CJCE, 19 septembre 1995, n° C-364/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Antonio Marinari
Défendeur :
Lloyds Bank plc, Zubaidi Trading Company
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Schockweiler, Kapteyn, Jann
Avocat général :
M. Léger
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Puissochet, Hirsch, Ragnemalm, Sevón
Avocats :
Mes Vassalli, Piras, Bonistalli, Olivieri, Mosar, Rucellai, Raffaelli, Spadari, Beazley, Dal Ferro
LA COUR,
1 Par ordonnance du 21 janvier 1993, parvenue à la Cour le 26 juillet suivant, la Corte suprema di cassazione, a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et ° texte modifié ° p. 77) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1, ci-après la "convention"), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 5, point 3, de cette convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant M. Marinari, domicilié en Italie, à la Lloyd's Bank, dont le siège social est à Londres.
3 En avril 1987, M. Marinari avait déposé auprès de la filiale de Manchester de la Lloyd's Bank une liasse de billets à ordre ("promissory notes") dont la contre-valeur était de 752 500 000 USD, émis par la province du Negros Oriental de la République des Philippines en faveur de la Zubaidi Trading Company, de Beyrouth. Les employés de la banque, après avoir ouvert le pli, ont refusé de restituer les "promissory notes" et signalé à la police l'existence de ces effets, en les déclarant de provenance douteuse, ce qui a entraîné l'arrestation de M. Marinari et la mise sous séquestre des "promissory notes".
4 Après avoir été relaxé par la justice anglaise, M. Marinari a saisi le Tribunale di Pisa afin d'obtenir condamnation de la Lloyd's Bank à réparer les préjudices causés par le comportement de ses employés. Il résulte du dossier de la procédure nationale que la demande de M. Marinari vise, d'une part, le versement de la contre-valeur des billets à ordre et, d'autre part, la réparation du préjudice qu'il aurait subi du fait de sa détention, ainsi que de la rupture de plusieurs contrats et de l'atteinte à sa réputation. La Lloyd's Bank ayant soulevé l'incompétence de la juridiction italienne au motif que le dommage, fondement de la compétence ratione loci, était survenu en Angleterre, M. Marinari, soutenu par la société Zubaidi, a demandé à la Corte suprema di cassazione qu'elle se prononce au préalable sur la compétence.
5 Dans son ordonnance de renvoi, la Corte suprema di cassazione s'interroge sur la compétence des juridictions italiennes au regard de l'article 5, point 3, de la convention, tel qu'interprété par la Cour.
6 Elle relève ainsi que la Cour, dans l'arrêt du 30 novembre 1976, Bier (21-76, Rec. p. 1735), a considéré que l'expression "lieu où le fait dommageable s'est produit" devait s'entendre comme visant à la fois le lieu où le dommage est survenu et celui de l'événement causal et que M. Marinari soutient que l'expression "dommage survenu" vise, outre le résultat physique, le dommage au sens juridique, telle la diminution du patrimoine d'une personne.
7 Elle constate également que la Cour, dans l'arrêt du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba (C-220-88, Rec. p. I-49), a refusé que soient pris en considération, aux fins de la détermination de compétence au sens de l'article 5, point 3, de la convention, les dommages financiers indirects. La juridiction de renvoi se demande, dans ces conditions, si la solution doit être la même lorsque les effets dommageables invoqués par le demandeur sont directs et non pas indirects.
8 Dans ces conditions, elle a décidé de surseoir à statuer et de poser la question préjudicielle suivante:
"Y-a-t-il lieu, pour l'application de la règle de compétence énoncée à l'article 5, point 3, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, précisée par l'arrêt de la Cour de justice du 30 novembre 1976 dans l'affaire 21-76, d'entendre la notion de 'lieu où le dommage est survenu' uniquement comme désignant le lieu où s'est produit un préjudice physique causé à des personnes ou à des choses, ou également comme désignant le lieu où se sont produits les préjudices patrimoniaux éprouvés par le demandeur?"
9 Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler d'abord que, par dérogation au principe général consacré par l'article 2, premier alinéa, de la convention, à savoir celui de la compétence des juridictions de l'État contractant du domicile du défendeur, l'article 5, point 3, de la convention dispose:
"Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:
(...)
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit;
(...)"
10 Ainsi que la Cour l'a relevé à plusieurs reprises (voir arrêts Bier, précité, point 11, Dumez France et Tracoba, précité, point 17, et du 7 mars 1995, Shevill e.a., C-68-93, non encore publié au Recueil, point 19), cette règle de compétence spéciale, dont le choix dépend d'une option du demandeur, est fondée sur l'existence d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et des juridictions autres que celles du domicile du défendeur, qui justifie une attribution de compétence à ces juridictions pour des raisons de bonne administration de la justice et d'organisation utile du procès.
11 Dans les arrêts Bier, précité (points 24 et 25), et Shevill e.a., précité (point 20), la Cour a dit pour droit que, dans le cas où le lieu où se situe le fait susceptible d'entraîner une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle et le lieu où ce fait a entraîné un dommage ne sont pas identiques, l'expression "lieu où le fait dommageable s'est produit" figurant dans l'article 5, point 3, de la convention doit être entendue en ce sens qu'elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l'événement causal, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l'un ou l'autre de ces deux lieux.
