu'un État contractant est également partie contractante à une autre convention relative à une matière particulière, laquelle comporte des règles sur la compétence judiciaire, cette convention spéciale exclut toujours, sauf exceptions expresses, l'application de la convention de Bruxelles, ou bien en ce sens que cette convention spéciale n'exclut l'application des dispositions de la convention de Bruxelles que dans les cas réglés par elle-même et non pas dans ceux qu'elle-même ne règle pas.
23 L'article 57 de la convention, tel que modifié par l'article 25, paragraphe 1, de la convention d'adhésion, dispose:
"La présente convention ne déroge pas aux conventions auxquelles les États contractants sont ou seront parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l'exécution des décisions.
Elle ne préjuge pas l'application des dispositions qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l'exécution des décisions et qui sont ou seront contenues dans les actes des institutions des Communautés européennes ou dans les législations nationales harmonisées en exécution de ces actes."
24 Il y a lieu de relever que l'article 57 introduit une exception à la règle générale selon laquelle la convention prime les autres conventions signées par les États contractants en matière de compétence judiciaire, de reconnaissance et d'exécution des décisions. L'objectif de cette exception consiste à faire respecter les règles de compétence prévues par des conventions spéciales, ces règles ayant été édictées en tenant compte des spécificités des matières qu'elles concernent.
25 Au vu de cet objectif, l'article 57 doit être entendu comme écartant uniquement l'application des dispositions de la convention de Bruxelles à des questions régies par une convention spéciale. Une interprétation contraire serait incompatible avec la finalité de la convention qui, conformément à son préambule, consiste à renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies et à faciliter la reconnaissance des décisions afin d'assurer leur exécution. Dans ces conditions, lorsqu'une convention spéciale contient certaines règles de compétence mais ne comporte aucune disposition sur la litispendance et la connexité, les articles 21 et 22 de la convention de Bruxelles s'appliquent.
26 Les propriétaires des marchandises soutiennent que la convention sur la saisie contient des dispositions en matière de litispendance en son article 3, point 3, selon lequel "un navire ne peut être saisi ... plus d'une fois dans la juridiction d'un ou plusieurs des États contractants, pour la même créance et par le même demandeur".
27 Cette argumentation avancée par les propriétaires des marchandises ne saurait être retenue. En effet, en cas de saisie antérieurement pratiquée dans la juridiction d'un État contractant, l'article 3, point 3, de la convention sur la saisie interdit une seconde saisie par le même demandeur et pour la même créance dans la juridiction, notamment, d'un autre État contractant. Une telle interdiction est étrangère à la notion de litispendance au sens de l'article 21 de la convention de Bruxelles. Cette dernière disposition vise en effet l'hypothèse de la saisine de deux juridictions également compétentes et ne règle que la question de savoir laquelle de ces deux juridictions sera en définitive dessaisie de l'affaire.
28 Au vu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la troisième question que l'article 57 de la convention, tel que modifié par la convention d'adhésion, doit être interprété en ce sens que lorsqu'un État contractant est également partie contractante à une autre convention relative à une matière particulière, laquelle comporte des règles sur la compétence judiciaire, cette convention spéciale n'exclut l'application des dispositions de la convention de Bruxelles que dans les cas réglés par la convention spéciale et non pas dans ceux que celle-ci ne règle pas.
Sur la première question
29 Par sa première question, la juridiction nationale vise en substance à savoir si l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens qu'il est applicable dans le cas de deux demandes ayant la même cause et le même objet, lorsqu'il n'y a pas identité complète, mais seulement partielle, des parties, l'un au moins des demandeurs et l'un au moins des défendeurs à la première procédure introduite figurant également parmi les demandeurs et les défendeurs à la seconde procédure, ou inversement.
30 La question se réfère à la notion de "mêmes parties" figurant à l'article 21, qui exige comme condition de son application que les deux demandes soient formées entre les mêmes parties. Ainsi que la Cour l'a jugé dans son arrêt du 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik (144-86, Rec. p. 4861, point 11), les notions utilisées à l'article 21 pour déterminer une situation de litispendance doivent être considérées comme autonomes.
31 Par ailleurs, comme l'avocat général l'a relevé dans ses conclusions (point 14), il résulte implicitement du même arrêt que l'identité des parties doit être entendue indépendamment de la position de l'une et de l'autre dans les deux procédures, le demandeur à la première procédure pouvant être le défendeur à la seconde.
32 La Cour a souligné dans le même arrêt (point 8) que l'article 21 figure, ensemble avec l'article 22 relatif à la connexité, à la section 8 du titre II de la convention, section qui tend, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice au sein de la Communauté, à éviter des procédures parallèles pendantes devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter. Ainsi, cette réglementation vise à exclure, dans toute la mesure du possible, dès le départ, une situation telle que celle visée à l'article 27, point 3, à savoir la non-reconnaissance d'une décision en raison de son incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'État requis.
