CJCE, 13 juillet 1995, n° C-341/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Danværn Production A/S
Défendeur :
Schuhfabriken Otterbeck GmbH & Co.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Schockweiler, Gulmann, Jann
Avocat général :
M. Léger
Juges :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Murray, Edward, Puissochet, Hirsch, Sevón
LA COUR,
1 Par ordonnance du 30 juin 1993, enregistrée au greffe de la Cour le 5 juillet 1993, le Vestre Landsret (Danemark) a posé, en application du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et ° texte modifié ° p. 77) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1, et ° texte modifié ° JO 1983, C 97, p. 1, ci-après la "convention"), deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 6, point 3, et 22 de la convention.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Schuhfabriken Otterbeck GmbH & Co., demanderesse au principal (ci-après "Otterbeck"), établie en Allemagne, et Danvaern Production A/S, défenderesse au principal (ci-après "Danvaern"), établie au Danemark.
3 Selon contrat d'agence conclu le 10 août 1979, Otterbeck a désigné Danvaern comme agent exclusif au Danemark pour la vente de sa gamme de chaussures de sécurité.
4 Par lettre du 22 mars 1990, Otterbeck a résilié le contrat d'agence avec effet immédiat en arguant que Danvaern s'était rendue coupable d'un abus de confiance flagrant en licenciant un certain employé.
5 Le 11 septembre 1990, Otterbeck a assigné Danvaern devant le Byret de Broenderslev en paiement d'un montant de 223 173,39 DKR, majoré d'intérêts, au titre de chaussures de sécurité livrées en janvier et en février 1990.
6 Devant le Byret, Danvaern a admis être redevable de la somme réclamée mais a conclu au rejet de la demande et à la condamnation distincte de la demanderesse au paiement de la somme de 737 018,34 DKR, affirmant qu'elle était elle-même titulaire de créances à l'encontre de Otterbeck, dont l'une au titre du préjudice subi du fait de la dénonciation abusive du contrat d'agence.
7 Par jugement du 26 mars 1991, le Byret a rejeté comme irrecevable la prétention de Danvaern, en ce qu'elle visait tant au prononcé d'une condamnation distincte qu'à une compensation, au motif qu'il n'existait pas entre les demandes d'Otterbeck et de Danvaern le lien de connexité exigé par l'article 6, point 3, de la convention, lequel dispose:
"[Le] défendeur peut aussi être attrait:
[...]
3. s'il s'agit d'une demande reconventionnelle qui dérive du contrat ou du fait sur lequel est fondée la demande originaire, devant le tribunal saisi de celle-ci".
8 Danvaern a interjeté appel de ce jugement devant le Vestre Landsret. Devant cette juridiction, elle s'est désistée de sa demande visant au prononcé d'une condamnation distincte et n'a fait valoir qu'une demande en compensation à hauteur d'un montant de 223 173,39 DKR, majoré d'intérêts, correspondant à la demande originaire de Otterbeck.
9 Le Vestre Landsret a estimé que le litige soulevait une question d'interprétation de la convention.
10 Il a dès lors décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes:
"1) L'article 6, point 3, vise-t-il les demandes reconventionnelles présentées en vue de la compensation?
2) L'expression '[...] dérive du contrat ou du fait sur lequel est fondée la demande originaire [...]'figurant à l'article 6, point 3, doit-elle être considérée comme plus restrictive que l'expression 'demandes connexes' employée à l'article 22, troisième alinéa, de la convention?"
Sur la première question
11 Par sa première question, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur l'applicabilité de l'article 6, point 3, de la convention à la situation dans laquelle un défendeur, assigné devant un for compétent, oppose à la demande une créance dont il serait titulaire à l'encontre du demandeur.
12 Les droits nationaux des États contractants distinguent en général deux situations. Premièrement, le défendeur invoque, comme moyen de défense, l'existence d'une créance dont il serait titulaire à l'encontre du demandeur et qui aurait pour effet d'éteindre, totalement ou partiellement, la créance de celui-ci. Deuxièmement, le défendeur vise, par une demande distincte présentée dans le cadre du même procès, à faire condamner le demandeur au paiement d'une dette envers lui. Dans ce dernier cas, la demande distincte peut viser un montant supérieur à celui réclamé par le demandeur, et être poursuivie même si le demandeur est débouté de sa demande.
13 Sur le plan procédural, la défense fait partie intégrante de l'action intentée par le demandeur et ne nécessite donc pas que ce dernier soit "attrait" devant le for saisi de l'action, au sens de l'article 6, point 3, de la convention. Les moyens de défense susceptibles d'être invoqués et les conditions dans lesquelles ils peuvent l'être sont déterminés par les règles du droit national.
14 Or, l'article 6, point 3, de la convention n'est pas destiné à régler cette situation.
15 En revanche, une demande du défendeur tendant à une condamnation distincte du demandeur suppose la compétence du for saisi par ce dernier pour statuer sur une telle demande.
16 L'article 6, point 3, de la convention a précisément pour objet d'énoncer les conditions auxquelles un tribunal est compétent pour statuer sur une demande tendant au prononcé d'une condamnation distincte.
17 S'il est vrai que la version danoise de l'article 6, point 3, de la convention utilise le mot "modfordringer", expression générale qui peut comprendre les deux situations visées ci-dessus au point 12, la terminologie juridique d'autres États contractants reconnaît expressément la distinction entre ces deux situations. Ainsi, le droit français fait une distinction entre "demande reconventionnelle" et "moyens de défense au fond"; le droit anglais entre "counter-claim" et "set-off as a defence"; le droit allemand entre "Widerklage" et "Prozessaufrechnung", et le droit italien entre "domanda riconvenzionale" et "eccezione di compensazione". Or, les versions linguistiques pertinentes de l'article 6, point 3, de la convention reprennent expressément les expressions "demande reconventionnelle", "counter-claim", "Widerklage" et "domanda riconvenzionale".
18 Il convient dès lors de répondre à la première question de la juridiction de renvoi que l'article 6, point 3, de la convention ne vise que les demandes présentées par les défendeurs tendant au prononcé d'une condamnation distincte. Il ne vise pas la situation où un défendeur invoque comme simple moyen de défense une créance dont il serait titulaire à l'encontre du demandeur. Les moyens de défense susceptibles d'être invoqués et les conditions dans lesquelles ils peuvent l'être sont régis par le droit national.
Sur la seconde question
19 Dans l'ordonnance de renvoi, il est indiqué que la seconde question ne se pose que si l'article 6, point 3, de la convention s'applique à la situation où un défendeur invoque comme moyen de défense une créance dont il serait titulaire à l'encontre du demandeur. A la lumière de la réponse donnée à la première question, il n'y a donc pas lieu de répondre à la seconde.
Sur les dépens
20 Les frais exposés par les Gouvernements allemand et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Vestre Landsret, par décision du 30 juin 1993, dit pour droit:
L'article 6, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique, ne vise que les demandes présentées par les défendeurs tendant au prononcé d'une condamnation distincte. Il ne vise pas la situation où un défendeur invoque comme simple moyen de défense une créance dont il serait titulaire à l'encontre du demandeur. Les moyens de défense susceptibles d'être invoqués et les conditions dans lesquelles ils peuvent l'être sont régis par le droit national.