12 Dans ces deux arrêts, la Cour a en effet considéré que le lieu de l'événement causal non moins que celui de la matérialisation du dommage peut constituer un rattachement significatif du point de vue de la compétence judiciaire. La Cour a ajouté que l'option pour le seul lieu de l'événement causal aurait pour effet d'amener, dans un nombre appréciable de cas, une confusion entre les chefs de compétence prévus par les articles 2 et 5, point 3, de la convention, de manière que cette dernière disposition perdrait pour autant son effet utile.
13 L'option ainsi ouverte au demandeur ne saurait toutefois être étendue au-delà des circonstances particulières qui la justifient, sous peine de vider de son contenu le principe général, consacré par l'article 2, premier alinéa, de la convention, de la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son domicile et d'aboutir à reconnaître, en dehors des cas expressément prévus, la compétence des juridictions du domicile du demandeur à propos de laquelle la convention a manifesté sa défaveur en écartant, dans son article 3, deuxième alinéa, l'application de dispositions nationales prévoyant de tels fors de compétence à l'égard de défendeurs domiciliés sur le territoire d'un État contractant.
14 S'il est ainsi admis que la notion de "lieu où le fait dommageable s'est produit", au sens de l'article 5, point 3, de la convention, peut viser à la fois le lieu où le dommage est survenu et celui de l'événement causal, cette notion ne saurait toutefois être interprétée de façon extensive au point d'englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d'un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu.
15 En conséquence, cette notion ne peut pas être interprétée comme incluant le lieu où la victime, ainsi que c'est le cas dans l'espèce au principal, prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État contractant.
16 Le gouvernement allemand soutient, cependant, que, pour l'interprétation de l'article 5, point 3, de la convention, la Cour devrait prendre en considération le droit national de la responsabilité civile extracontractuelle applicable. Ainsi, dans le cas où, conformément à ce droit, l'atteinte concrète à des biens ou droits constitue une condition de la responsabilité (notamment, l'article 823, paragraphe 1, du Buergerliches Gesetzbuch), le "lieu où le fait dommageable s'est produit" viserait, à la fois, le lieu d'une telle atteinte et le lieu de l'événement causal. En revanche, lorsque le droit national ne fait pas dépendre la réparation de l'atteinte concrète à un bien ou droit (notamment, les articles 1382 du code civil français et 2043 du code civil italien), la victime pourrait choisir entre le lieu de l'événement causal et celui du dommage causé à son patrimoine.
17 Selon le même gouvernement, cette interprétation ne favoriserait pas la multiplication des juridictions compétentes et n'aboutirait pas systématiquement à ce que la juridiction du lieu du dommage patrimonial coïncide avec celle du domicile du demandeur. En outre, elle ne permettrait pas à la victime, par le déplacement de son patrimoine, de déterminer la juridiction compétente, dès lors que serait pris en considération le lieu de localisation du patrimoine au moment où l'obligation de réparation est survenue. Enfin, cette interprétation aurait l'avantage de ne pas privilégier certains droits nationaux par rapport à d'autres.
18 Il convient cependant de relever que la convention n'a pas entendu lier les règles de compétence territoriale aux dispositions nationales relatives aux conditions de la responsabilité civile extracontractuelle. En effet, ces conditions ne se répercutent pas nécessairement sur les solutions adoptées par les États membres quant à la compétence territoriale de leurs juridictions, cette compétence se fondant sur d'autres considérations.
19 L'interprétation de l'article 5, point 3, de la convention, en fonction du régime de la responsabilité civile extracontractuelle applicable, telle que proposée par le gouvernement allemand, manque donc de fondement. Elle est, en outre, incompatible avec l'objectif de la convention qui est de définir des attributions de compétence certaines et prévisibles (voir arrêts du 15 janvier 1985, Roesler, 241-83, Rec. p. 99, point 23, et du 17 juin 1992, Handte, C-26-91, Rec. p. I-3967, point 19). En effet, la détermination de la juridiction compétente dépendrait alors de circonstances incertaines telles que le lieu où le patrimoine de la victime aurait subi les préjudices successifs ainsi que le régime de la responsabilité civile applicable.
20 Enfin, quant à l'argument tiré du fait que le lieu de la localisation du patrimoine est celui correspondant au moment où l'obligation de réparation est née, il y a lieu d'observer que l'interprétation proposée pourrait attribuer compétence à une juridiction sans aucun rattachement avec les éléments du litige alors même que ce rattachement justifie la compétence spéciale prévue à l'article 5, point 3, de la convention. Il serait en effet possible que les dépenses engagées et les gains manqués consécutifs au fait dommageable initial soient constatés en un autre lieu et que, dès lors, du point de vue de l'efficacité de la preuve, une telle juridiction soit dépourvue de toute pertinence.
21 Il y a, dès lors, lieu de répondre à la question préjudicielle que la notion de "lieu où le fait dommageable s'est produit", figurant à l'article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprétée en ce sens qu'elle ne vise pas le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État contractant.
Sur les dépens
22 Les frais exposés par les Gouvernements du Royaume-Uni et allemand et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par la Corte suprema di cassazione italienne, par ordonnance du 21 janvier 1993, dit pour droit:
La notion de "lieu où le fait dommageable s'est produit", figurant à l'article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprétée en ce sens qu'elle ne vise pas le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État contractant.