33 Au vu du libellé de l'article 21 de la convention et de l'objectif exposé ci-dessus, cet article doit être entendu en ce sens qu'il exige, comme condition de l'obligation du second for saisi de se dessaisir, que les parties aux deux procédures soient identiques.
34 En conséquence, dans des cas où les parties coïncident partiellement avec des parties à une procédure engagée antérieurement, l'article 21 n'impose au juge saisi en second lieu de se dessaisir que pour autant que les parties au litige pendant devant lui sont également parties à la procédure antérieurement engagée devant la juridiction d'un autre État contractant; il n'empêche pas que la procédure continue entre les autres parties.
35 Il est vrai que cette interprétation de l'article 21 comporte un morcellement du litige. Toutefois, l'article 22 atténue cet inconvénient. En effet, cet article permet au juge saisi en second lieu de surseoir à statuer ou de se dessaisir, en raison de la connexité des affaires, s'il est satisfait aux conditions y énumérées.
36 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens que, dans le cas de deux demandes ayant la même cause et le même objet, et lorsque les parties à la seconde procédure coïncident seulement partiellement avec les parties à la procédure engagée antérieurement dans un autre État contractant, il n'impose à la juridiction saisie en second lieu de se dessaisir que pour autant que les parties au litige devant elle sont également parties à la procédure antérieurement engagée; il n'empêche pas la continuation de la procédure entre les autres parties.
Sur la cinquième question
37 Par sa cinquième question, la juridiction nationale demande en substance si l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens qu'une demande qui tend à faire juger que le défendeur est responsable d'un préjudice et à le faire condamner à verser des dommages-intérêts a la même cause et le même objet qu'une demande antérieure de ce défendeur tendant à faire juger qu'il n'est pas responsable dudit préjudice.
38 Il convient de noter, à titre liminaire, que la version anglaise de l'article 21 ne distingue pas expressément les notions d'objet et de cause. Cette version linguistique doit toutefois être comprise dans le même sens que la plupart des autres versions linguistiques dans lesquelles figure cette distinction (voir arrêt Gubisch Maschinenfabrik, précité, point 14).
39 Au sens de l'article 21 de la convention, la "cause" comprend les faits et la règle juridique invoqués comme fondement de la demande.
40 Par conséquent, ont la même cause une demande en déclaration de non-responsabilité, telle que celle introduite en l'espèce au principal par les propriétaires du navire, et une autre demande, telle que celle introduite ultérieurement par les propriétaires des marchandises sur le fondement de contrats de transport distincts, mais libellés en termes identiques, portant sur les mêmes marchandises transportées en vrac, marchandises endommagées dans les mêmes circonstances.
41 Quant à l'"objet" au sens du même article 21, il consiste dans le but de la demande.
42 La question se pose donc de savoir si deux demandes ont le même objet lorsque la première tend à faire juger que le demandeur n'est pas responsable d'un dommage allégué par les défendeurs, alors que la seconde, introduite ultérieurement par ceux-ci, vise au contraire, d'une part, à faire juger que le demandeur à la première procédure est responsable du préjudice et, d'autre part, à le faire condamner à verser des dommages-intérêts.
43 Quant à la partie concernant la reconnaissance de responsabilité, la seconde demande a le même objet que la première, puisque la question de l'existence ou de l'inexistence d'une responsabilité se trouve au centre des deux procédures. Le fait que les conclusions du demandeur soient formulées de manière négative dans la première demande, alors que dans la seconde demande elles sont formulées de façon positive par le défendeur, devenu demandeur, ne rend pas différent l'objet du litige.
44 Quant à la partie visant la condamnation à des dommages-intérêts, les conclusions de la seconde demande constituent la conséquence naturelle de celles relatives à la reconnaissance de la responsabilité et ne modifient donc pas l'objet principal de la demande. D'ailleurs, la demande d'une partie tendant à faire constater qu'elle n'est pas responsable d'un préjudice contient implicitement des conclusions portant contestation de l'existence d'une obligation de payer des dommages-intérêts.
45 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la cinquième question que l'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens qu'une demande qui tend à faire juger que le défendeur est responsable d'un préjudice et à le faire condamner à verser des dommages-intérêts a la même cause et le même objet qu'une demande antérieure de ce défendeur tendant à faire juger qu'il n'est pas responsable dudit préjudice.
