CJCE, 11 août 1995, n° C-80/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
GHEJ Wielockx
Défendeur :
Inspecteur der directe belastingen
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Schockweiler, Kapteyn, Gulmann, Jann
Avocat général :
M. Léger
Juges :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Edward, Hirsch, Ragnemalm, Sevón
Avocat :
Me Fiorilli
LA COUR,
1 Par ordonnance du 16 février 1994, parvenue à la Cour le 2 mars suivant, le Gerechtshof te 's-Hertogenbosch a posé, en application de l'article 177 du traité CE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 52 du traité CEE, devenu traité CE.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Wielockx, ressortissant belge résidant en Belgique, à l'Inspecteur der directe belastingen (ci-après "l'inspecteur"), à propos du refus par ce dernier de déduire du revenu imposable de l'intéressé les dotations à la réserve-vieillesse.
3 Aux Pays-Bas, la Nederlandse wet op de inkomstenbelasting du 16 décembre 1964 (loi relative à l'impôt sur les revenus, Staatsblad 519, ci-après la "loi de 1964") définit, à son article 1er, les "contribuables nationaux" comme étant les personnes physiques résidant dans le royaume par opposition aux "contribuables étrangers", personnes physiques qui, sans résider aux Pays-Bas, y perçoivent toutefois des revenus.
4 La loi de 1964 a été complétée par la loi du 16 novembre 1972 (Staatsblad 612), dont l'article 44 d, paragraphe 1, institue un régime volontaire de réserve-vieillesse fiscale au profit des travailleurs non salariés. En vertu de ce régime, les intéressés peuvent réserver une partie des bénéfices de leur entreprise pour constituer une réserve-vieillesse présentant l'avantage que les sommes épargnées chaque année restent dans l'entreprise.
5 Aux termes de l'article 3, troisième paragraphe, de la loi de 1964, les contribuables nationaux sont soumis à l'impôt sur le revenu provenant des bénéfices de leur entreprise, diminué des montants ajoutés à la réserve-vieillesse et augmenté des montants qui en sont déduits. La dotation maximale à une réserve-vieillesse pendant une année civile, susceptible de faire l'objet d'une déduction, est diminuée du montant de la prime payée en raison d'une participation obligatoire à un fonds de retraite d'entreprise.
6 En vertu de l'article 44 f, paragraphe 1, sous e), de la même loi, lorsque le contribuable atteint l'âge de 65 ans, cette réserve-vieillesse est supprimée. Elle est alors qualifiée de "revenu" et soumise à la perception de l'impôt soit en une fois sur le capital total, soit de façon différée sur les rentes dudit capital versées périodiquement.
7 En application des articles 48 et 49 de la loi de 1964, les contribuables étrangers sont exclusivement imposés sur le "revenu national imposable", c'est-à-dire l'ensemble des revenus acquis sur le territoire des Pays-Bas pendant une année civile et diminués des pertes. La réserve-vieillesse ne figure pas parmi les sommes susceptibles d'être déduites de ce revenu au titre de l'article 48, paragraphe 3, de la loi de 1964. Une circulaire ministérielle de droit fiscal a toutefois prévu un correctif autorisant les déductions des engagements personnels et des charges extraordinaires, lorsque 90 % au moins des revenus mondiaux du contribuable non résident sont soumis à l'impôt sur le revenu aux Pays-Bas. Cette circulaire ne vise pas la réserve-vieillesse.
8 Aux termes de l'article 18 de la convention type de l'OCDE (modèle de convention de double imposition concernant le revenu et la fortune, rapport du comité des affaires fiscales de l'OCDE, 1977), "sous réserve des dispositions du paragraphe 2 de l'article 19 [concernant les pensions des fonctionnaires], les pensions et autres rémunérations similaires, payées à un résident d'un État contractant au titre d'un emploi antérieur, ne sont imposables que dans cet État".
9 L'article 14, paragraphe 1, de la convention fiscale bilatérale contre les doubles impositions conclue entre les Pays-Bas et la Belgique (Tractatenblad, 1970, n° 192) prévoit par ailleurs que les profits et revenus qu'un résident de l'un des États obtient d'une profession libérale sont imposables dans l'autre État si ce résident y dispose d'un établissement stable pour l'exercice de ses activités.
10 M. Wielockx exerce, à titre d'associé indépendant, la profession de physiothérapeute à Venlo (Pays-Bas), où il perçoit la totalité de ses revenus et où il est imposable.
11 M. Wielockx a demandé à l'inspecteur que le revenu imposable qu'il a acquis aux Pays-Bas au cours de l'année 1987 (73 912 HFL réduits à 65 643 HFL par l'administration fiscale) soit diminué de la somme de 5 145 HFL, au titre de dotation à la réserve-vieillesse, ce que l'inspecteur a refusé.