Sur la deuxième question
46 Par sa deuxième question, la juridiction nationale vise à savoir si une demande postérieure a la même cause et le même objet et oppose les mêmes parties qu'une demande précédente, dans le cas où la première demande, introduite par le propriétaire d'un navire devant une juridiction d'un État contractant, constitue une action in personam tendant à faire constater l'absence de responsabilité de ce propriétaire du chef d'un dommage allégué aux marchandises transportées par son navire, alors que la demande postérieure a été introduite par le propriétaire des marchandises devant une juridiction d'un autre État contractant sous la forme d'une action in rem concernant un navire saisi, et s'est poursuivie ensuite tant in rem que in personam, ou bien uniquement in personam, selon les distinctions opérées par le droit national de cet autre État contractant.
47 Il y a lieu de rappeler que, dans l'article 21 de la convention, les expressions "même cause", "même objet" et "entre les mêmes parties" ont un sens autonome (voir arrêt Gubisch Maschinenfabrik, précité, point 11). Elles doivent donc être interprétées indépendamment des particularités du droit en vigueur dans chaque État contractant. Il s'ensuit que la distinction opérée par le droit d'un État contractant entre action in personam et action in rem est sans pertinence pour l'interprétation de cet article 21.
48 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la deuxième question qu'une demande postérieure ne cesse pas d'avoir la même cause et le même objet et d'opposer les mêmes parties qu'une demande précédente, dans le cas où la première demande, introduite par le propriétaire d'un navire devant une juridiction d'un État contractant, constitue une action in personam tendant à faire constater l'absence de responsabilité de ce propriétaire du chef d'un dommage allégué aux marchandises transportées par son navire, alors que la demande postérieure a été introduite par le propriétaire des marchandises devant une juridiction d'un autre État contractant sous la forme d'une action in rem concernant un navire saisi, et s'est poursuivie ensuite tant in rem que in personam, ou bien uniquement in personam, selon les distinctions opérées par le droit national de cet autre État contractant.
Sur la quatrième question
49 Par sa quatrième question, la juridiction nationale vise en substance à savoir si l'article 22 de la convention doit être interprété en ce sens que, pour qu'il y ait connexité entre, d'une part, une demande formée dans un État contractant par un certain groupe de propriétaires de marchandises contre le propriétaire d'un navire en vue de la réparation d'un préjudice causé à une partie de la cargaison transportée en vrac dans le cadre de contrats distincts mais identiques et, d'autre part, une demande en réparation formée dans un autre État contractant contre le même propriétaire du navire par les propriétaires d'une autre partie de la cargaison transportée dans les mêmes conditions et dans le cadre de contrats distincts mais identiques à ceux conclus entre le premier groupe et le propriétaire du navire, il suffit que leur instruction et leur jugement séparés comportent le risque d'une contrariété de décisions, sans qu'il soit nécessaire qu'ils comportent le risque de conduire à des conséquences juridiques s'excluant mutuellement.
50 Cette question ne se pose manifestement que dans le cas où les conditions d'application de l'article 21 de la convention ne sont pas réunies.
51 Selon l'article 22, troisième alinéa, "sont connexes, au sens du présent article, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y a intérêt à les instruire et à juger en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément".
52 L'objectif de cette disposition est d'éviter des contrariétés de décisions et ainsi d'assurer une bonne administration de la justice dans la Communauté (voir rapport sur la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, JO 1979, C 59, et spécialement p. 41). En outre, l'expression "connexité" ne couvrant pas la même notion dans chacun des États contractants, l'article 22, troisième alinéa, énonce les éléments d'une définition (même rapport, p. 42). Il faut donc en conclure que la notion de connexité définie dans cette disposition doit être interprétée de manière autonome.
53 Afin de satisfaire l'objectif d'une bonne administration de la justice, cette interprétation doit être large et comprendre tous les cas où il existe un risque de contrariété de solutions, même si les décisions peuvent être exécutées séparément et si leurs conséquences juridiques ne s'excluent pas mutuellement.
54 Selon les propriétaires des marchandises et la Commission, l'adjectif "inconciliables" figurant à la fois à l'article 22, troisième alinéa, et à l'article 27, point 3, de la convention doit avoir le même sens dans les deux dispositions et donc qualifier des décisions dont les conséquences juridiques s'excluent mutuellement au sens de l'arrêt du 4 février 1988, Hoffmann (145/86, Rec. p. 645, point 22). Ils rappellent que la Cour a jugé dans cet arrêt (point 25) qu'une décision étrangère condamnant un époux à verser des aliments à son conjoint au titre de ses obligations d'entretien résultant du mariage est inconciliable, au sens de l'article 27, point 3, de la convention, avec une décision nationale ayant prononcé le divorce entre les époux concernés.
55 Cet argument ne peut être retenu. En effet, les objectifs des deux dispositions sont différents. L'article 27, point 3, de la convention ouvre la possibilité au juge, par exception aux principes et aux objectifs de la convention, de refuser la reconnaissance d'une décision étrangère. Par conséquent, la notion de "décision inconciliable" y figurant doit être interprétée en fonction de cet objectif. En revanche, l'article 22, troisième alinéa, de la convention a pour objectif, ainsi que l'a relevé l'avocat général dans ses conclusions (point 28), de réaliser une meilleure coordination de l'exercice de la fonction judiciaire à l'intérieur de la Communauté et d'éviter l'incohérence et la contradiction des décisions, même si ces dernières peuvent recevoir une exécution séparée.
56 Cette interprétation est corroborée par le fait que les versions allemande et italienne de la convention utilisent dans l'article 22, troisième alinéa, des termes différents de ceux utilisés dans l'article 27, point 3.
57 Force est donc de constater que le terme "inconciliable" utilisé à l'article 22, troisième alinéa, de la convention a un sens différent de celui du même terme utilisé par l'article 27, point 3, de la convention.
58 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la quatrième question que l'article 22 de la convention doit être interprété en ce sens que pour qu'il y ait connexité entre, d'une part, une demande formée dans un État contractant par un certain groupe de propriétaires de marchandises contre le propriétaire d'un navire en vue de la réparation d'un préjudice causé à une partie de la cargaison transportée en vrac dans le cadre de contrats distincts mais identiques et, d'autre part, une demande en réparation formée dans un autre État contractant contre le même propriétaire du navire par les propriétaires d'une autre partie de la cargaison transportée dans les mêmes conditions et dans le cadre de contrats distincts mais identiques à ceux conclus entre le premier groupe et le propriétaire du navire, il suffit que leur instruction et leur jugement séparés comportent le risque d'une contrariété de décisions, sans qu'il soit nécessaire qu'ils comportent le risque de conduire à des conséquences juridiques s'excluant mutuellement.
Sur les dépens
59 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la Court of Appeal, par ordonnance du 5 juin 1992, dit pour droit:
1) L'article 57 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, tel que modifié par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, doit être interprété en ce sens que lorsqu'un État contractant est également partie contractante à une autre convention relative à une matière particulière, laquelle comporte des règles sur la compétence judiciaire, cette convention spéciale n'exclut l'application des dispositions de la convention de Bruxelles que dans les cas réglés par la convention spéciale et non pas dans ceux que celle-ci ne règle pas.
2) L'article 21 de la convention doit être interprété en ce sens que, dans le cas de deux demandes ayant la même cause et le même objet, et lorsque les parties à la seconde procédure coïncident seulement partiellement avec les parties à la procédure engagée antérieurement dans un autre État contractant, il n'impose à la juridiction saisie en second lieu de se dessaisir que pour autant que les parties au litige devant elle sont également parties à la procédure antérieurement engagée; il n'empêche pas la continuation de la procédure entre les autres parties.
3) Le même article 21 doit être interprété en ce sens qu'une demande qui tend à faire juger que le défendeur est responsable d'un préjudice et à le faire condamner à verser des dommages-intérêts a la même cause et le même objet qu'une demande antérieure de ce défendeur tendant à faire juger qu'il n'est pas responsable dudit préjudice.
4) Une demande postérieure ne cesse pas d'avoir la même cause et le même objet et d'opposer les mêmes parties qu'une demande précédente, dans le cas où la première demande, introduite par le propriétaire d'un navire devant une juridiction d'un État contractant, constitue une action in personam tendant à faire constater l'absence de responsabilité de ce propriétaire du chef d'un dommage allégué aux marchandises transportées par son navire, alors que la demande postérieure a été introduite par le propriétaire des marchandises devant une juridiction d'un autre État contractant sous la forme d'une action in rem concernant un navire saisi, et s'est poursuivie ensuite tant in rem que in personam, ou bien uniquement in personam, selon les distinctions opérées par le droit national de cet autre État contractant.
5) L'article 22 de la convention de Bruxelles doit être interprété en ce sens que pour qu'il y ait connexité entre, d'une part, une demande formée dans un État contractant par un certain groupe de propriétaires de marchandises contre le propriétaire d'un navire en vue de la réparation d'un préjudice causé à une partie de la cargaison transportée en vrac dans le cadre de contrats distincts mais identiques et, d'autre part, une demande en réparation formée dans un autre État contractant contre le même propriétaire du navire par les propriétaires d'une autre partie de la cargaison transportée dans les mêmes conditions et dans le cadre de contrats distincts mais identiques à ceux conclus entre le premier groupe et le propriétaire du navire, il suffit que leur instruction et leur jugement séparés comportent le risque d'une contrariété de décisions, sans qu'il soit nécessaire qu'ils comportent le risque de conduire à des conséquences juridiques s'excluant mutuellement.