12 M. Wielockx a introduit un recours contre cette décision devant la chambre fiscale du Gerechtshof te 's-Hertogenbosch. Cette juridiction éprouve des doutes sur la compatibilité des dispositions néerlandaises relatives à la réserve-vieillesse avec la liberté d'établissement prévue par l'article 52 du traité CE. En conséquence, elle a sursis à statuer et invité la Cour à se prononcer à titre préjudiciel sur les questions suivantes:
"1) L'article 52 du traité instituant la Communauté économique européenne ou toute autre disposition de ce traité interdisent-ils à un État membre, tel que les Pays-Bas, de percevoir, sur le revenu des personnes physiques, un impôt dont les règles de perception confèrent aux contribuables qui jouissent de bénéfices d'une entreprise le droit de constituer ce qu' il est convenu d'appeler une réserve-vieillesse (' oudedagsreserve' ) prélevée sur le revenu brut il est renvoyé à cet égard aux dispositions combinées de l'article 3, paragraphe 3, initio et sous a) et des articles 44d à 44l de la Wet op de inkomstenbelasting 1964, dans sa version applicable l'année dont il est question en l'espèce mais refusent ce droit à un contribuable demeurant dans un autre État membre et possédant la nationalité de cet autre État membre qui jouit de bénéfices d'une entreprise dans l'État membre cité en premier lieu et qui est soumis pour ces bénéfices à la perception de l'impôt susmentionné?
2) Convient-il, en l'occurrence, d'accorder une signification au fait que, sur le fondement du chapitre III de la Wet op de inkomstenbelasting 1964 (chapitre intitulé 'Objet de l'impôt frappant les contribuables étrangers' ), les montants retirés de la réserve-vieillesse ne sont pas inclus dans le revenu imposable acquis aux Pays-Bas par le contribuable étranger, ce qui a pour conséquence de ne pas garantir, dans le système fiscal en vigueur aux Pays-Bas, en ce qui concerne les contribuables étrangers, la correspondance entre la déductibilité des montants ajoutés à la réserve-vieillesse et le caractère imposable des montants qui en sont retirés?
3) La question de savoir si le revenu du contribuable étranger a ou non été entièrement ou presque entièrement réalisé grâce à des activités qui sont exercées dans l'État membre cité en premier lieu est-elle également pertinente en l'espèce?"
13 Par les première et troisième questions, la juridiction de renvoi vise essentiellement à savoir si l'article 52 du traité s' oppose à ce qu' un État membre permette aux personnes résidant sur son territoire de déduire du revenu soumis à l'impôt les bénéfices d'une entreprise qu' elles affectent à la constitution d'une réserve-vieillesse, mais refuse cet avantage aux ressortissants communautaires contribuables qui, quoique demeurant dans un autre État membre, perçoivent, dans le premier État, la totalité ou la quasi-totalité de leurs revenus.
14 Par la deuxième question, la juridiction de renvoi demande à la Cour si une telle différence de traitement peut être justifiée par le fait que les rentes périodiques retirées postérieurement de la réserve-vieillesse par le contribuable non résident ne sont pas imposées dans l'État où il exerce ses activités professionnelles, mais dans l'État de résidence avec lequel cet État a conclu une convention fiscale bilatérale contre les doubles impositions.
15 Il convient d'examiner ces questions ensemble.
16 Il y a lieu tout d'abord de rappeler que, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, il n'en reste pas moins que ces derniers doivent exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire et s'abstenir donc de toute discrimination ostensible ou déguisée fondée sur la nationalité (arrêt du 14 février 1995, Schumacker, C-279-93, non encore publié au Recueil, points 21 et 26).
17 En vertu d'une jurisprudence constante, une discrimination consiste dans l'application de règles différentes à des situations comparables ou bien dans l'application de la même règle à des situations différentes.
18 En matière d'impôts directs, la situation des résidents et celle des non-résidents dans un État donné ne sont, en règle générale, pas comparables, car elles présentent des différences objectives tant du point de vue de la source du revenu que de la capacité contributive personnelle ou de la situation personnelle et familiale (arrêt Schumacker, précité, points 31 et suivants).
19 Une différence de traitement entre ces deux catégories de contribuables ne peut donc être qualifiée, en tant que telle, de discrimination au sens du traité.
20 Il y a lieu cependant d'admettre que le contribuable non résident salarié ou indépendant qui perçoit la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans l'État où il exerce ses activités professionnelles se trouve, objectivement, dans la même situation, en ce qui concerne l'impôt sur le revenu, que le résident de cet État qui y exerce les mêmes activités. Tous les deux sont imposés dans ce seul État et l'assiette de leur impôt est la même.
21 Si, pour ce qui concerne les déductions de son revenu imposable, le contribuable non résident n'est pas soumis au même traitement fiscal que son homologue résident, sa situation personnelle ne sera prise en compte ni par l'administration fiscale de l'État où il exerce ses activités professionnelles parce qu'il n' y réside pas ni par l'État de résidence parce qu' il n' y perçoit aucun revenu. Par conséquent, il subira une imposition globale plus importante et sera désavantagé par rapport à son homologue résident.
22 Il en résulte que le contribuable non-résident, qui, comme en l'espèce au principal, perçoit la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans l'État où il exerce ses activités professionnelles mais n'a pas le droit de constituer une réserve-vieillesse déductible dans les mêmes conditions fiscales que le contribuable résident, subit une discrimination.
23 Pour justifier le désavantage fiscal subi en l'occurrence par les contribuables non-résidents, le gouvernement néerlandais invoque le principe de la cohérence fiscale, énoncé dans l'arrêt du 28 janvier 1992, Bachmann (C-204-90, Rec. p. I-249), selon lequel une corrélation doit exister entre les sommes déduites de la base imposable et celles qui sont soumises à l'impôt. Si un non-résident pouvait constituer une réserve-vieillesse aux Pays-Bas et acquérir ainsi un droit à pension, cette dernière échapperait à l'impôt aux Pays-Bas, vu que, en vertu de la convention fiscale bilatérale conclue entre les Royaumes de Belgique et des Pays-Bas, précitée, un tel revenu est imposé dans l'État de résidence.
24 Tout d'abord, comme l'a relevé l'avocat général au point 54 de ses conclusions, par l'effet des conventions contre les doubles impositions qui, comme celle mentionnée ci-dessus, suivent le modèle de la convention type de l'OCDE, l'État impose toutes les pensions perçues par les résidents sur son territoire, quel que soit l'État où les cotisations ont été payées, mais, à l'inverse, il renonce à soumettre à l'impôt les pensions perçues à l'étranger, même si elles ont pour origine des cotisations versées sur son territoire qu' il a considérées comme déductibles. La cohérence fiscale n'est donc pas établie au niveau d'une même personne, par une corrélation rigoureuse entre la déductibilité des cotisations et l'imposition des pensions, mais elle est reportée à un autre niveau, celui de la réciprocité des règles applicables dans les États contractants.
25 La cohérence fiscale étant assurée sur la base d'une convention bilatérale conclue avec un autre État membre, ce principe ne saurait être invoqué pour justifier le refus d'une déduction telle que celle en cause.
26 En tout état de cause, il y a lieu de rappeler, comme la Commission l'a fait dans ses observations écrites, que les autorités fiscales peuvent toujours recueillir toutes les informations nécessaires conformément à la directive 77-799-CEE du Conseil, du 19 décembre 1977, concernant l'assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs (JO L 336, p. 15).
27 Des considérations qui précèdent, il résulte qu' une règle édictée par un État membre qui permet aux personnes résidant dans cet État de déduire du revenu soumis à l'impôt les bénéfices d'une entreprise qu' elles affectent à la constitution d'une réserve-vieillesse, mais refuse cet avantage aux ressortissants communautaires contribuables qui, quoique demeurant dans un autre État membre, perçoivent dans le premier État la totalité ou la quasi-totalité de leurs revenus, ne peut être justifiée par le fait que les rentes périodiques, retirées postérieurement de la réserve-vieillesse par le contribuable non résident, ne sont pas imposées dans cet État mais dans l'État de résidence avec lequel cet État a conclu une convention fiscale bilatérale contre les doubles impositions, même si la généralisation de l'avantage ne permet pas de garantir, dans le système fiscal en vigueur dans le premier État, une stricte correspondance entre la déductibilité des montants ajoutés à la réserve-vieillesse et le caractère imposable des montants qui en sont retirés. Une telle discrimination est dès lors contraire à l'article 52 du traité.
Sur les dépens
28 Les frais exposés par les gouvernements allemand, italien et néerlandais et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Gerechtshof te 's-Hertogenbosch, par ordonnance du 16 février 1994, dit pour droit:
Une règle édictée par un État membre qui permet aux personnes résidant dans cet État de déduire du revenu soumis à l'impôt les bénéfices d'une entreprise qu' elles affectent à la constitution d'une réserve-vieillesse, mais refuse cet avantage aux ressortissants communautaires contribuables qui, quoique demeurant dans un autre État membre, perçoivent dans le premier État la totalité ou la quasi-totalité de leurs revenus, ne peut être justifiée par le fait que les rentes périodiques, retirées postérieurement de la réserve-vieillesse par le contribuable non résident, ne sont pas imposées dans cet État mais dans l'État de résidence avec lequel cet État a conclu une convention fiscale bilatérale contre les doubles impositions, même si la généralisation de l'avantage ne permet pas de garantir, dans le système fiscal en vigueur dans le premier État, une stricte correspondance entre la déductibilité des montants ajoutés à la réserve-vieillesse et le caractère imposable des montants qui en sont retirés. Une telle discrimination est dès lors contraire à l'article 52 du traité CE.